CHAPITRE VII
AU SUJET DE RENÉ GUÉNON
 

ÉTUDES TRADITIONNELLES. Numéro spécial consacré à René Guénon, 1951. 11, Quai St-Michel. 75005 Paris.

Sommaire: Paul Chacornac, Jean Reyor: Présentation. A. K. Coomaraswamy: Sagesse orientale et savoir occidental. Léopold Ziegler: René Guénon et le dépassement du monde moderne. M. Vâlsan: La fonction de René Guénon et le sort de l'Occident. Frithjof Schuon: L'œuvre. Luc Benoist: Perspectives générales. André Préau: René Guénon et l'idée métaphysique. Jean Thamar: Comment situer René Guénon. J. C.: Quelques remarques sur l'œuvre de René Guénon. Marco Pallis: René Guénon et le Bouddhisme. Paul Chacornac: La vie simple de René Guénon. Gonzague Truc: Souvenirs et perspectives sur René Guénon. F. Vreede: In memoriam René Guénon. Mario Meunier: René Guénon précurseur. Jean Reyor: La dernière veille de la nuit.

   Nous voulons souligner que la revue Études Traditionnelles –qui s'est appelée Le Voile d'Isis jusqu'en 1937– a été pendant plus de trente ans la tribune de Guénon et de ceux qui rejoignaient sa pensée, bien qu'il ne l'ait jamais dirigée directement. C'est pour quoi nous devons reconnaître à Études Traditionnelles sa valeur et son importance en tant que moyen de diffusion de la pensée de Guénon durant cette longue période. Ce numéro de 160 pages a été le premier hommage rendu à Guénon, car il fut publié six mois après sa mort, ce qui nous permet de croire que certaines idées s'y sont définies, créant ainsi de l'homme et de son œuvre une “image” qui a en quelque sorte conditionné pendant un certain temps ce que l'on nomme le mouvement “guénonien”. Nous nous référons notamment à toutes ces idées concernant le Catholicisme, le Christianisme, la Franc-Maçonnerie, et plus particulièrement l'Islam. Pour certains des intervenants (par exemple Schuon, Pallis, Reyor, Chacornac), il semblerait plutôt que cet hommage posthume leur ait donné une inestimable opportunité de “parler pour eux”, et de s'ériger en quelque sorte en références quasi obligatoires pour comprendre l'œuvre du grand métaphysicien. Cela s'est avéré, un cas récent en est la preuve, être une illusion pure et simple. Suivent nos commentaires sur certains articles.

L'œuvre. F. Schuon.
   Schuon expédie l'œuvre de Guénon en six pages, établissant une suite de divisions et subdivisions plus ou moins réussies, magister dixit. Comme dans presque tout ce qu'il écrit, il donne l'impression de se référer indirectement à lui-même et non au thème traité. Cela devient flagrant lorsqu'il qualifie Guénon de “théoricien”, marquant ainsi une division inexistante entre théorie et pratique en matière de Connaissance. En effet, la Connaissance est transformatrice, et pas seulement formellement car cette transmutation est, de fait, identique à l'initiation. En taxant de “théorique” l'œuvre de Guénon, il tente de la diminuer, surtout si l'on tient compte qu'il proposait à cette époque, en Suisse, un enseignement non seulement “théorique” mais aussi “pratique”, ce qui en faisait un véritable “maître”, c'est-à-dire qu'il offrait, outre la doctrine, une “méthode” pour la “vie spirituelle”, comme il la nommait lui-même. Nous avons lu le rapport Koslow et ce qu'a écrit Dominique Devie avant d'écrire cette note, en plus de l'assurance personnelle et directe que nous pouvons donner des “techniques” concernant ses “disciples” et de l'image que ces derniers donnaient de leur “maître”. Tout ceci est sans aucun doute en rapport avec l'identification erronée qui remplace la sagesse par la “sainteté”. Dans tous les cas, le Seigneur, le Grand Architecte, a le dernier mot. Si une individualité oublie les dieux, en retour les dieux oublient cette individualité ; et elle se retrouve ainsi exposée au rejet, aux railleries et au mépris, pour le moins.

Perspectives Générales. Luc Benoist.
   Luc Benoist, auteur entre autres des livres Art du Monde et La Cuisine des Anges, signale dans son article que toute l'œuvre de Guénon part du point de vue central et synthétique, c'est-à-dire métaphysique, « celui qui comprend tout sans rien supprimer, qui permet l'économie de la mémoire et de l'effort, qui aide l'invention et la découverte, qui facilite la liaison entre les disciplines les plus étrangères, le point de vue des principes qui unissent les idées et les hommes ».. Et plus loin : « A cette idée de centre est intimement lié l'idée de germe [donc du plus petit]... celui qui contient déjà dans sa mystérieuse complexité tous ses développements ultérieurs. L'idée de germe emporte avec elle l'idée de liaison avec son origine, donc celle de tradition ». Cela fait que la possibilité d'accéder à la Tradition, au centre, soit plus proche que ce que nous pensons en réalité, car elle est contemporaine de la vie et de l'homme lui-même ou, ce qui revient au même, du temps et de l'histoire, bien que la Connaissance que soutient et révèle la Tradition, essentiellement verticale, échappe aux conditionnements propres à la vie, à l'homme (individuel ), au temps et à l'histoire, qui ne sont que ses reflets horizontaux et qu'elle englobe néanmoins, car l'Infini ne nie pas le fini. Mais la métaphysique n'est pas un point de vue parmi d'autres, sinon ce qui, bien que se rapportant au véritablement inexprimable et mystérieux, est cependant ce qui donne réalité à toutes choses, quelles qu'elles soient, ce qui permet en effet l'éclosion de ce germe dans l'être et le complet développement de toutes ses possibilités. S'il n'en avait pas été ainsi, Guénon n'aurait jamais écrit son œuvre, et la Tradition n'aurait aucun sens, car ce qu'elle transmet est précisément l'Idée (l'Être) de l'Inconditionné et, à partir de là, grâce aux supports symboliques véhiculés par cette Idée, le “chaos” de ces possibilités commencera à s'ordonner, premier pas nécessaire pour accéder à l'état réellement Inconditionné et à l'Identité Suprême, ce qui, comme le dit Guénon dans La Métaphysique Orientale, « bien loin d'être une sorte d'anéantissement comme le croient quelques Occidentaux, cet état final est au contraire l'absolue plénitude, la réalité suprême vis-à-vis de laquelle tout le reste n'est qu'illusion. »

    Nous pensons que toute l'œuvre de Guénon est intimement mêlée à cette idée, bien qu'en quelques occasions, par ailleurs nécessaires à des fins d'éclaircissement, il ait fallu qu'elle traite de thèmes appartenant davantage au domaine de l'éventuel et du relatif, comme dans le cas de ses travaux dénonçant les déviations et les erreurs du monde moderne, de l'occultisme, de la théosophie et du spiritisme, dans lesquels il a cependant toujours introduit des connaissances de la doctrine, car dans le cas contraire ils n'auraient pas dépassé la simple critique, plaçant donc ces déviations à la place exacte qui leur correspond au sein de l'ensemble de l'ordre total et universel.

    Benoist divise l'œuvre de Guénon en quatre parties principales. Dans la première, il place précisément La Théosophie, histoire d'une pseudo-religion et L'Erreur Spirite, ainsi que ses divers articles sur le néospiritualisme moderne. En rapport avec ce que nous avons noté précédemment, Benoist signale que « en dehors de leurs valeurs négatives, ces ouvrages contiennent en contre-partie des enseignements très positifs. L'Erreur Spirite surtout possède des chapitres et des pages sur les états posthumes, les différences existant entre réincarnation, transmigration et métempsychose, des définitions capitales, qu'il serait impossible de trouver ailleurs. ». Dans ses livres “critiques”, Benoist place également Principes du Calcul Infinitésimal, « puisqu'en somme, le point de vue y reste le même. L'erreur spirite et le pseudo-infini mathématique dérivent l'une et l'autre de la même incapacité de conception à l'égard du véritable infini et de la possibilité universelle. »

    La deuxième partie comprend les œuvres dans lesquelles il expose « les raisons du désordre actuel et les conditions purement spirituelles d'un redressement. » Il s'agit de Orient et Occident, La Crise du Monde moderne, Autorité spirituelle et pouvoir temporel,, et enfin Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps. De toutes ces œuvres, Benoist se centre spécialement sur la dernière, car elle ferme en quelque sorte les travaux consacrés au « domaine des applications historiques. » En effet, Le Règne de la Quantité est un livre extrêmement important et indispensable à la compréhension de la symbolique de l'histoire (c'est-à-dire l'histoire sacrée) et des cycles cosmiques, considérés comme l'expression des principes d'ordre universel, les premiers desquels, en ce qui concerne l'origine même de la manifestation cosmique, sont Purusha et Prakriti, que Guénon assimile à l'Essence et la Substance primordiales, les deux pôles, spirituel et réflexif, entre lesquels se situe l'ensemble de tous les degrés d'Existence universelle. Dans l'ordre humain et de notre monde, ces deux principes s'appliquent respectivement à la qualité et à la quantité. À l'origine de l'actuel cycle humain (le Manvântara), c'est-à-dire au “Paradis Terrestre”, l'essence et la qualité régnaient partout, car tout était sous l'influence directe du pôle spirituel, et c'est le développement cyclique et historique à partir de cette origine qui s'en est lentement éloigné, ce qui est pris comme une progressive “solidification” ou une “chute” graduelle en direction du pôle substantiel et quantitatif qui est placé à l'extrême opposé de toute spiritualité, et c'est précisément là que nous nous trouvons actuellement. Benoist nous dit cependant que, pour Guénon « la solidification du monde se présente, nous dit René Guénon, sous un double sens : considérée en elle-même, dans un fragment de cycle, elle a évidemment une signification 'défavorable' et même 'sinistre', opposée à la spiritualité. Mails d'un autre côté elle n'en est pas moins nécessaire pour préparer les résultats du cycle sous la forme de la 'Jérusalem céleste', [résultats qui représentent la “cristallisation” positive et transmutée du meilleur du cycle] où ces résultats deviendront les germes du cycle futur. Seulement pour que cette fixation devienne une restauration de 'l'état primordial', il faut l'intervention d'un principe transcendant [qui s'appelle le Kalki Avatâra dans la tradition hindoue et “le second avènement du Christ ou du Messie” dans le judéo-christianisme] Cette intervention produit le retournement final et amène la réapparition du 'Paradis terrestre' », réapparition, ajouterons-nous, qui n'appartient déjà plus à notre actuel Manvântara sinon au suivant, dans lequel il y aura, selon l'Apocalypse, « de nouveaux cieux et une nouvelle terre ».

    La troisième division de Benoist contient surtout les nombreux articles que Guénon a consacrés aux traditions occidentales, spécialement celles dérivées de l'ésotérisme chrétien (comme les ordres de chevalerie, le Temple, les légendes sur le Saint Graal, la Fede Santa ou les Fidèles de l'Amour, etc.). L'Ésotérisme de Dante et Le Roi du Monde appartiennent également à cette dernière catégorie, bien que nous soyons d'avis que ce serait plutôt la première de ces œuvres qui se rapporte le plus directement à la tradition occidentale. Naturellement, sont aussi inclus les articles sur le Compagnonnage, et surtout sur la Franc-Maçonnerie, qui formèrent par la suite deux épais volumes : Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage.

    La quatrième et dernière division, toujours selon Benoist, comprend « la partie la plus positive et la plus riche, qui expose avec une clarté inattendue la véritable métaphysique orientale. » Il s'agit de l'Introduction Générale à l'Étude des Doctrines Hindoues (son premier livre publié), L'Homme et son Devenir selon le Vêdânta, Le Symbolisme de la Croix, Les États Multiples de l'Être, et La Grande Triade, cette dernière œuvre se centrant plus précisément sur la métaphysique et la cosmogonie taoïste bien qu'elle fasse de nombreuses références au symbolisme alchimiste, hermétique et maçonnique. Après une brève révision du contenu de tous ces livres, Benoist considère que Les États Multiples de l'Être est le plus original de toute l'œuvre de Guénon, affirmant qu'il « se place davantage au-dessus de toutes les traditions ». Les États multiples « constituent la pièce maîtresse, la clef de voûte de l'œuvre guénonienne, celle dont aucune autre ne. peut donner l'équivalent, et qui au contraire est nécessaire à la parfaite compréhension de tous les autres. Il s'agit de l'élucidation la plus complète qui ait jamais été donnée de la géographie de l'invisible, de l'Infini, du Non-Être et du Possible, de toute la complexité des hiérarchies spirituelles. »

    Enfin, Benoist parle de l'importance du symbolisme dans l'œuvre “guénonienne”, qui « constitue en fait la base même de l'édifice. » Il ne le dit pas, mais l'on pourrait prendre en compte ici les nombreux articles écrits par Guénon sur les symboles universels, presque tous recueillis par la suite dans Symboles Fondamentaux de la Science Sacrée, livre qui est devenu indispensable pour comprendre non seulement Guénon mais aussi la nature et le message de la Tradition.

    Pour notre part, nous voudrions ajouter que, à toutes les divisions établies par Benoist, manquent les études consacrées à l'initiation, qui occupent selon nous une place capitale dans la pensée de Guénon, et sont en outre directement liés à l'idée de réalisation, à laquelle conduit nécessairement l'étude de son œuvre. Rappelons, par exemple, les Aperçus sur l'Initiation, et les articles écrits au cours de plusieurs années qui ont été regroupés sous le titre de Initiation et Réalisation Spirituelle.

La dernière veille de la nuit. J. Reyor.
   Un hommage à la mémoire de Guénon où la chaleur humaine n'est pas absente –au contraire de la note de Schuon–, et certaines considérations importantes, mais où Jean Reyor a-t-il pris que la “nécessité” de l'exotérisme joue un rôle si important dans l'œuvre de Guénon ? Cette observation extraordinaire fondée seulement sur un article de Guénon (voir chapitre IV) en quelque sorte indépendant du reste de son œuvre, a marqué néanmoins une grande partie des écrits et de la vie de Reyor, directeur à ce moment de Études Traditionnelles, et a même révélé une attitude propre à certains “guénoniens” attirés par ce qui est “officiel” et un besoin littéral d'une sécurité fallacieuse, c'est-à-dire par une crainte profonde de la métaphysique et de l'éventualité du non-humain. Un refus de l'inconnu mis en évidence par un attachement égotiste au connu, ce qui nie purement et simplement le symbole, son pouvoir médiateur et de transmutation.


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RENÉ GUENON. Éditions de l'HERNE. Paris 1985. 459 pp. Dirigé par Jean-Pierre Laurant avec la collaboration de Paul Barba-Negra.

SOMMAIRE: Jean-Pierre Laurant: Avant-propos: "Nous ne sommes pas au monde..."; Jean-Pierre Laurant: Repères biographique et bibliographiques; René Guénon: Poèmes de jeunesse; LA CRISE DU MONDE MODERNE: Jean Biès: René Guénon, héraut de la dernière chance; Michel Michel: Sciences et tradition, la place de la pensée traditionnelle au sein de la crise épistémologique des sciences profanes; Victor Nguyen: Guénon, l'ésotérisme et la modernité; Daniel Cologne: Puissance et spiritualité dans le traditionalisme intégral; Jean Robin: Le problème du mal dans l'œuvre de René Guénon; René Guénon: Extraits de lettres à Hillel; DES SOURCES POUR SAVOIR?: Nicolas Séd: Les notes de Palingénius pour "l'Archéomètre"; Jean Reyor: De quelques énigmes dans l'œuvre de René Guénon; Pierre Grison: L'Extrême-Asie dans l'œuvre de René Guénon; L'AXE DOCTRINAL: Giovanni Ponte: Réflexions à la lumière de l'œuvre de Guénon concernant l'unité principielle, l'ésotérisme, l'exotérisme et les risques de la voie initiatique; Alain Dumazet: Métaphysique et réalisation; Alain Gouhier: La réponse à Henri Massis, une aventure inachevée; André Conrad: L'indifférence et l'instant, lecture d'un chapitre des "États multiples de l'Être"; Yves Millet: René Guénon contre les Messieurs de Port Royal; René Guénon: Lettre à A. K. Coomaraswamy; Olivier de Frémond: Une lettre à René Guénon; LE SYMBOLISME TRADITIONNEL: Jean Borella: Du symbole selon René Guénon; Roger Payot: Réflexions philosophiques sur le symbolisme selon Guénon; René Guénon: Extrait d'une lettre à Jean Reyor; LIEUX DE RENCONTRE ET POINTS D'AFFRONTEMENTS: Mircea Éliade: Un autre regard sur l'ésotérisme: René Guénon; François Chenique: A propos des "États multiples de l'être" et des degrés du savoir: quaestiones disputatae; Jean Hani: René Guénon et le christianisme. A propos du "Symbolisme de la croix"; Portarius: Sur la possibilité d'un ésotérisme dans le christianisme; Christophe Andruzac: Note sur la diversification des voies spirituelles; Denys Roman: Les cinq "rencontres" de Pierre et de Jean; Denys Roman: Note additionnelle sur le Saint-Empire; Édouard Rivet: René Guénon franc-maçon; René Guénon: Extraits de deux lettres à R.P.; Jean Pierre Schnetzler: René Guénon et le bouddhisme; René Guénon: Une lettre à A. K. Coomaraswamy; Marco Pallis: Une lettre à J.-P. Laurant; Catherine Conrad: Guénon et la philosophie; Frithjof Schuon: Note sur René Guénon; René Guénon: Lettre à F. Schuon; René Guénon: Trois lettres à propos de l'initiation féminine; UNE LENTE IMPRÉGNATION: Eddy Batache: René Guénon et le surréalisme; Pierre Alibert: Albert Gleizes-René Guénon: Frédérick Tristan: Extraits du Journal; Luc Benoist: Lettre à Jean Paulhan; René Guénon: Deux lettres au peintre René Burlet; Jean Borella: Georges Vallin, 1921-1983; François Chenique: La vie simple d'un prêtre guénonien: l'abbé Henri Stéphane; Gaston Georgel: Ce que je dois à René Guénon; ENTRETIENS: Entretien avec Jean Tourniac; Entretien avec Emilie Poulat; COMMENTAIRE DES ILLUSTRATIONS: René Guénon: Lettres à Hillel; Lettres à F. G. Galvao; Lettre à Julius Evola

Science et tradition. Michel Michel.
   Du point de vue concret où il est placé, cet écrit est très intéressant et précise dans une large mesure la pensée de Guénon sur les sciences profanes en général et en particulier les connexions ou ponts qui peuvent exister entre sa pensée et les concepts des sciences et techniques actuelles, qui ont tellement changé depuis le temps où Guénon écrivait son œuvre. Dans la première partie, il décrit les critiques, évidentes aujourd’hui ­encore que la vulgarisation scientifique, et pas seulement la vulgarisation, continue d’insister à ce sujet­ sur les méthodes scientifiques basées fondamentalement sur l’expérimentation, l’empirisme, la spécialisation et les statistiques des sciences "naturelles" et appliquées, et la confusion de chercheurs récents qui refusent la propre instrumentation scientifique, comme c’est le cas de l’épistémologiste Karl popper. L’on a souligné auparavant le rôle octroyé par Guénon à l’arithmétique et à la géométrie, sciences traditionnelles et véhicules de connaissance, et l’erreur des scientifiques qui, croyant traiter directement de la réalité des phénomènes observés, ne se réfèrent en fait qu’à la description de ces phénomènes au moyen d’une traduction, par ailleurs marquée historiquement, c’est-à-dire soumise aux circonstances de temps, et même de lieu ; c’est un fait notoire à l’époque de Guénon et en Europe en général, en raison de l’influence de la mécanique, qui a son origine chez Descartes et de laquelle découle un type de pensée trouvant son accomplissement social dans la révolution industrielle, et s’infiltre et marque toutes les sciences, y compris les "sciences humaines", que l’auteur prend aussi en compte, comme la sociologie, la psychologie, l’histoire, etc. Nous partageons également avec lui la critique qu’il fait au grand métaphysicien français de ne pas avoir prêté davantage d’attention à l’anthropologie, et spécialement aux peuples primitifs ou archaïques comme sociétés traditionnelles encore vivantes aujourd’hui, et que Guénon décrit dans certains cas comme des dégénérescences d’une connaissance ancestrale. Sur ce sujet, entre autres, l’auteur pense que cela serait dû au conditionnement propre à l’époque où Guénon vécut et travailla, à son cadre de référence.

   Il fait également remarquer que l’attitude de Guénon ­et de beaucoup de "guénoniens"­ au sujet du plan intermédiaire, en cela qu’il le nie puisqu’il ne s’agit pas du monde réellement spirituel, est une tentative d’affirmer le caractère primordial de l’origine non humaine de la manifestation, au détriment de la psychologie profonde et de la réalité du plan imaginaire. Il va de soi qu’un travail comme celui-ci, en soi extrêmement condensé, ne peut être synthétisé en quelques lignes, car il contient de nombreuses allusions et suggestions et que l’on y traite, d’une manière directe ou plus voilée, de bien des choses devant être des motifs de réflexion et de méditation pour l’homme contemporain, dont nous sommes aussi. Nous considérons en tout cas plus enrichissant un travail de ce type que les controverses théologiques et de philosophie religieuses sur lesquelles ont débouché nombre de "guénoniens".

Du symbole selon René Guénon. Jean Borella.
   Cette étude débute par une intéressante analyse de l’œuvre de Guénon, qu’il divise en cinq parties : critique du monde moderne, tradition, métaphysique, symbolique et réalisation spirituelle. Tradition, métaphysique et symbolique constituent le triangle d’assise des pyramides, dont le pôle le plus bas correspond à la critique du monde moderne et aux réformes de la pensée profane, et le pôle le plus haut, logiquement, à la réalisation.

   Il poursuit en traitant du symbole en tant qu’intermédiaire entre différents plans de l’Être universel et comme unité manifeste et synthétique du connaissable, et aborde quelques théories modernes sur le symbole, en particulier le structuralisme qui, décomposant analytiquement le symbole en des unités différenciées qui ne s’interprètent pas mais se constatent, ainsi que les "mythologies", nient la raison d’être du symbole, qui est le trait d’union entre les parties d’un tout. Les considérations qui suivent, se fondant sur l’œuvre de Guénon, éclairent certains concepts comme correspondance et analogie, mettant l’accent sur l’analogie inverse.

Réflexions philosophiques sur le symbolisme selon Guénon. Roger Payot.
   Dans cet article intéressant et évocateur, l’auteur tente de rapprocher le point de vue philosophique et scientifique sur la fonction du symbole (citant divers auteurs comme André Leroi-Gourhan, Ernst Cassirer, Husserl, et même Kant), de la position sur ce sujet soutenue tout au long de son œuvre par Guénon. Néanmoins, Roger Payot parvient rapidement à la conclusion que ce rapprochement n’est possible qu’à un certain niveau (celui des analogies qu’établissent les possibilités du langage et de la raison), au-delà duquel se trouve le domaine proprement dit ontologique et métaphysique où nous projette le symbole grâce au pouvoir de synthèse qu’il génère, et qui échappe évidemment à l’analyse discursive. C’est la différence qu’il y a entre l’horizontale et la verticale : elles coexistent ensemble, mais la première n’est que le reflet de la seconde. Rappelons ces mots de Guénon, cités par l’auteur : « Le rôle des symboles est d'être le support de conceptions dont les possibilités d'extension sont véritablement illimitées, et toute expression n'est elle-même qu'un symbole; il faut donc toujours réserver la part de l'inexprimable qui est même, dans l'ordre de la métaphysique pure, ce qui importe le plus. »

Note sur René Guénon. Frithjof Schuon.
   Schuon signale cette fois des lacunes et des fautes dans l’œuvre de Guénon, et les attribue à son caractère unilatéral, qui semblerait n’être pas accordé à "l’envergure de sa mission", bien qu’il soit indéniable qu’il ait été une personnification, non de la spiritualité, mais de la certitude intellectuelle, puisqu’il s’agit d’un "pneumatique".

   Pour comprendre l’œuvre de Guénon, il faut, selon Schuon, tenir compte de deux choses (sûrement en raison d’une certaine fatalité ayant marqué son destin), l’une étant l’irremplaçable valeur de l’œuvre "guénonienne" et l’autre la substance gnostique et pneumatique de l’auteur. D’autre part, Guénon sous-estime la morale et l’esthétique, et il écrivit dans un article de La Gnose que les religions sont des formes hérétiques de la Tradition Primordiale. La dernière partie de la note nous explique, de manière duale et sibylline, certaines considérations personnelles de son invention sur la prétendue "personnalité pneumatique" de l’auteur. Tout ceci constitue-t-il un hommage pour le centième anniversaire de la naissance du grand métaphysicien français ?

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   Il faut par ailleurs faire l’éloge de la réalisation d’une publication aussi complète que celle des Cahiers de l’Herne au sujet de Guénon, en particulier en ce qui concerne les documents, lettres et même poèmes de jeunesse.



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