ARS POETICA
(A propos du caractère mythique et archétypique du récit) *
JOSE SANCHEZ LECUNA
 
à Roberto di Buonatale, à Roberto Américo Buonanotte et à Sixto, mes personnages bien aimés
à Antonin Artaud et à Samuel Beckett, pour leur héritage
à Carl Gustav Jung, évidemment et à Northrop Frye, pour ne pas l’oublier, in memoriam
à Marcel Proust, pour son génie, son énorme talent, son opiniâtreté et son énorme patience
à George Steiner, pour sa lucidité et son intelligence
à Israel Centeno et Graciela Bonnet, amis, écrivains et mes éditeurs vénézuéliens
à Ana María Velázquez, source indispensable où je rassasie ma soif d’amour et de connaissance
à Joël Pozarnik, parce que le chemin de la lumière justifie les douleurs de notre existence
à Daniel Fohr, voyageur, philantrope et écrivain
à Elie-Paul Rouche-Lasry, philosophe, écrivain et infatigable voyageur des sentiers inconnus
avec toute ma gratitude
à la fragilité humaine, la nôtre

 
« L’art doit être comme ce miroir
qui révèle notre propre visage
 »
Jorge Luis Borges
« porque el mundo ya no importa si uno no tiene fuerzas para seguir eligiendo algo verdadero »
Julio Cortázar

Proemium

1

Ecrire, c’est souffrir.

L’écriture est le supplice d’une âme qui cherche constamment un sens à sa raison d’être. Et vivre est aussi une espèce d’agonie. Il suffit d’en être conscient.

Le voyage et l’apprentissage d’une âme sont semblables au voyage et à l’apprentissage de la vie et l’écriture est un moyen d’éclaircir, d’une manière imagée, le grand mystère insondable et douloureux de la vie et de l’âme.

C’est au moyen d’une écriture que je définis comme une écriture au caractère mythique et archétypique que j’aborde certains aspects de l’expérience humaine grâce à l’usage de symboles et d’images, car qui dit image dit symbole et qui dit symbole dit inconscient. Et lorsque je parle d’inconscient, je parle d’un inconscient individuel, c’est-à-dire, d’un inconscient que je conçois comme une structure archaique et archétypique indépendante qui devient par conséquent les assises, les fondations et le fondement de la personnalité et du caractère (de l’ethos) de mes personnages romanesques. Mes personnages sont donc culturels, parce qu’ils existent en soi comme structure archaique et archétypique, c’est-à-dire, comme personnes et personnages, autonomes et conscients de soi. Et cette conscience de soi est en fait, pour moi, le premier indice de leur souffrance et de leur solitude qui ne peuvent être niées.

Mon écriture essaye donc de résoudre ce double dilemme: celui de la souffrance et celui de la solitude, souffrance et solitude des personnages qui occupent les pages et les paragraphes de mes livres.

2

Je vais vous parler ce soir de mes trois romans: El viaje inefable, El ineludible destino et Memorias de la Esperanza, cependant je vais également vous proposer une réflexion autour du thème de l’esthétique du roman. J’espère que ce sera pour nous une occasion pour essayer d’élucider certaines caractéristiques de mon écriture et de l’écriture romanesque en général.

3

Mes trois romans ressemblent fort à des romans historiques cependant, et j’insiste à le signaler, ils ne le sont pas. Ce ne sont pas des romans historiques au sens strict du terme. Ce sont des romans où les personnages passent par un apprentissage, malgré eux, qui, d’une certaine manière, contient en lui-même l’apprentissage archétypique des héros de la tradition romanesque et de la tradition mythique d’Occident. C’est pour cette raison que j’utilise, tout au long de mes romans, et parfois j’en abuse, un langage rassasié de symboles et d’images qui me permettent de transformer le discours narratif traditionnel en un discours symbolique, afin de pouvoir aborder l’agon (du grec, la lutte) du héros comme une métaphore de l’existence. Ce discours symbolique élimine toute interprétation socio-historique et même psychologique de mes personnages. Ceux-ci ne représentent aucune idiosyncrasie en particulier et n’ont pas, comme ce serait le cas d’Emma Bovary par exemple, une psychologie digne d’une analyse profonde et minutieuse. A propos de la pauvre Emma Bovary nous pourrions parler, par exemple, du syndrome d’Ariane, archétype de la femme abandonnée, comme une manière de nous expliquer ce qui lui arrive et ainsi pouvoir comprendre sa réaction et sa psychologie. Ariane, fille du roi Minos, qui a été abandonnée par Thésée et par Dionysos, pourrait être le modèle archétypique d’Emma Bovary.

Comparer le drame du personnage du roman de Gustave Flaubert avec celui d’Ariane, en nous penchant sur le thème de l’abandon, car l’abandon est la blessure qui détruit, est un sujet qui pourrait nous exiger plusieurs heures de réflexion mais, ce soir, nous allons parler d’autre chose et, par conséquent, nous allons laisser en paix notre pauvre Emma Bovary.

4

Le caractère psychologique et sociologique de mes personnages (et je crois, j’ose le dire, de tout personnage en général) n’est qu’un masque, n’est qu’un accoutrement avec lequel ils s’habillent, se déguisent souvent et se cachent du regard des autres. Ce qui nous intéresse en réalité c’est leur voyage intérieur, leur apprentissage intérieur, car leur vie se déroule à l’intérieur de leur âme où toute tragédie et toute comédie humaines s’enracinent. Le contexte ne devient alors qu’un accident.

Mais pourquoi donc écrire de cette facon?

5

Tout d’abord, une première idée.

La nature même de la littérature revient à construire et à créer une espèce de philosophie en images qui met en évidence une certaine ingénuité des personnages avec, parfois, une pointe d’humour, et qui souligne l’ineffable valeur et l’inévitable signification de notre insignifiante existence. Paradoxe de la vie, complexité de l’âme humaine, car le voyage est simple: du berceau au cercueil, de la vie à la mort, de l’amour à la haine, de la passion à l’acédie, de la tristesse à la joie, nous sommes toujours les prisonniers privilegiés du paradoxe. Et le paradoxe est la source, l’origine et la racine même de la sagesse.

C’est pour moi, d’une certaine manière, l’esthétique, par exemple, d’un Albert Camus avec son magnifique roman La peste qui est, pour moi, un bon exemple de roman archétypique car tous ses personnages sont des archétypes qui luttent pour survivre à la mort, dans la ville d’Oran, ville qui cesse d’être Oran pour devenir La Ville, La Cité Universelle archétypique, et le grand cimetière, image et symbole d’une prison: celle de la conscience et de l’âme de chacun de nous.

C’est la même structure archétypique du roman de Nikos Kazantzakis, Alexis Zorba, où les deux personnages principaux représentent les archétypes de Dionysos d’une part et d’Apollon d’autre part, personnages qui mettent en évidence le paradoxe de l’âme humaine, le paradoxe de la lutte constante des hommes à la recherche d’un équilibre utopique, paradoxe de la complémentarité des deux puissances qui s’opposent à l’intérieur de l’âme et de l’esprit: Dionysos et Apollon, l’excès (l’enivrement) et la mesure (la sobriété), puissances qui ont pourtant besoin l’une de l’autre pour survivre. Ni l’une avec l’autre, ni l’une sans l’autre: voilà le dilemme de la lutte intérieure. Et comme décor, il y a la mort, toute puissante, la mort qui souligne l’absurdité de l’effort inutile. Cependant la joie de vivre est toujours là pour nous convaincre, nécessaire, vitale et victorieuse, comme dans le film inoubliable d’Ingmar Bergman Le septième sceau.

C’est également l’idée motrice de l’Ulysse de James Joyce où Leopold Bloom cesse d’être un simple citoyen de Dublin pour se transformer en un archétype universel d’Occident où chaque lecteur reconnait sa propre misère, sa propre solitude et son propre naufrage, comme un bateau à la dérive, car la journée de Bloom, ainsi que celle de Stephen Dedalus, revient a répéter sans cesse un cycle quotidien, exaspérant, éprouvant, déprimant et inutile: le cycle archétypique et mythique de l’existence.

6

Ecrire un livre c’est construire un labyrinthe, un labyrinthe dont les cercles concentriques délimitent les contours de notre propre visage intérieur, un labyrinthe construit patiemment par les blessures et les lassitudes de l’âme et qui ressemble aux cicatrices faconnées sur l’argile de la conscience, jour après jour, par la persévérante patience du temps.

Un roman est un récit qui se construit lui-même comme une mémoire qui se contemple constamment. Une certaine harmonie s’impose lorsque les images imaginées se réconcilient avec les images créées par le langage. C’est alors que les mots commencent à parcourir les méandres du mystère qui nous mène vers la création d’un espace, un espace-temps, toujours imaginaire, qui a le privilège de révéler à la fois le caractère fictif de la vie et le fond réel de la fiction. Comment concevoir une différence entre les deux? Comment les séparer, la vie et ce qu’on imagine d’elle?

La vie est-elle vraiment ce qu’on imagine d’elle? Et ce qu’on imagine, est-il plus réel que la réalité?

Confusion et contradiction. On s’embrouille dans un paradoxe sans issue.

Ecrire résoud en quelque sorte ce problème.

Meditatio

7

Le philosophe Alain Daniélou, musicien, mythologue, auteur du Polythéisme Hindou, grand connaisseur de la Grèce et de l’Inde, a concu dans son livre autobiographique, Le chemin du Labyrinthe, cette réflexion: (je cite)

« Le temps n’est qu’une illusion, une apparente succession de moments au cours d’un voyage que font les êtres dans l’éternel présent. (...)

On ne peut décrire d’un voyage que les étapes, les incidents, les rencontres, les aspects extérieurs et anecdotiques. Il en est de même du voyage de la vie. La continuité d’une expérience, le fil d’Ariane qui guide une destinée à travers le labyrinthe des lieux, des objets, des formes, reste un lien subtil, invisible, indéfinissable. Les sentiments profonds qui nous animent, les forces subtiles qui nous guident n’ont apparemment rien à voir avec les événements, les personnages que nous rencontrons et dont nous fixons les images, et pourtant, c’est ce cadre qui marque les étapes de notre destinée. » (fin de citation)

Je partage cette pensée car le thème du destin est peut-être celui qui nous approche le plus à l’énigme qu’est la vie, sachant que la vie est l’espace le plus enclin à l’expérience des mystères.

8

L’écriture est une initiation inévitable qui expose l’écrivain à l’univers insondable des mystères. Et de la même facon que celui qui cherche un sens à sa vie, l’écrivain cherche à découvrir un sens dont il n’a pas conscience et dont il ignore tout ce qui fait sa raison d’être car l’écrivain n’est qu’un médiateur de certaines clés qui se révèlent à travers des images, images qui se transforment à leur tour, au moyen du langage, en symboles.

Nous savons tous que les symboles sont ceux qui mettent en évidence la valeur ineffable de l’image. Celle-ci nous invite à une lecture, à une interprétation et à déchiffrer minutieusement le sens caché et significatif qui lui est propre pour pouvoir la comprendre par la suite. Par conséquent le sens des symboles devient un élément fondamental d’une lecture de la réalité manifeste, d’une lecture de la réalité de l’invisible, d’une lecture de l’existence du sacré et de la place énigmatique qu’occupent les hommes dans le « monde-labyrinthe » où, de facon inespérée, se manifeste, ex nihilo et comme par magie, l’inconnu.

Il est vrai que la quête de sens en Occident est commune à tous les êtres humains qui ne se résignent pas à vivre une existence superficielle et cette quête, parfois désespérée, est une quête inévitable. Elle se manifeste de différentes manières dans diverses circonstances et situations de la vie: dans le dévergondage, dans la douleur (souvenons-nous, en littérature, de Marguerite Duras ou d’Antonin Artaud), dans l’intensité des passions, dans les excès, dans l’action irrationnelle et même absurde, dans l’aveuglement de la raison, dans l’obsession, dans la révolte sans motifs, dans le désordre, dans le chaos mais aussi dans la solitude, dans la contemplation, dans l’extase religieuse, dans la foi, dans l’opiniâtre de la défense d’une vérité, dans toute expression artistique, dans l’amour, dans le don de soi, dans la soif de justice, dans le silence et l’isolement, et ainsi ad infinitum car, et cela est vrai pour tous ceux qui ont une conscience plus marquée, la vie est toujours une quête de sens.

Pour l’artiste, la quête est la même, cependant cette quête est aussi une quête esthétique. Néanmoins, l’esthétique seule ne suffit pas. Caché sous les formes, les couleurs et les figures (eidos en grec) se trouve aussi un autre sens: le sens du sacré. Parce que l’artiste, c’est-à-dire, celui qui sait écouter les échos de l’au-delà, le message des dieux, comme on croyait à l’Antiquité, cet artiste doit devenir la mémoire (Mnémosyne) d’un monde transcendant auquel il a accès grâce à sa sensibilité et à sa capacité médiatrice, selon les dires de Platon. C’est ainsi que l’artiste, en transmettant le message des dieux avec son art, réussit à « se mettre en rapport » avec l’inconnu au moyen d’une révélation poétique, son oeuvre, qui transforme le sacré en langage, c’est-à-dire, en figures de la permanence. C’est pour cela que l’art est également religieux (du latin religare).

Et Michelangelo Buonarroti, un des personnages de mon premier roman El viaje inefable, représente pour moi le meilleur exemple de l’artiste. L’artiste, le véritable artiste, qui est religieux, non seulement parce qu’il « se met en rapport » mais encore parce qu’il apprend à connaître et à déchiffrer le langage du mystère du sacré.

L’art, donc, est un merveilleux cadeau des dieux pour que les hommes puissent partager les vérités qu’ils ont oubliées, qu’ils ont dédaignées ou même abandonnées parce que cela implique un effort, étant une quête. De cette manière l’art nous met en contact avec la transcendance, parce que l’art a cette capacité de toucher, d’émouvoir, comme disait Aristote, et il doit également, et surtout, transformer, aussi bien l’artiste que celui qui contemple son oeuvre, réussissant de cette manière à rétablir le lien entre nous et le Mystère, Celui qui nous contient, Celui qui nous entoure et nous berce dans ses bras, Celui qui nous allaite et nous rassasie, Celui qui nous oblige, Celui qui nous fait souffrir, Celui qui nous émeut, qui nous fait pleurer mais aussi rire, Celui qui nous fait sentir, sentir que nous sommes vivants parce que, il est vrai, nous, les êtres humains, nous avons besoin de nous sentir vivants, avant tout.

A ce sujet le mythologue Joseph Campbell a écrit: (je cite)

« Les gens disent que nous sommes tous en train de chercher un sens à la vie. Je ne crois pas que ce soit réellement ce que nous sommes en train de chercher. Je crois que ce que nous sommes en train de chercher c’est l’expérience de nous sentir vivants, de cette facon notre expérience de la vie sur le plan physique se fera l’écho de notre plus profonde nature et de notre plus profonde réalité intérieure, par le simple fait de ressentir réellement l’extase de nous sentir vivants. » (fin de citation)

Cette expérience du ravissement, de l’extase, est essentiellement une expérience esthétique, tout en étant une expérience éthique, qui assouvit et qui imprègne de sens ce que nous appelons le destin d’une vie. Cette expérience esthétique se traduit le plus souvent par une rencontre fortuite avec l’Absolu. Et cette rencontre avec l’Absolu n’est autre qu’une rencontre, insoupconnée, avec l’Incommensurable: Dieu.

Le contexte historique comme prétexte

L’Histoire est un Labyrinthe interminable. On ne peut pas s’en passer, et nous autres, prisonniers permanents que nous sommes, nous autres, prisonniers impuissants que nous sommes, nous autres qui sommes, nous n’avons déjà plus la moindre possibilité de le déchiffrer et de trouver la sortie, et être libres.

L’Histoire est ennuyeuse parce que nous la prenons trop au sérieux et si nous ne la prenions pas si au sérieux, peut-être serions-nous capables d’en découvrir la sortie.

Parfois, l’Histoire s’obstine à faire de nos existences le plat principal des circonstances, toujours contraires à notre volonté, circonstances qui s’opposent souvent à nos désirs les plus intimes, les plus candides et les plus ingénus, ne nous permettant pas de vivre, de jour en jour, le fin combat pour la Beauté, le combat subtil pour l’amour, l’inexorable combat pour la vérité et la justice.

L’Histoire est le grand cauchemar des êtres humains car nul n’est inmortel. Raison suffisante pour comprendre que l’Histoire est une des grandes bêtises humaines.

En réalité, l’Histoire que nous lisons, que nous écoutons, que nous apprenons, nous confond souvent avec son verbiage, son bla-bla-bla embrouillé et démesuré. Au cours de ces moments d’une abondance exagérée et excessive de mots, l’Histoire, prisonnière de fatuités et de délires hautains de grandiloquence, se dédie à son penchant favori: partir à la quête de la transcendance. En vérité, l’Histoire ne veut mettre en évidence qu’une seule chose: tout ce qui a eu lieu dans ce monde est transcendant.

En cela consiste le vrai drame (pour ne pas dire tragédie) de l’être humain car celui-ci n’admet jamais ne pas être transcendantal et, comme une obsession, il cherche à transcender son peu d’importance au moyen des figures de langage (toutes les expressions humaines) qui cachent souvent une profonde angoisse, un malaise existentiel, une schizophrénie non avouée, un inmense ego, un désenchantement incisif ou tout simplement un scepticisme mal concu...

Toutes ces figures de langages, ces formes de langage, n’arrivent pas à combler la nature profonde de l’âme humaine car, tout en étant simple comme la lumière et complexe comme son spectre, elle ne peut se rassasier que par son besoin (ananké) de Beauté, sa soif de connaissance, sa soif de compréhension et aussi de simplicité, sans doute de vérité, en un mot: d’épanouissement.

Et l’épanouissement ne rime pas avec le mot transcendance: il rime avec le mot quiétude,avec le mot vertu; également avec le mot sensibilité, le mot intuition, comme le soulignait Marcel Proust, et sans aucun doute avec le mot intelligence.

L’épanouissement rime avec le mot vraisemblance, avec le mot sincérité, le mot honnêteté, le mot authenticité même si l’être humain, au fond, est souvent malhonnête, incongru, incohérent, invraisemblable, pas sincère du tout car, au fond, nous ne sommes pas grand chose, nous ne sommes rien du tout: à peine quelques grains de poussière très imparfaite dans la paume de la main de la terre...

Cependant la vie est faite de ces formes de langage.

Et la vie de l’imagination est aussi faite de ces formes de langage: cette vie de l’imagination où se déroulent réellement les événements les plus importants de notre vie. C’est pourquoi les trottoirs et les rues de nos villes et de nos villages sont tous pleins de ces formes de langage.

Ce qui pourrait nous intéresser vraiment de l’Histoire c’est la fantaisie de « ce qui aurait pu arriver » car du cauchemar de « ce qui fut », nous n’en savons absolument rien.

L’illusion est propre du langage.

Ce qui m’attire le plus de la vie imaginaire c’est ce que j’appelle le paradis terrestre du langage, la terra incognita de l’imaginaire qui est la terre la plus fertile qui soit, terre fertile où mon personnage, Roberto di Buonatale, du roman El viaje inefable, va voyager dû à un simple caprice de l’imagination, dû au hasard et aussi parce que c’est son destin, car le hasard est une destinée et le destin est toujours hasardeux.


El viaje inefable : profil

El viaje inefable raconte le périple de Roberto di Buonatale, natif de Florence, personnage absolument insignifiant du XVIème siècle, souvent peu défini et de temps en temps un peu vertueux.

Parce qu’il est essentiellement humain, trop humain même, ce personnage en réalité n’est rien ni personne, à peine quelques grains de poussière tout à fait imparfaite dans la paume de la main de la terre...

Ce personnage, absolument sans importance, illustre inconnu, arrive à Tierra Firme, le Nouveau Monde, cinquante ans après Christophe Colomb, parce que le destin en a décidé ainsi, parce que le hasard en a aussi décidé ainsi, et là, dans ce Nouveau Monde où tout peut arriver, il va vivre de la manière la plus anonyme les plus insolites expériences qu’aucun homme n’avait jamais vécu avant lui en Amérique, puisque toute expérience humaine est unique et insolite.

Ce Roberto di Buonatale n’est ni un héros, ni non plus un antihéros: c’est un simple inconnu, un ignoré de l’Histoire, un personnage anodin, tout en étant un être humain comme n’importe quel être humain, unique et irremplacable. Il est bon et méchant, simple et complexe, humble et orgueuilleux, candide et rusé, transparent et sombre, clairvoyant et confus. Un Monsieur-tout-le-monde.

Ce qui lui arrive à la provincia de Venezuela n’a jamais été écrit, ni révélé, ni signalé par les chroniqueurs de l’époque et ce qu’il va découvrir est assez surprenant.

A son retour à Florence Roberto di Buonatale va connaître, d’une manière assez particulière, Michelangelo Buonarroti, personnage clé, qui lui fera découvrir les secrets cachés de son art et le grand mystère profond de la beauté artistique.

Ce roman, El viaje inefable, cherche à raconter seulement les péripéties, de quelques années, de ce personnage anonyme, telles qu’elles auraient pu s’écouler, c’est-à-dire, telle qu’elles ont été vraiment. Et puisque la vie de Roberto di Buonatale est un long voyage pénible qui n’en finit pas, le voyage même de sa vie lui fera découvrir les mystères ineffables de l’âme et ceux de sa propre conscience. C’est alors qu’il va subir, malgré lui, l’extase indescriptible d’une compréhension dernière et intransmissible.

Au début du roman, il est question de la solitude de la vieillesse et d’une certaine détresse : (je cite)

« Qué difícil es ser viejo y ver hacia atrás y poder vislumbrar el camino recorrido, y saber que no queda camino por delante.

Qué difícil es ser hombre, porque tenemos que morir.

Qué difícil es la vida, porque no sabemos cómo es el mañana, porque tenemos que inventarlo, resultando tan diferente a lo que hemos pensado que iba a ser.

Qué difícil es el silencio de Dios.

Qué difícil es todo esto, tener que pensar estas cosas y saber que son la verdad. » (fin de citation)

(je traduis) :

« Qu’il est difficile d’être vieux et regarder en arrière et pouvoir apercevoir le chemin parcouru, et savoir qu’il ne reste plus de chemin à parcourir.

Qu’il est difficile d’être un homme, parce que nous devons mourir.

Qu’il est difficile de vivre, car nous ne savons pas comment sera le lendemain, parce que nous devons l’inventer, étant si différent à ce que nous avons pensé qu’il allait être.

Qu’il est difficile le silence de Dieu.

Et que tout cela est difficile, devoir penser ces choses-là et savoir qu’elles sont la vérité. »

(fin de la traduction)

La solitude, certainement. Celle qui nous accompagne tout au long de notre vie, jusqu’à la mort.

Du début du voyage jusqu’à la fin il ne nous reste plus qu’à peupler avec des images, des souvenirs, des expériences et un peu de sens cette parenthèse de notre existence qui nous concerne tous, et que nous n’arrivons pas à comprendre, parenthèse qui nous contient tant bien que mal, qui nous oppresse y qui, aussi, nous invite à inventer notre propre réalité et de cette modeste invention de poche nous en faisons le paradoxe de notre insignifiance.

Roberto di Buonatale est, tout simplement, un apercu, une ébauche, une esquisse particulière de ce paradoxe.


Ecrire : pourquoi donc ?

Je me souviens d’un matin, anonyme comme tous les matins, qui m’a permis de comprendre, je pense et je le crois, un aspect fondamental de ce que nous appelons écrire.

Ce matin-là, anodin, et pourtant bien singulier, je me trouvais par hasard dans un jardin public lorsqu’une brise subtile dispersa mes réflexions et mes pensées. Cette brise, soudaine et inattendue, troubla la quiétude des feuilles des arbres qui s’agitaient comme des mots bavards qui semblaient applaudir et remercier sa présence. Cette brise semblait couvrir de ses baisers le mystère des statues et des stèles, présences immortelles comme les rêves, qui ornaient le jardin public où les promeneurs se promenaient tranquillement et où des oiseaux virevoletaient sans se soucier de rien.

Des enfants donnaient des coups de pied dans un ballon, poussant des cris vraisemblables et pourtant incompréhensibles pour les passants et les pierres ornementales. La présence bruyante de ces enfants ne modifiait en rien la routine de tous les jours dans ce jardin public semblable à n’importe quel jardin public des capitales du monde. La brise, comme le temps, emportait toutes mes pensées, toutes mes réflexions, balayées par son souffle, avalées par la mémoire de l’oubli, entraînées vers un horizon vague et inconstant. Les enfants continuaient à donner des coups de pied dans le ballon comme si c’était la dernière fois, et se laissaient enivrer par l’enthousiasme de leurs cris, se laissaient séduire par l’illusion de leurs gestes, se laissaient convaincre par la pureté spontannée du déhanchement insensé de leurs corps, des corps aussi inconscients d’eux-mêmes et aussi savants que la prétentieuse inconscience et la vaine sagesse des nuages qui essayent toujours de s’approprier du ciel. Ce fut alors que je compris que, et c’est vrai, les choses n’existent pas, parce qu’elles sont trop réelles. Tout aussi réelles que ces mots, que ce souvenir, tout aussi réelles que ces nuages, trop précoces et trop éphémères. Il en est de même de l’imagination, de la littérature, de la vie. Et c’est ainsi que j’ai compris que la raison d’être de l’imagination, de la littérature et, sans aucun doute, de la vie, est pareille au jeu et à la passion de quelques enfants qui s’amusent à donner des coups de pieds dans un ballon, comme si c’était la dernière fois.

L’écriture, c’est le ballon; les coups de pied, la passion; et la raison d’être, c’est parce que c’est toujours pour la dernière fois, tout en étant l’illusion d’une première fois.


Ars Poetica

« Le véritable écrivain ne souhaite pas écrire: il souhaite que le monde soit un endroit où il peut vivre la vie de son imagination ».

Ce sont des mots d’Henry Miller. Et c’est bien vrai. Et lorsqu’on parle d’imagination, on parle d’un univers concu, créé et qui s’exprime en images. Et cet univers est un univers intérieur, fait d’images. Certes, l’univers de l’écrivain est fait indubitablement d’images, et s’il ne l’est pas, il ne peut avoir une vie à soi. L’écrivain, quant à lui, ne pourra plus transmettre sa conception et sa perception du monde, car le monde s’appréhende toujours, d’abord, à travers et au moyen d’images. Par la suite les idées font leur apparition, idées qui généralememnt sont beaucoup plus compliquées et complexes, tandis que les images, elles, ne mentent jamais.

L’écrivain qui n’imagine pas, qui ne sait pas imaginer n’est qu’un escroc du langage, un larron des mots, un fripon du lexique et un collectionneur de belles phrases toutes faites, vides de sens, sans profondeur, et qu’il est bien triste de vivre dans un monde où l’imagination a cessé d’occuper la première place parce qu’imaginer c’est aussi s’approcher de la nature essentielle de l’être humain et, parfois même, c’est oser se rapprocher de Dieu.

Je vais vous parler très sommairement de ce que j’appelle mon Ars Poetica, mon Ars Narrationis, mon art de construire un récit avec un fond mythique, avec un sens mythique. Et cette esthétique très personnelle et très intime je l’appelle réalisme archétypique. C’est ainsi que je l’appelle faute de pouvoir la définir d’une toute autre facon.

Pour moi, le réalisme archétypique est ma manière de concevoir l’existence de mes personnages comme expression et manifestation de mon humble regard sur le monde. Ce réalisme archétypique est l’expression et la manifestation de ce que j’appelle ma mythologie de poche, issue des étagères où repose le souvenir des ouvrages, lus et relus, visités et revisités mille fois, qui constituent ma petite bibliothèque intérieure où j’ai bâti une légende imaginaire au hasard de mes lectures et des circonstances de ma vie, légende qui m’a permis d’inventer, comme une explication rationnelle, une espèce de mythographie personnelle qui m’aide à m’éclaircir les origines et le sens de ce passé qui nous contient et qui a fait de nous ce que nous sommes.

Ce regard est indépendant de tout contexte socio-historique où se déroulent les événements et les péripéties de mes personnages. Le contexte socio-historique n’est qu’un prétexte, un simple décor, afin de pouvoir mettre en évidence une problématique humaine particulière. Et c’est pourquoi j’essaye tant bien que mal de mettre en images la lutte, l’effort, le combat avec soi-même, de la part de mes personnages, pour tenter de comprendre leur destin, le sens de leur destin et pour assimiler, tout au long du voyage qu’est leur vie, la présence du mal, la présence de l’ignominie, de l’intolérance, de la cruauté, de la violence, de l’injustice, car les dieux sont souvent injustes avec les hommes.

On ne peut pas écrire sans se poser de questions comme on ne peut pas vivre sans se poser de questions. Et j’essaye de justifier l’incrédulité de mes personnages, leur pessimisme, leur manque de foi. Et j’essaye de trouver une raison d’être à leur quête éternelle, à leur quête de sens, à leur quête d’identité, à leur rencontre avec autrui, à leur sens de l’amitié, de l’amour et aussi à la réalité de leur mort.

Toutes ces expériences et ces sentiments significatifs me font comprendre que la violence, que le manque de foi, que le pessimisme, que la cruauté sont également des personnages qui jouent un rôle important. Ils nous forcent souvent à parcourir les sentiers tortueux et déserts du découragement, de la désolation et du désespoir. Ces rencontres, ces expériences de la part de mes personnages, avec le mal, avec la cruauté, avec l’amour, avec l’inconnu, avec l’ingéniosité des hommes et leur talent, avec leur capacité de mentir et de corrompre l’esprit d’autrui, sont toutes des rencontres et des expériences épiphaniques car elles leur révèlent certaines vérités essentielles jusqu’alors méconnues.

Ces rencontres, ces expériences de la part de mes personnages, sont les sujets fondamentaux de mes romans.


Les personnages (suite)

L’existence est une épreuve, c’est l’apprentissage de la vie avec ses déboires, avec ses difficultés mais aussi avec ses découvertes, et avec, parfois, la libération profonde de l’esprit et de l’âme, car apprendre vraiment c’est apprendre à désapprendre. Le seul et véritable apprentissage réel est celui du désapprentissage.

Ce désapprentisage, je le concois comme un élément constitutif de premier ordre.

Pour moi l’aventure de mes personnages peut être située à n’importe quel moment historique, dans n’importe quel pays du monde car leur passion existentielle (du grec pathos) s’exprime de la même manière partout: c’est le reflet de l’expression d’un cri individuel de douleur, de désespoir et d’un besoin de survie, physique, psychologique et, même bien souvent, éthique.

Le besoin d’exister de la part de mes personnages, leur soif d’identité, est un besoin essentiel pour moi.

Et ce qui m’intéresse, par rapport à mon art d’écrire, c’est de pouvoir exprimer au moyen d’une forme romanesque, c’est-à-dire, au moyen d’une forme absolument imaginaire, fabuleuse dans le bon sens du mot fable (muthos, en grec), le processus inconscient de l’apprentissage, du désapprentissage, de l’évolution, de l’initation, de la transformation et de la prise de conscience de la part de mes personnages. Leur existence nous parle d’une évolution individuelle et leur destin est tout aussi bien le destin d’autrui. C’est pour moi une manière de me comprendre et de comprendre les hommes, la vie et le non-sens.

Pour moi c’est une manière de comprendre ce qu’on ne m’a jamais raconté, ce qu’on n’a jamais voulu me faire comprendre, une manière de pouvoir comprendre ce qu’on n’a pas encore réussi à expliquer: c’est qu’il n’y a rien à comprendre. C’est cela la compréhension ultime. La vie ne s’explique pas. Elle est ce qu’elle est.

Chaque lecteur, chaque lectrice, en lisant mes romans peut, avec générosité, reconnaître dans mes personnages certains aspects, certaines facettes ou certaines nuances de sa propre vie et de sa propre conscience. Cela représente pour moi une énorme récompense.

Mes personnages ne veulent convaincre personne. Il s’exposent tout simplement. C’est au lecteur, ou à la lectrice, de les juger ou tout au plus de les aimer, et cela me suffit. Mes heures de patience, d’écriture en solitaire et de tourment seront ainsi justifiées.


Quelques exemples

Mais, pour en revenir à notre sujet et en ce qui concerne la notion d’archétype, prenons le cas de La peste d’Albert Camus, roman qui met en évidence des aspects non confessés et quelques attitudes peu dignes propres de la condition humaine, parce que c’est bien de la condition humaine dont il s’agit, et ce roman extraordinaire d’Albert Camus qui nous parle de la confrontation individuelle et solitaire de l’être humain avec la réalité de la mort, expérience qui démasque son hypocrisie et secoue ses plus fermes convictions, le libérant souvent de ses mensonges les plus intimes, ne peut que peindre la tragédie et le drame de la condition humaine que d’une manière romanesque, c’est-à-dire, fabuleusement, en deux mots, d’une manière invraisemblablement et paradoxalement vraisemblable. C’est pourquoi ce roman d’Albert Camus, La peste, est non seulement un roman existentiel, dans le bon sens du terme, mais encore et surtout un roman archétypique, et comme tout ouvrage avec ces caractéristiques (comme c’est le cas de L’Odysséed’Homère ou de La Divine Comédie de Dante, par exemple) La peste nous parle de la condition humaine tout aussi bien que Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez (roman qui nous parle de la genèse et de l’apocalypse d’une certaine lignée) ou Pedro Paramo de Juan Rulfo (roman qui nous parle d’une descente dans l’Hadès). Il n’y a vraiment pas de différences entre ces ouvrages si ce n’est leur forme: et la forme n’est pas le fond. Le fond reste toujours le même pour l’écriture, qu’elle soit épique, dramatique, romantique, réaliste....

Si Buffon dit une fois le style c’est l’homme, j’ajouterais l’être, l’essence, c’est l’homme. C’est pourquoi je ne vois pas de différences entre ces ouvrages écrits par des écrivains de différentes lattitudes: ils parlent tous de l’humaine condition. C’est pourquoi, pour moi, la littérature n’a vraiment qu’une seule nationalité: celle de la condition humaine. Et les personnages de Racine, dans ses tragédies, sont tous des archétypes et non plus des personnages de l’antiquité, même si c’est une antiquité à la francaise. Ses personnages, magnifiques et trépidants, mettent tous en évidence le conflit, le dilemme, la passion et la douleur humaines. Et tout cela est universel parce que les conflits, les dilemmes, les passions et les douleurs des hommes sont archétypiques. Il n’y a pas que les chevaliers de la Table Ronde ou même Don Quichotte qui vont à la quête de l’impossible. La quête de l’impossible est tout aussi archétypique ici et maintenant (hic et nunc) que jadis, et pouvoir expliquer en images le caractère archétypique de la condition humaine est ce qui pousse Albert Camus à créer l’archétype propre du XX siècle, Sisyphe et son mythe, qui explique la conception du destin absurde et qui met fin à l’archétype traditionnel qui expliquait jusqu’alors l’Occident: Prométhée.


L’action des personnages

Donc, l’action d’un personnage peut se situer au Japon au XIXème siècle, en France au Moyen-Age, dans la ville de Caracas au début du XXème siècle, dans un bourg perdu des Highlands écossais comme l’est Durness ou dans un petit village d’artisans de la province de Lara au coeur du Vénézuéla, comme c’est le cas de Tintorero où se déroule l’action de mon roman Memorias de la Esperanza (Leyendas de los hombres de siempre), action qui s’inspire du livre de la Genèse. Peu importe le lieu, peu importe une époque: ce qui importe c’est le drame de la condition humaine, et ce drame est universel.

Pour reprendre mon idée de l’action du personnage romanesque, celle-ci est toujours créée ab nihilo, du néant, et cette action reflète toujours les faits et gestes d’un inconscient archétypique.

Mes personnages n’appartiennent à aucune époque ni à aucune culture ou pays en particulier, ils ne représentent pas non plus une société ou une certaine idiosyncrasie. Ils ne sont pas non plus des porte-paroles mais bien une expression et une image d’une expérience humaine, de jadis, d’hier, d’aujourd’hui ou de demain. Ils sont essentiellement une image d’une expérience humaine.

L’histoire de mes personnages est simple, tout en étant eux-mêmes très complexes. Ils sont décrits, sans vraiment l’être, tout aussi bien dans leur contexte intérieur que dans un contexte socio-historique imaginaire auquel ils n’appartiennent pas nécessairement, comme les personnages de Franz Kafka, parce qu’ils sont des pèlerins, (peregrini en latin, étrangers) car ils se sentent en exil et étrangers à tout ce qui se passe, même s’ils sont souvent victimes, et parfois complices, des événements. Et avec Memorias de la Esperanza j’utilise une esthétique que j’appelle réalisme mythique.

Ce roman, inspiré par la Genèse, et dont l’action se situe dans un petit village d’artisans natifs de la province de Lara au Vénézuéla appelé Tintorero, dans un temps hors du temps, c’est-à-dire, dont l’action se situe dans un temps mythique et qui va de la création d’un monde (imaginaire, bien entendu) jusqu’à l’épisode de la Tour de Babel (créée par Nemrod dans l’Ancien Testament) mais qui est en fait, dans mon roman, une Tour de Papier, une Tour faite de notes, d’archives, de fiches, de gribouillis et de griffonages, métaphore de l’orgueil des hommes qui aiment accumuler leur savoir, Tour qui s’écroule à la fin, image d’un monde, d’une culture, de toute une conception qui chute, métaphore de la déchéance et de l’ignorance d’un monde fondé sur le langage et sur les mots sans tenir compte de ce que ces mots taisent, de ce que ce langage ne dit pas.

L’archétype se manifeste au traversdu silencede ces mots, au travers du silence de ce langage. Et c’est ce silence qui m’intéresse. Car c’est ce silence qui garde le secret, le mystère et la vérité essentielle de l’archétype.

La littérature, elle, est celle qui transmet le message.

Ce roman, Memorias de la Esperanza, roman inspiré par la Genèse, nous parle de certains épisodes qui vont de la création du premier homme et de la première femme, en passant par d’autres épisodes inspirés par le drame de Caïn et Abel, par l’ingéniosité d’un Noé, le tout situé dans un milieu rural vénézuélien où de pauvres autochtones, qui ne se résignent pas à mourir, luttent pour survivre tout en créant un univers imaginaire qui va, jour après jour, constituer leur culture. Malgré les pénuries ils partagent entre eux une joie de vivre qui contraste avec l’amertume, le ressentiment et la désespérance qui sont l’héritage de la misère et de la pauvreté propre d’une idiosyncrasie qui se veut latinoaméricaine et qui semble avoir toujours été le destin de nos peuples. C’est sur un fond mythique et archétypique que je situe mes personnages.

Les textes de James George Frazer, Le rameau d’or et Le folklore dans l’Ancien Testament, pour prendre deux exemples bien concrets parmi d’autres, m’ont fait comprendre le fond universel de nos origines mythiques.

Les textes de Joseph Campbell, de Mircea Eliade et de Manfred Lurker également, ainsi que ceux de Carl Gustav Jung, m’ont inspirés et m’ont aidé à comprendre le fond archétypique des personnages littéraires ainsi que leur participation fondamentalement mystique dans un récit.

Ce roman, Memorias de la Esperanza, nous parle de la naissance, de l’apogée et de la décadence d’une conception de l’existence concue par une famille imaginaire et mythique. On y voit la naissance de l’art, du folklore, des coutumes, d’une certaine tradition culturelle, de la poésie, des incantations et des mélopées de cette tradition, de l’art culinaire, de l’écologie, de la conception cosmique de la réalité, de la création de la lecture du mystère des étoiles, et ainsi de suite, tout au long du roman qui aboutit, lui, sur l’Espérance: cette espérance qui est au fond ce qui fait que les êtres humains donnent un sens à leurs gestes, à leurs paroles, à leur vies et à leur mort.

Espérance pourquoi ? C’est justement la question que je me pose tout au long du roman. Pourtant, une réponse à cette question, une réponse parmi tant d’autres, est donnée à la dernière ligne, avec une image. Et cette image renferme, contient et embrasse toute l’histoire qui y est contée et qui justifie toute l’existence de ce petit monde où mes personnages ont vécu intensément leur passion.

Le petit village de Tintorero, perdu au milieu d’une plaine désertique et hostile, est une métaphore du monde où nous vivons, surtout en Amérique Latine. Ses habitants sont des gens simples et complexes qui créent un univers imaginaire, fantastique et à la fois humain, c’est-à-dire, créé comme si la réalité n’était qu’un rêve. Et la réalité n’est qu’un rêve: un rêve réel et merveilleux à la fois. Un rêve essentiellement humain: insignifiant et éphémère. C’est pour cette raison que rien ne subsiste.


Les personnages: toujours et encore les personnages

Mes personnages vivent malgré leur entourage et non en fonction de leur entourage. Leur entourage ne les définit pas, cependant il les contient et cet entourage est justement le lieu de l’apprentissage, de l’aventure et des péripéties intérieures. C’est pourquoi l’action romanesque peut se situer à n’importe quel moment historique et n’importe où. Ce qui nous importe c’est l’évolution du personnage comme c’est le cas, pour prendre un bon exemple, du personnage Marcel du roman fleuve A la recherche du temps perdu de Marcel Proust qui est non seulement le personnage principal de l’histoire de la vocation d’un écrivain, de son enfance à sa maturité, mais encore l’axe intellectuel, vivenciel et sensible d’une profonde réflexion sur l’art, sur la mémoire, sur le temps et, surtout, sur la mort. Et quel est le mortel qui ne se pose pas, à un certain moment de sa vie, les questions suivantes: qu’est-ce que la vie; qu’est-ce que la mort et, en dernier lieu, qui est Dieu ?

Nous ne pouvons pas vivre en nous leurrant, en nous dupant la vie entière, nous condamnant à vivre avec un masque, un déguisement permanent. A un moment donné les questions ont besoin d’être posées pour rester, la plupart du temps, sans aucune réponse et, justement, c’est cela l’aspect fondamental de l’humaine condition. Nous tous, tôt ou tard, nous nous posons des questions concernant notre mort, concernant la mort en général, concernant la souffrance, concernant l’injustice, concernant la misère humaine, morale et physique, concernant la bêtise humaine et concernant notre propre bêtise, concernant le mystère de l’existence. Ces préoccupations n’appartiennent à aucune culture en particulier ni à aucun être humain exceptionnel: ce sont des soucis et des tourments universels qui concernent tout le monde et qui sont souvent bien déterminants. Pour moi, ce sont des situations archétypiques. La seule interrogation Qui suis-je?, que l’on se pose parfois, est souvent bien plus determinante que les grandes idées abstraites que l’on brasse tous les jours. Les idées s’envolent et s’échappent comme des oiseaux sauvages tandis que ce Qui suis-je? nous accompagne comme une ombre tout au long de notre vie.


Roberto Buonatale et Roberto Américo Buonanotte
(alias H.C.E, « Here Comes Everybody », Joyce)

Roberto di Buonatale, personnage de mon premier roman El viaje inefable pose le problème de la quête d’identité, de la quête de l’Absolu, de la quête de la transcendance tandis que Roberto Américo Buonanotte, personnage de mon second roman El ineludible destino, fils de Roberto di Buonatale, représente l’image du désespoir, de la perte de la foi, une espèce de Job qui aurait complètement perdu la foi. Ce personnage représente également la quête du père, comme celle, jadis, de Telémaque, qui est aussi une quête d’identité. Ce Roberto Américo Buonanotte est l’image même du tourment intérieur, image d’un personnage qui cherche des réponses dans un monde où il n’y en a pas, image d’un personnage qui essaye de survivre à la grande bêtise humaine: à l’intolérance et à la violence. Cependant je me pose la question: n’a-t’il pas toujours été ainsi, tout au long des siècles? Chaque époque a été une époque violente, insupportablement intolérante, car la violence et l’intolérance ont toujours été les ingrédients naturels des être humains depuis que Caïn a tué Abel.

Ce Roberto Américo Buonanotte est témoin tout au début du roman du massacre de la nuit de la Saint-Barthélémy à Paris, au mois d’août 1572, et après avoir perdu la foi, à cause de cette terrible expérience, après un long périple intérieur, après une espèce de longue traversée du désert, ce personnage va récupérer la foi, vers la fin du roman, au moment même où il est témoin du sacrifice de son ami Giordano Bruno, sur le bûcher de l’Inquisition, en plein milieu de Campo dei Fiori à Rome, car Bruno, sur le point de mourir, lui fait comprendre ce qu’il ignorait jusqu’alors : (je cite)

« Bruno miró fijamente a Roberto antes de morir y Roberto comprendió que la vida era una hoguera en la que ardemos hasta el final por nuestras verdades. » (fin de citation)

(je traduis)

« Bruno regarda fixement Roberto avant de mourir et Roberto comprit que la vie était un bûcher où nous sommes devorés par les flammes jusqu’à la fin pour nos vérités. »

(fin de traduction)

Cet instant est un instant douloureux et éprouvant pour Roberto Américo Buonanotte cependant c’est une expérience épiphanique qui va résoudre définitivement son dilemme intérieur. Car c’est bien de cela dont il s’agit: ne jamais perdre l’espérance, ne jamais perdre la foi.

Dans chaque roman, El viaje inefable et El ineludible destino, tout aussi bien le périple de Roberto di Buonatale que l’apprentissage de Roberto Américo Buonanotte mettent en évidence le besoin absurde (ananké en grec) et l’inutilité de l’utopie puisque la quête d’un Absolu (de la part du premier personnage) et la tentative de comprendre l’incompréhensible stupidité humaine et la cruauté constante et intense des êtres humains (de la part du second personnage) nous obligent à nous poser les questions du pourquoi et du comment de cette quête et de cette tentative de compréhension. Pourquoi continuer avec ce besoin (ananké) d’un Absolu et pourquoi donc avoir le besoin extrême de comprendre? Je n’ose pas y répondre. Nous savons tous que le monde sera toujours ainsi: inappréhensible, incompréhensible et absolument ineffable et relatif.


Le réalisme archétypique et le réalisme mythique

Le réalisme archétypique m’aide à résoudre l’énigme d’une écriture qui prétend parler de la vie sans avoir à faire appel aux clichés ou bien même devenir la victime privilégiée du kitsch (comme savent le décrire très bien Milan Kundera, Hermann Broch et Umberto Eco).

Le réalisme archétypique représente pour moi la possibilité de pouvoir offrir une certaine réflexion modeste concernant la condition humaine dont l’existence et le sens, toujours insaisissables et méconnus, représentent un défi et un objectif, un horizon à atteindre (tout en sachant que cela est imposible).

Pour situer mes personnages j’ai besoin de choisir un moment historique et un espace culturel de mon choix. Une fois choisis le temps et l’espace du récit (comme c’est le cas avec El viaje inefable, un endroit du Nouveau Monde, l’île de Saint Domingue, Tierra Firme et la province du Vénézuéla, la ville de Florence et la Rome papale du XVIème siècle) je commence à faire une recherche minutieuse de certains épisodes de l’époque afin d’accumuler de l’information, une information qui me permet de développer ce que je souhaite transmettre. Donc c’est une information épurée qui me permet de me centrer sur des événements, réels ou fictifs peu importe, qui m’intéressent pour le développement de mes personnages. Cette information épurée devient le décor, comme le décor d’une pièce de théatre, qui, tout au début de l’écriture, se confondra petit à petit avec ce qui est raconté, non seulement d’une manière symbiotique mais encore d’une manière naturelle car cette fusion donnera naissance à un phénomène de synchronisation étonnante entre les événements du récit et le contexte narratif, romanesque. C’est alors que l’inconscient et l’archétype font surface. C’est alors que ce qui est raconté assume une dimension, une épaisseur, une densité et un sens. C’est alors que mes personnages deviennent autonomes et me glissent entre les doigts pour assumer des caractéristiques mythiques en cessant d’être des personnages particuliers et en devenant des archétypes d’une réalité symbolique que le lecteur, ou la lectrice, consciemment ou inconsciemment, devra traduire, déchiffrer, assimiler et intégrer. Par conséquent, ce que je veux expliquer c’est que le réalisme archétypique se compose d’une réalité symbolique, au niveau de l’écriture, encadré dans un contexte mythique. C’est pour cette raison que je parle de réalisme archétypique et de réalisme mythique à propos de mon esthétique du récit, de mon art du roman: en cela consiste mon Ars Poetica.

Les personnages deviennent alors une espèce de livre de bord qu’il faut commencer à lire, à déchiffrer, à élucider, comme une énigme, pour trouver le sens inhérent qui leur donne la dimension de leur existence submergée dans un chaos quotidien qu’ils n’arrivent pas ni à digérer ni à comprendre. C’est seulement vers la fin du voyage que mes personnages apprennent à désapprendre, et c’est ce désapprentisage qui devient le seul et véritable apprentissage, car ils n’ont sans doute rien à apprendre sauf l’expérience même qui est pour eux le seul et vrai apprentissage/désapprentissage qui reste gravé comme un tattouage dans la peau sensible de leur esprit et cet apprentissage/désapprentissage leur fait mal parce qu’il est devenu conscience. La conscience qui est une entité en soi confuse et contradictoire.

C’est pour cela que je peux situer mes personnages tout aussi bien au Vénézuéla au XVIème siècle ou ailleurs et à n’importe quelle époque, car leur expérience de vie se réduit à ce que nous pouvons appeler un processus d’individuation. C’est alors que le dernier mot et le point final de chacun de mes romans mettent fin au récit en jouant un rôle de premier ordre car ils situent les personnages dans leur véritable et indéniable contexte d’origine, dans leur pays natal: la conscience.

Chacun de mes romans est l’image d’une initiation et d’un éveil, en essayant de mettre en évidence le caractère impérissable de l’esprit humain, de la pensée et de la quête.

Par exemple lorsque Roberto di Buonatale et Galeotto de Giovambaptista Cey (les deux personnages qui nous accompagnent tout au long du roman El viaje inefable) viennent à faire l’expérience de leur Visio Paradisi, leur Vision du Paradis, dans un coin perdu du Nouveau Monde, cet épisode veut tout simplement traduire l’instant où un être humain réussit à percevoir et à contempler l’Absolu, réel ou fictif, peu importe. Ce qui m’intéresse c’est l’expérience humaine, vraie ou fabuleuse, tangible ou intangible, et ce qui importe c’est ce qui peut être transmit ou révélé avec cette expérience. Pour moi, le caractère ineffable du voyage de la vie, de l’aventure éphémère qu’est la vie, se justifie grâce au sens même que lui concède, au personnage concerné, sa propre expérience qui le restitue définitivement à son pays natal: soi-même.


L’écriture

L’important pour l’écriture c’est de ne pas parler directement de ce que l’on veut parler, ne pas nommer par son nom ce que l’on désire nommer mais c’est mettre en évidence le caractère ineffable et innommable (comme le faisait Samuel Beckett) de toute expérience humaine qui contient en soi un sens intransmissible.

Un peu de lumière dans l’obscurité de la conscience c’est déjà beaucoup de lumière.

« De la lumière! Plus de lumière! » ont été les derniers mots que traditionnellement sont attribués à Goethe sur son lit de mort.

« De la confusion et rien que de la confusion! » pourrait s’écrier un de mes personnages.

Seule la compréhension de l’archétype que représente le personnage romanesque, comme un parfait acteur, peut nous éclaircir et chasser les ténèbres momentanées où la critique a l’habitude de vivre et de s’y complaire.

Mes personnages sont Monsieur-tout-le-monde, sans être n’importe qui, car personne n’est « n’importe qui »: chaque personne est avant tout quelqu’un, singulier et unique. Nous habitons tous ce monde où nous sommes complices et victimes d’un même destin: celui de notre propre mort. Entretemps nous essayons de nager dans cette mer de néant qu’est l’existence tout en essayant de lui donner un sens: le sens que nous pouvons lui donner, sans véritablement y réussir.

Pour moi, chaque vie humaine, paradoxalement, a un sens et occupe un espace et un temps qui lui sont accordés. Pour moi, aucune vie n’est inutile car, en réalité, toute vie est une passion. Peut-être, me direz-vous, une passion inutile, cependant nécessaire puisque ce n’est que très tard, au bout du voyage, que nous arrivons à placer la dernière pièce du puzzle de notre existence pour élucider enfin le sens indéchiffrable qui contient la logique implacable de notre pénible pèlerinage. Les grecs appelaient ce pèlerinage pathos: cette passion provocatrice et épuisante à laquelle nous sommes soumis, à laquelle nous sommes condamnés tous et toutes, et parfois nous essayons de nous en libérer, mais toujours en vain. Il faut alors assumer cette passion, il n’y a pas d’autre issue. C’est pourquoi nous sommes tous et toutes des proies faciles de notre agon (du grec, lutte), de cette lutte qui se traduit par une agonie permanente.


Et tout commencement a une fin

Le réalisme archétypique essaye de terminer le puzzle, essaye de placer la dernière pièce qui manquait pour que tout soit fini, pour que tout soit révélé et pour que tout soit finalement compris. C’est une image, et tout ce réduit à une image.

Pour moi, la véritable écriture n’est ni narrative ni descriptive, la véritable écriture est et sera toujours une écriture d’images. Cela en a été de même pour Marcel Proust, pour James Joyce, pour Virginia Woolf, pour Homère, pour Dante Alighieri, pour Albert Camus, pour Nikos Kazantzakis, pour Jorge Luis Borges, pour Julio Cortázar, pour Juan Rulfo, pour Gabriel Garcia Marquez, pour Reinaldo Arenas et pour tant d’autres écrivains comme c’est le cas, au Vénézuéla, d’un Israel Centeno, avec son roman Exilio en Bowery, ouvrage qui nous parle de l’espace archétypique de l’exil comme habitat naturel et patrie où nous habitons tous, malgré nous, avec nos chimères et nos rêves inconclus, nos délires insensés, nos égarements irrationnels, images toutes de l’exil intérieur, archétype de l’exil du titan Chronos dans sa terre d’origine où il vivra condamné pour toujours. Ce roman est un peu l’image de toute une génération de latinoaméricains qui attendent encore et toujours le miracle de la rédemption de leur existence. Cependant cette attente est un karma, est un destin mais est aussi un lourd atavisme à supporter qui nous cloue au sol et nous condamne à l’apathie. Seule l’imagination folle et délirante nous libère pour quelques instants de cette prison où, comme le Comte Ugolino chez Dante ou comme le personnage principal du roman Le désert des Tartares de Dino Buzzati, nous apprenons à survivre à nous mêmes car cet exil insupportable, insoutenable, intolérable, et parfois même scandaleux, nous fait subir les pires tourments de notre âme.

Tous ces écrivain ont exprimé leurs idées et leur conception de la vie au moyen d’une écriture faite d’images pour, d’une manière allusive, nous remettre en contact avec un sens plus profond, et sans aucun doute, trascendant de notre existence, un sens qui nous permet de lui restituer sa véritable dimension spirituelle.


Le fil d’Ariane

Le fil conducteur de la conscience d’un personnage quelconque qui tisse sa trame, son propre récit, et élabore le tissu de son existence malgré les circonstances, et souvent à contre-courant des circonstances, est le véritable récit, celui qui nous intéresse: le reste n’est que décor, le reste est superflu, mais cependant bien indispensable.

Combien de moments superficiels ne faut-il pas vivre tout au long de notre vie pour enfin comprendre quelque chose de profond? Proust est le meilleur exemple de la valeur de la superficialité et du superflu. Combien de lignes ne faut-il pas lire de A la recherche du temps perdu pour enfin avoir accès à une réflexion profonde et transcendante dans son roman? Ce n’est qu’à la fin de ses sept volumes que l’on comprend enfin la véritable dimension de son écriture et de ce qu’il a voulu nous transmettre réellement.

Ce fil conducteur représente l’agon du personnage, sa lutte et également son agonie, car toute forme de conscience est en soi l’expérience d’une agonie.

Si le dénouement de la vie est la mort, à quoi sert la vie?

Tout le sens de la vie est contenue dans cette question.

Si le but de la littérature est le sens de la poétique (du grec poiesis, création), à quoi sert la littérature?

Tout le sens de la littérature est contenue dans cette question.

Lorsque Gustav von Aschenbach dans La mort à Venise de Thomas Mann, roman archétypique par excellence, monte à bord de la gondole qui va l’emmener vers l’hôtel du Lido où il va se loger, au début du récit, ce qu’il fait réellement c’est monter à bord de la Barque de Charon qui va l’emmener vers l’Hadès où il va vivre une grande secousse et une profonde transformation et également la mort car il va avoir une rencontre inattendue avec l’image et le symbole de la Beauté, avec l’archétype de la Beauté: Tadzio. Le gondolier, qui parle un langage confus et incompréhensible dans ce roman, assume une attitude particulièrement mythique et archétypique qui éclaircit le récit et l’évolution du personnage. Cette évolution commence, au début du récit, aux portes d’un cimetière et termine sur la scène de la mort de von Aschenbach. C’est à ce moment-là où von Aschenbach voit Tadzio, ce psychopompe (du grec psuchopompos, guide vers l’au-delà) et psychagogue (du grec psuchogogos, éducateur, maître et guide de l’âme) lui signaler de la main l’horizon, cet horizon où le soleil (d’Apollon) lui fait contempler (et comprendre), à son dernier souffle, l’inaccessible, ce qui ne peut être atteint: l’Absolu.

Le roman de Thomas Mann est un roman avec des caractéristiques propres d’un réalisme mythique et archétypique.

Ce roman nous invite à faire trois lectures différentes: la première, une lecture littérale, la plus répandue malheureusement, la plus portée à considérer cette oeuvre comme une simple histoire d’attirance et d’obsession perverse; la seconde, métaphorique, est celle qui asume l’histoire de von Aschenbach comme si c’était un voyage, un éveil de la conscience de la mort (qui est en fait le véritable éveil); et la troisième, mythique et archétypique, est celle qui nous raconte l’expérience émouvante de von Aschenbach, expérience au caractère spirituel qui se traduit comme une rencontre avec l’archétype de la Beauté (Aphrodite), Tadzio, qui devient une expérience qui le transforme profondément (comme toute expérience religieuse et sacrée) et qui rachète son âme en donnant à son existence banale et matérielle une dimension trascendante, un sens trascendant.

Le langage narratif devient par conséquent un simple instrument et un décor qui, comme un pont, symbole de conexion, de liaison, de passage et de franchissement d’un seuil, nous permet d’avoir accès à une plus profonde et exemplaire compréhension du drame permanent de l’âme humaine: son voyage éphémère au milieu d’une terre hostile, chaotique et incompréhensible qui s’appelle « la vie » et qui est, malgré tout, son habitat naturel.


Un dernier mot

El viaje inefable partage ces caractéristiques archétypiques et mythiques ainsi que mes deux romans El ineludible destino et Memorias de la Esperanza. Ce qui m’intéresse c’est le voyage archétypique et mythique des personnages, à la manière d’un Ulysse ou d’un Leopold Bloom.

Pour faire une synthèse de cet exposé et pour terminer cette réflexion, mes romans sont essentiellement des romans existentiels. Ils essayent de répondre, sans vraiment y réussir, aux questions que nous nous posons parfois dans la vie:

La vie, qu’est-ce que c’est...; qu’est-ce que la mort...; qui est Dieu?

La réponse de mes romans n’est qu’une réponse insuffisante. Ils veulent tout simplement parler de la souffrance humaine, de la détresse, du désespoir. De l’intolérance, de la violence, de la cruauté, de l’ignorance, de la bêtise, de l’égarement, du mystère de l’âme et de la place qu’occupent les hommes dans la vie puisque, tôt ou tard, les hommes doivent mourir. C’est pourquoi, tout au long de mes récits, mes personnages ne font que vivre, apprendre et désapprendre, ne font que lutter avec eux-mêmes afin de trouver une voie, une issue et un sens à leur vie, sens qui leur permet de se libérer de leur propre labyrinthe qui les retient prisonniers.


La littérature et l’écriture

« Le style, c’est l’âme. »
Romain Rolland

La littérature nous invite à rêver et à revivre l’aventure des personnages afin de nous libérer de ce supplice de Tantale ou de Sisyphe qui fait de notre existence un lieu stérile et douloureux. Parce que la littérature n’est pas la réalité: elle est toute la réalité. Nous ne sommes réels que dans nos rêves, nous ne sommes sincères que dans nos rêves et la littérature est le Grand Rêve.

La littérature transcende l’immédiateté et la littéralité des gestes de tous les jours car elle nous permet de créer des liens avec les espaces infinis de la passion et de l’agonie, de la lutte et du sentiment humain, comme si c’était la cérémonie d’un acte religieux et sacré. Elle est aussi le seul moyen d’interpréter le long silence de Dieu.

La littérature est la terre fertile de la foi où les hommes retrouvent leur vrai visage de l’espérance qui les réconcilie avec eux-mêmes, avec les autres, avec la vie et la souffrance, parce qu’elle justifie leur raison d’être.

Ecrire, c’est réciter un Mantra, c’est faire des incantations, c’est prier, c’est implorer et pleurer en silence les larmes de la mémoire et de l’oubli. C’est aussi danser au ryhtme de l’esprit et de l’âme la danse incompréhensible de l’inconscient.

Ecrire est un acte religieux, une cérémonie, un baptême, une Extrême- onction car, lorsqu’on écrit, on naît et l’on meurt, parce que quand on écrit, on écrit comme si c’était la première fois et comme si c’était aussi la dernière fois.

Ecrire, c’est vouloir se mettre à rêver l’impossible.

Et l’écriture est à la littérature ce que l’art est à la connaissance car elle est la seule raison d’être d’une aventure de l’esprit qui nous libère du poids de la vie, et du fardeau qu’est la conscience, pour nous faire découvrir notre inmense richesse éthique et notre intarissable imagination, trésors que nous partageons tous comme un seul héritage, à la fois particulier et universel.

Ecrire, c’est se mettre à l’écoute de la vie et c’est aussi faconner un visage avec l’argile qu’est le langage pour lui donner une apparence evanescente grâce à laquelle nous reconnaissons ce que nous sommes: à peine quelques grains de poussière, poussière qui, avec un peu d’eau, de foi et de bonne volonté, peut faire refleurir les bouquets des illusions de l’esprit comme s’ils étaient tous un cadeau du ciel parce que, comme l’a dit une fois Augusto Monterroso, « Dieu n’a pas encore créé le monde; il est en train de l’imaginer tout simplement, comme entre deux rêves. C’est pourquoi le monde est parfait, mais confus ».

Paris, vendredi 2 mars 2007


NOTE

* 

Conférence à la Maison de l’Amérique Latine, 217, Boulevard Saint-Germain, Paris (vendredi 2 mars 2007, 18h 30).