PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE II
LA CABALE CHRÉTIENNE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS

CHAPITRE IV
LA CABALE EN ITALIE

Pelagius, Giovanni Mercurio da Correggio y Ludovico Lazzarelli
Giovanni Mercurio (v. 1451- ?) est un autre personnage hors du commun, presque un mythe, dont l’existence même était mise en doute il y a encore peu de temps, qui étudie les arts libéraux dans sa jeunesse et se lance à parcourir l’Europe, les îles méditerranéennes et l’Afrique du nord en quête de magie naturelle. Déçu, il arrive à Majorque où il connaît Pelagius, un sage mystérieux originaire de Gènes. Ce dernier avait étudié, dans sa jeunesse, l’astronomie et la magie, avait fait des voyages à Paris et dans toute l’Afrique du nord, opérant sur son passage toute sorte de prodiges et de miracles. Finalement, il atterrit à Majorque, où il adopte une vie d’ermite qui durera cinquante ans, ce qui ne laisse pas de nous rappeler un autre des personnages que nous avons étudiés, Raymond Lulle. C’est seulement sur la fin de son existence qu’il accepta pour disciple le jeune Giovanni Mercurio, à qui il léguera sa bibliothèque et dédicacera plusieurs de ses œuvres, dont Secret191 dit:

Il compose 20 livres sur toutes les espèces de magie, naturelle, divine, angélique, d’illusionnisme, superstitieuse et diabolique. Puis 7 livres sur la nature, les lieux, les différences, les offices, les grades, les opérations, les propriétés, les noms et les caractères de tous les démons.

Dans son traité principal, Peri Anacriseôn ou Anacrisis, qui se compose de trois parties, il expose la doctrine pythagoricienne conjuguée avec le christianisme; dans la première section, il nous parle des qualifications et des épreuves que doivent passer les initiés; dans la seconde, du pouvoir de la prière et des correspondances entre prière pythagoricienne et prière chrétienne, donnant une grande importance à la loi du silence dans la lignée de la confrérie du sage de Samos ; dans la troisième partie, il se réfère aux rites et pratiques de haute théurgie. Ce livre aura une grande répercussion dans les milieux de la Renaissance que nous évoquons, et Trithème aussi bien qu’Agrippa et d’autres mages de l’époque s’y référeront. Parmi ses œuvres, se démarque aussi celle qu’il dédiera à son unique disciple, une Table de la vérité grâce à laquelle l’on peut atteindre la vérité la plus vraie en toutes les questions douteuses.

Mais revenons à Giovanni da Correggio qui fera plus tard une étrange entrée à Rome. En effet, on lui connaît une apparition spectaculaire le dimanche des Rameaux de 1484, car l’épisode a été décrit en détail dans l’anonyme Épître d’Hénoch (1484-1485), attribuée à Lazzarelli.192 Wouter J. Hanegraaf193 nous en dit:

Correggio, monté sur un cheval noir, chevaucha jusqu’au Vatican, pour abandonner ensuite la ville et revenir monté sur un âne et vêtu d’une tunique de lin tachée de sang, et portant sur la tête une couronne d’épines. Correggio se présentait aux gens comme le serviteur et le fils élu par Jésus de Nazareth, et se référait à lui-même comme Pimander. Cela, ainsi que son nom ajouté, Mercurio, montrent son identification avec le Christ hermétique. Lazzarelli paraît avoir vu en Giovanni da Correggio son maître spirituel, qui avait réalisé sa «régénération spirituelle». C’est dans ce contexte que doit être compris le Crater Hermetis.

En 1501, il entre dans la ville de Lyon avec toute sa famille et son cortège, enchaîné et portant une couronne d’épines, affirmant qu’il était en possession de toute la science des anciens Grecs, Hébreux et Latins, ce qui fut mis à l’épreuve par quelques docteurs nommés par le roi Louis XIII, qui ne se remettaient pas de leur stupéfaction en constatant les connaissances du sage, comme le mentionne l’abbé Trithème.194 Finalement, Gallus,195 lassé du monde, finit par vendre toutes ses possessions et disparaît dans un halo de mystère. L’on dit qu’il s’est retiré à Majorque, l’île de son maître…

Nous voudrions présenter maintenant un témoignage quant à l’existence réelle de Giovanni Mercurio da Correggio. Son auteur est David B. Ruderman, qui a publié à ce sujet un article intitulé L’apparition de Jean Giovanni Mercurio da Correggio vue par les yeux d’un juif italien,196 extrêmement intéressant dès le titre, et qui présente une critique importante (que nous devons ignorer pour des raisons d’espace) dont nous reproduirons plusieurs curieux extraits à propos de ce mystérieux personnage dont il dit:

La preuve littéraire qui décrit la révélation de l’étrange prophète chrétien Giovanni Mercurio da Correggio dans les communautés d’Italie et de France à la fin du xve siècle et au début du xvie a été traitée avec un intérêt considérable par nombre d’érudits. W. B. McDaniel a été le premier à publier la preuve existante sur cette figure inhabituelle, en même temps que le texte d’un opuscule qui lui est attribué et sa traduction en anglais. Ces sources dépeignent un poète divinement inspiré, avec son épouse, cinq enfants et ses disciples, traçant leur chemin comme pèlerins à travers l’Italie et la France. Mercurio considère comme sa mission la réprobation de tous les péchés de l’Église Catholique et des chrétiens. Il se reconnaît du don magique de l’Être Supérieur pour préparer un antidote contre l’horrible plaie.

Et un peu plus loin:

Non seulement il se gagne la loyauté des masses sans éducation qui s’émerveillent de ses magnifiques compétences, mais il s’entoure d’un cortège choisi d’érudits notables qui sont également impressionnés par ses talents et inconditionnellement convaincus de l’authenticité de sa prophétie. Parmi ces derniers, l’on trouve Carlo Sosenna, un professeur titulaire d’une chaire à l’Université de Ferrare et auteur d’un commentaire scholastique sur l’un des sonnets de Mercurio; Ludovico Lazzarelli, un avide hermétiste qui décrit l’apparition de Mercurio en 1484 à Rome; et Trithème, un autre hermétiste et mystique qui relate l’apparition de Mercurio à Lyon à la fin du xve siècle.

Puis il fait référence à quelques-uns des érudits les plus importants de la Renaissance italienne :

Paul Oskar Kristeller publia par la suite une étude sur Lazzarelli ainsi que de nouvelles preuves au sujet de Mercurio, plus spécifiquement un sonnet écrit par le prophète avec le commentaire de Sosenna. En appendice de son deuxième article, il publia des sources additionnelles au sujet de l’existence réelle de Mercurio. Les références comprenaient des preuves du fait que Mercurio s’était rendu à Florence, à Cesena et à Lucca ainsi qu’à Rome. Sur la base de ces nouvelles sources, Kristeller affirme qu’il n’y a aucun doute quant à la véracité historique de Mercurio da Correggio. Dans un article postérieur, il fournit davantage de références sur Mercurio, y compris des œuvres additionnelles du prophète lui-même.

Cette source se trouve dans une polémique contre la Chrétienté, intitulée Magen Abraham, écrite par Abraham Farissol (1452-1528 ?), docteur de la loi, troubadour, éducateur et auteur juif italien. Farissol avait beaucoup voyagé en Italie pendant la seconde moitié du xve siècle et au début du xvie, établissant sa résidence permanente dans la ville de Ferrare. Il écrivit son œuvre polémique en hébreu, laquelle est apparemment le résultat d’un débat, ou d’une série de débats, à la cour ducale de Ferrare, entre Farissol et deux sages théologiens chrétiens, entre 1487 et 1490. À la conclusion de ces débats, Farissol a probablement révisé et ajouté du nouveau matériel à son manuscrit original, tardivement, jusqu’à la seconde décennie du xvie siècle.

Dans le passage de Farissol, l’on peut lire, en partie: «J’ai vu moi-même, de mon temps et dans ma propre ville, un homme qui était à cette époque une grande célébrité, qui allait, exhortait et prêchait dans bien des régions de gens simples, et s’exaltait lui-même… de sa sagesse… au point de presque imaginer que ses déclarations étaient inspirées par le Saint Esprit, prophétisant et interprétant la Torah. Il se nommait lui-même Fils de Dieu, Mercurius Trismegistus, Hénoch et Methuselah… Les érudits cependant, lui répondaient avec rigueur, comme par exemple à Rome, où il fut jeté en prison en ma présence, et aussi à Bologne. Mais grâce au pouvoir de sa rhétorique, car il était vraiment éloquent, il s’échappa et prit la fuite avec ses amis, dévots de sa philosophie et sa doctrine. Et ainsi sortit-il de prison, lui et son cortège avec lui, voyageant et exhortant dans plusieurs terres, vêtu de haillons et attaché avec des liens, jusqu’à aujourd’hui, pendant ma propre vie…»

Puis, revenant à la critique contemporaine :

Le professeur Kristeller (dans «Ludovico Lazzarelli e Giovanni da Correggio…») a déjà suggéré que Mercurio serait lié à la famille féodale du nord de l’Italie da Correggio qui produisit Niccolo da Correggio (1450-1508), poète, dramaturge et diplomate qui était en contact proche avec la cour ducale de Ferrare. Pompeo Litta, dans son arbre généalogique de la famille Correggio (Famiglie Celebri Italiane, II [Milan, 1825]), mentionne deux membres moins connus de la famille portant le prénom de Giovanni, tous deux vivant à la fin du xve siècle. Outre Niccolo, d’autres membres de cette famille distinguée étaient également en contact proche avec la cour d’Este, y compris Manfredo et Antonio da Correggio.

«Conjointement avec d’autres intellectuels comme Lazzarelli, Trithème et Sosenna déjà mentionnés, Garin dit que, avant l’emprisonnement de Mercurio par l’inquisiteur de Florence, il avait été également invité à rejoindre Pico della Mirandola et Flavius Mithridates, le maître de Pico, au printemps 1486».

Et à titre de conclusion:

«Ce qu’il y a de plus surprenant dans la description de Farissol sur Mercurio et ses enseignements, c’est que lui, en tant que juif, ait été si familiarisé avec un milieu intellectuel et spirituel aussi étranger à sa propre tradition religieuse. Car non seulement il a observé Mercurio à plusieurs occasions, mais il a aussi admis ouvertement être familiarisé avec ses écrits. Ce qu’il voulait probablement dire, c’est qu’il était au courant des écrits des disciples de Mercurio, en particulier Lazzarelli. Le fait qu’il était familiarisé au moins avec l’Épître Hénoch est suggéré par sa confusion qui assume qu’Hénoch et Mercurio étaient la même personne au lieu d’identifier correctement Hénoch (Lazzarelli) comme le disciple de son maître spirituel, Mercurio».

Car nous voici maintenant en compagnie de Lodovico Lazzarelli (1450-1500), disciple de Giovanni Mercurio, dont il narre cette étrange entrée dans Rome pour annoncer la fin du monde dans son livre Épître d’Hénoch. Son autre œuvre principale est Le Bassin d’Hermès (Crater Hermetis), dédiée à Ferdinand I, roi de Naples, texte hermétique-alchimique avec des réminiscences de la Cabale où il parle également de l’homme nouveau, régénéré par les lettres et les mots.

Le contenu de Crater Hermetis ne diffère pas beaucoup, apparemment, d’autres écrits ésotériques de l’époque et dont nous avons déjà parlé, sauf pour le titre, directement évocateur de la culture gréco-égyptienne, et donc païen, et de l’activité alchimique où l’Athanor est le récipient où les matières sont chauffées et sublimées, comme dans l’âme les différentes passions, du dense au subtil. Mais le fait que les commentateurs ne l’aient pas toujours associé à la magie n’est pas dû à ce qu’il a en commun avec d’autres textes de l’époque (néoplatoniciens-néo-pythagoriciens-gnostiques-chrétiens, alchimiques et philosophiques), qu’ils mentionnent Hermès ou non, mais à l’insistance particulière sur un point de l’Asclepius, déjà abordé par saint Augustin, à propos des «statues vivantes». Ce sujet qui a toujours interpellé dans les écrits hermétiques, attire aussi l’attention de Lazzarelli, qui voit dans ces «statues vivantes» les disciples d’un nouvel ordre fondé sur la sagesse et l’équité. Car ce qui pourrait être un processus d’initiation individuelle, où l’homme reviendrait à la vie par le biais d’une désolidification de sa forme et parvienne ainsi, au moyen de la magie qu’il s’impose et qui lui est d’ailleurs enseignée pour cela, à être un apôtre de l’authentique sagesse dans un monde régénéré, c’est-à-dire la véritable théurgie que procure la Connaissance, mais projetée ici de manière sociale, vers son milieu.

D. P. Walker le compare à Ficin:197

Entre Lodovico Lazarelli et Ficin, le seul lien certain est constitué par les Hermetica. Lazarelli, dans la dédicace d’un manuscrit qui contient la traduction du Pymandre par Ficin, l’Asclepius et sa propre traduction des Definitiones Asclepii, mentionne et approuve avec force l’élogieux prologue de Ficin au Pymandre. Le dialogue de Lazarelli, le Crater Hermetis, atteint son point culminant avec un mystère, révélé par un hymne, qui se base sur les dieux fabriqués par l’homme dans l’Asclepius, c’est-à-dire sur le dialogue qui était l’une des principales sources de la magie dans le De Vita coelitus comparanda. Il est donc certain que Lazarelli connaissait et approuvait le Pymandre de Ficin, et pour le moins probable qu’il connaissait le contenu du De Triplici Vita. Même si cette dernière affirmation était erronée, et même si le Crater Hermetis de Lazarelli ne devait rien au De Vita coelitus comparanda, cela fournit cependant un intéressant matériel comparatif: car nous avons là deux œuvres presque contemporaines qui proposent toutes deux des pratiques magiques et théurgiques largement basées sur la même source hermétique.

Mais il y a plus; dans la même étude de Walker, l’on trouve une chose qui justifie l’incorporation de Lazzarelli à ce livre sur la Cabale de la Renaissance:

De la Cabale, Lazarelli cite une allégorie qu’il dit se trouver dans le Sefer Yetsirah; celle-ci, une fois interprétée, affirme qu’un nouvel homme peut être animé «par la mystique disposition de lettres au travers de ses membres; car la génération divine est réalisée par l’émission mystique de mots dont les éléments sont faits de lettres». C’est toujours l’analogie avec la création divine par le biais du Verbe, mais dans la version cabalistique suivant laquelle Dieu ha créé l’univers au moyen des vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu. Cela confirme ce qui apparaissait déjà dans le préambule à l’hymne, c’est-à-dire que Lazarelli s’appuie sur cela pour une théorie magique du langage, qu’il croit que les mots possèdent un lien réel, non conventionnel, avec les choses et peuvent exercer un pouvoir sur elles.

Et non seulement cela, mais ce texte est parsemé de références à Moïse, à l’Ancien Testament (et au Nouveau), et particulièrement à l’Arbre de Vie et à l’Arbre de la Science du Bien et du Mal.

Voici la fiche du Crater Hermetis (extrait de la Bibliothèque de J. R. Ritman d’Amsterdam),198 qui va dans ce sens:

Crater Hermetis. L’œuvre qui fit de Lazzarelli un célèbre hermétiste. Le texte s’adresse à Ferrante, Roi de Naples et Pontano, le principal érudit humaniste à Naples.

Hermes Trismegistus. Pimander. Asclepius.
Ludovico Lazzarelli. Crater Hermetis.
Paris, Henri l’Estienne, 1505.

Première édition de la traduction de Ficin du Corpus Hermeticum où l’Asclepius est présenté comme un complément. Les commentaires de Lefèvre d’Étaples ont été ajoutés aux discours dans cette édition. L’Asclepius et divisé en quinze chapitres, également pourvus de notes explicatives.

Lefèvre réfute catégoriquement le célèbre passage magique de l’Asclepius ; c’est une ‘erreur’. En marge du Chapitre XIII, il écrit en lettres majuscules : ‘lapsus Hermetis’. Dans l’explication il se réfère au De civitate Dei VIII de saint Augustin.

En ajout à cette édition, un hymne de Ludovico Lazzarelli (1450-1500), le traducteur des Definitiones Asclepii (Ch. XVI-XVIII), qui porte le nom de Crater Hermetis, un texte modelé suivant le Ch. IV, où le passage magique de l’Asclepius est interprété au sens chrétien. Lazzarelli explique l’animation de statues comme un acte de création par le biais de la Parole – en référence à la Cabale – et compare l’animation de statues par les daemons à l’inspiration du Christ chez les disciples : une renaissance que le maître cause chez l’adepte, qui, en résultat, atteint la connaissance de soi et la connaissance de Dieu.

En effet, Walker, dans le texte que nous sommes en train de commenter, ajoute que:

Je ne suis pas sûr que, comme je l’ai suggéré, la magie de Lazzarelli ait surgi, jusqu’à un certain point, de la théorie musique-esprit de Ficin, et de la magie du De Vita coelitus comparanda; cela paraît probable, mais il n’en existe aucune preuve définitive. En tout cas, ces deux magies présentent des points communs et des différences intéressantes. Toutes deux sont des interprétations d’un même texte hermétique à propos de l’insertion de démons dans les idoles, interprétations qui, pensent leurs auteurs, seraient en accord avec leurs croyances chrétiennes; tous deux font une ample utilisation des «effets» de la musique, d’hymnes non liturgiques. Et la magie de Lazzarelli, comme celle de Ficin, est, je crois, profondément liée à la messe –l’exemple évident est celui de la «fabrication de la nature divine» par l’homme. Les différences essentielles entre elles sont : tout d’abord, la magie de Lazzarelli n’est pas astrologique; mais je n’en jurerais pas, car, lorsque la création de Dieu est employée comme analogie avec le mystère, c’est la création des corps célestes et de leurs âmes qui est mentionnée. En deuxième lieu, la magie de Ficin n’implique pas d’espérances eschatologiques de conversion universelle et millénaristes comme chez Lazzarelli. En troisième lieu, enfin, la magie de Lazzarelli est beaucoup plus dangereuse. Elle se déclare ouvertement comme étant d’une grande importance religieuse et clairement en compétition avec les pratiques théurgiques orthodoxes; tandis que la magie de Ficin pouvait au moins être présentée et défendue comme une espèce de psychothérapie astrologique.199

Ces derniers termes ne sont pas très heureux, car ils rabaissent le niveau de la théurgie de Ficin qui recherche, rien de moins, l’Union avec les ancêtres mythiques, le retour aux Origines, qui n’ont cessé de vivre à tous les aspects, car constituant ce cadre de l’Éternel Présent qui s’échappe toujours, ainsi que l’espace du discours dual, qui tente de l’inscrire dans ses limites. Incarner le Verbe, la façon dont il se génère et agit, n’est pas la même chose que d’effectuer une classification étymologique ou historique d’une telle manifestation du sacré en la confondant avec des ombres religieuses et morales qui relèvent de la peur de perdre ce qui a été dérobé à d’autres auteurs alors que l’on se targue d’appartenir au camp officiel de la philosophie et de la linguistique pour pouvoir se considérer comme un quasi «scientifique». Ceci est pourtant le profil de l’universitaire actuel, un salarié, un ringard vulgaire capable d’étouffer n’importe quelle vocation pour la Connaissance.

Lazzarelli, Prima Causa. De imaginibus Deorum.
Représentation du tetramorphe dans les quatre
coins qui encadrent les cercles concentriques
des mondes. Dessin attribué à Lazzarelli
qui figure dans son œuvre De imaginibus
Deorum
: Prima Causa, Bibliothèque
Vaticane, Urb. Lat. 717.


À propos du Crater Hermetis200 (1492), l’œuvre est un dialogue entre le Roi de Naples, Ferdinand d’Aragon, et Lazzarelli lui-même; le livre tout entier est un commentaire profond sur la création du monde et de l’homme, et décrit par conséquent les stades, les dangers et les avatars de toute création, que ce soit celle du monde, de l’homme, ou celle du Golem.

Au début du dialogue, Lazzarelli se déclare tout d’abord chrétien, bien qu’étudiant les enseignements d’Hermès. L’on a parlé auparavant de l’héritage égyptien que les Grecs avaient assimilé (Pythagore, Platon, etc.), puis de Moïse et du Pentateuque, également tributaires de l’Égypte. C’est-à-dire que Juifs et païens avaient dans l’Égypte un ancêtre commun.

Son argumentation devant le roi débute en mentionnant Denys l’Aréopagite et son livre sur les Noms de Dieu. Tout s’achève par un poème ou une prière, un chant de louanges à la grandeur de Dieu et une acceptation de ses verdicts.

Signalons aussi que dès la première page apparaît la doctrine d’Hermès, qui atteste la cosmogonie judéo-chrétienne de la Genèse et donc son rapport avec Moïse, l’auteur du livre.

Suit une citation de Philon d’Alexandrie (contemporain et ami des apôtres) au sujet de l’agriculture. Puis il passe à Platon et au Timée, et arrive à quatre références à l’Ancien Testament et à l’extraordinaire Arbre de Vie opposé à l’Arbre du Bien et du Mal.

Les citations sont issues pour la plupart de l’Ancien Testament, Salomon, les Proverbes, et la Sagesse, mais une mention à la lettre de saint Paul aux Corinthiens figure aussi; Hésiode, l’Égypte, Pythagore…, sont également intercalés dans le discours.

Puis il compare les géants au mal, et, à tort, les nains aux petits de l’Évangile, ceux que le Sauveur aime: «laissez les petits venir à moi». Ni les pygmées, ni les nains qu’il mentionne, n’ont à voir avec l’Évangile, et les nains n’ont pas la même méchanceté que les géants, en pire, puisque plus concentrée. Hors d’ici, nain envieux!

Ensuite, il s’agit des «compagnons des ténèbres qui nous habitent au long de notre misérable vie» et du baptême qui nous libère des «immondes et infectes odeurs du péché originel», ce que la circoncision ne fait pas; il y a là une intention apologétique, bien qu’il passe aussitôt à Hermès et sa doctrine. Nous poursuivons notre lecture d’un livre qui ne laisse pas d’être très intéressant bien que nous en connaissions de similaires, aux contenus analogues.

Suit un poème de presque trois pages où l’auteur se plaint du genre humain, de ses fausses routes, de ses vains travaux, d’oublier Dieu, l’honneur et la Sagesse. D’être hypocrites et fallacieux et de toute sorte d’abus et d’illusions.

Il nous parle aussi de la fable de Glaucus qui obtint la métamorphose et la transmutation grâce à l’ingestion d’une herbe de nature divine par laquelle les dieux viennent en aide aux humains dans leur entreprise de conversion en hommes véritables.

Et ainsi se poursuit le texte, comme l’un de ces livres hermétiques que nous avons commentés dans cette étude, et l’on ne remarque pas, à première vue, pourquoi ce livre en particulier a provoqué tant de réactions enflammées et différentes, bien que toutes contribuent à former une espèce de mythe de Lazzarelli le théurge, ou le mage prototypique dont les vertus passent à son œuvre.

Un peu plus tard, nous rencontrons Rabbi Moïse Adara qui, avec d’autres sages juifs, approuve les théories théosophiques que Lazzarelli développe pour le Roi, où l’Aréopagite et, en particulier, Hermès et sa fonction, soutiennent l’ensemble du livre et la spéculation. Plus loin, il mentionne le Sefer Yetsirah et le père Abraham comme en étant l’auteur,201 et aussi les talmoudistes et le Rabbi Amonia, et l’autorité d’Henoch et le Rabbi Siméon, même si Jésus est le véritable Messie, et les secrets des Hébreux, qu’ils appellent Cabalan, qui commencent à être connus de certains; mais il faut différencier les secrets communiqués à Isaac des immondices de l’art de la magie. Puis il affirme que le Livre des Formations, en accord avec l’Asclepius, ou Livre de la Volonté de Dieu et le Livre d’Hénoch, assurent que l’union du roi supérieur et du roi inférieur est l’objet de l’Enseignement, et que le Sefer Yetsirah «montre la manière de former des hommes nouveaux de cette sorte», comme les disciples et les apôtres de la vérité, qui engendreront à leur tour des êtres analogues, tout comme l’homme est fait à l’image de Dieu.

De fait, l’on pourrait dire que tout l’opuscule est un chant à la création, et le discours est si subtil et, par nature, si abstrait, que, en vérité, il pourrait être pris comme l’ossature ou la structure de n’importe quelle génération –où le bien et le mal sont en jeu en tant que dualités cosmiques. Cela semble avoir été le cas de ce livre (qui parle comme en paraboles), qui est devenu pratiquement un emblème de la magie à la Renaissance, non seulement en ce qui concerne les statues vivantes, disciples, apôtres et «golems» de la vérité se propageant avec la chrétienté dans le monde entier pour donner le jour à une nouvelle ère et création (si on le voit ainsi), mais aussi comme inspirateur des mystères du «Tarot de Mantegna», qui sont aujourd’hui si à la mode que plusieurs pages d’internet traitent aussi bien de l’auteur que des dessins qu’il a fait pour ses cartes.

En effet, Lazzarelli est considéré comme le créateur des dessins de ces cartes de Tarot, très belles et délicates.

El Misero - Tarot de Mantegna     Saturno - Tarot de Mantegna

El Sol - Tarot de Mantegna     Mercurio en el Tarot de Mantegna
Quatre cartes du Tarot dit de Mantegna:
El Misero, Saturne, Soleil et Mercure

Comme on le sait, les Tarocchi italiens et les Tarots français sont à l’origine des jeux de cartes et donc des jeux de société. Ayant rencontré dès le début un grand succès, ils se répandirent immédiatement. Les Tarots ont également dès le départ un prestige magique, divinatoire, et une structure numérique connue; c’était aussi des traités sur l’Art de la Mémoire,

Comme on le sait, les Tarocchi italiens et les Tarots français sont à l’origine des jeux de cartes et donc des jeux de société. Ayant rencontré dès le début un grand succès, ils se répandirent immédiatement. Les Tarots ont également dès le départ un prestige magique, divinatoire, et une structure numérique connue; c’était aussi des traités sur l’Art de la Mémoire,202 et de magnifiques œuvres plastiques et picturales, des images magiques, comme celles de ce Tarot de Mantegna, dont les gravures lui sont attribuées et qu’il prétendait avoir acheté à un antiquaire de Venise.

Le jeu compte 50 cartes, divisées en 5 paquets de 10, une structure numérique différente des autres Tarocchi italiens, y compris celui de Durero, auquel on l’associe pour ses dessins.203 Ceux-ci ont été attribués à différents auteurs, dont, à tort, Andrea Mantegna de l’école de Padoue, Baccio Baldini, Parrasio Michele de Ferrare, entre autres. Toutes les cartes portent un nom à la part inférieure: Arithmétique, Astrologie, Le Soleil, Le Mendiant (Le Fou), etc., leur numération en chiffres romains au centre, et en chiffres arabes au coin inférieur droit; dans le coin supérieur gauche, une lettre de l’alphabet latin, A, B, C, D, E, placée de manière rétrograde par rapport à la numérotation, qui va du plus haut au plus bas, et donc de la condition humaine à la Prima Causa.

Si nous considérons l’importance donnée à ces images, comme transmetteurs magiques et psychiques, à la Renaissance, et que dans ses œuvres nommées plus haut De fasti Christianae religionis et De gentilium deorum imaginibus, le discours s’appuie sur des gravures, il n’est pas hasardeux d’en déduire que Lazzarelli pourrait également avoir peint –et même conçu– un Tarot, véhicule associé depuis toujours à la Théurgie, bien que de nos jours il soit tombé entre les mains d’ignorants et charlatans. D’autre part, les analogies formelles entre les conceptions se remarquent au premier coup d’œil. Le texte de De gentilium deorum imaginibus, comporte 27 illustrations enluminées dont 23 présentent des analogies diverses avec le Tarot de Mantegna.

Nous indiquons en bas de page l’adresse du site internet204 qui traite de Lazzarelli –et de son entourage– et du rapport avec le Tarot de Mantegna, où, en plus des textes, l’on peut admirer les très belles images qui les accompagnent et dont nous reproduisons quelques-unes dans ce livre.

Et après ces trois personnages si spectaculaires, totalement imprégnés de sens magique et théurgique (une véritable saga), nous allons maintenant en évoquer deux autres, qui ont incarné des fonctions tout aussi nécessaires dans la diffusion d’un enseignement, celui de la Cabale, qui pénétrait ça et là par l’intermédiaire de personnes des plus diverses, produisant différentes manifestations et expressions symboliques.



Continuera:
IV. LA CABALE EN ITALIE
Agostino Giustiniani et Petrus Galatino


NOTES
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