CHAPITRE V
LE MONDE PRÉCOLOMBIEN
Nous avons déjà souligné que le panorama que nous offrent les cultures précolombiennes est vaste et complexe, bien que les vestiges ayant perduré de leur grandeur sont plus que suffisants –par leur évidence– pour pouvoir les reconstituer dans leur essence. Depuis les Esquimaux et les Indiens du Canada et d'Amérique du Nord, jusqu'aux Araucas et les pampas du Chili et de l'Argentine, s'étend un immense réseau de mythes, traditions, rites, usages, coutumes, modes de vie, etc., qui en dépit de leur diversité s'articulent de façon cohérente et nous projettent une image de ce que furent ces cultures avant la conquête espagnole et la colonisation, bien que beaucoup d'entre elles s'étaient alors déjà perdues–ou avaient fusionné avec d'autres– ou bien s'étaient déformées par rapport à leurs origines, avaient été figées dans des formes mineures par des desseins historiques, pour des motifs politiques et économiques.1 À l'arrivée des Européens, cet énorme patchwork de cultures se trouvait à divers stades de 'développement'. Le 'développement' dont nous parlons n'est en aucune façon 'progressif', comme une avance conjointe et linéaire de l'homme en tant que membre de l'évolution de l'espèce ou qu'inventeur de 'progrès' scientifiques, sinon qu'il est considéré ici d'après les différentes étapes cycliques –naissance, jeunesse, maturité, décadence– selon lesquelles se développe toute culture jusqu'à finalement disparaître, et resurgir sous une autre forme, naissant des anciens germes et dont le destin sera semblable à celui de ses précédentes et de celles qui suivront. C'est particulièrement évident en Amérique antique, où les vestiges d'anciennes civilisations disparues cohabitaient –et cohabitent– avec de nouvelles façons culturelles à divers stades d'évolution –pour des motifs particuliers à chacune– dessinant une complexe mosaïque de peuples, une multitude de coutumes et d'usages, de formes et de cultures multiples et changeantes –qui parfois coexistent dans la même société–, mais toutes avec un support, une structure commune, constituant ainsi un tout vivant et dynamique. Un ensemble de cycles et de roues qui se correspondaient entre elles et contenues les unes dans les autres, et ces dernières, à leur tour, avec un troisième ensemble, etc., ainsi, elles étaient toutes directement ou indirectement intégrées dans un contenant. Tout comme s'il s'agissait d'engrenages indépendants mais reliés entre eux et avec d'autres qui, s'emboîtant, composaient la carte ou le panorama de l'Amérique antique. Le fait, on le sait, n'a pas été exclusif des précolombiens, car partout les sociétés et les royaumes ont eu les mêmes caractéristiques d'indépendance et d'intégration entre eux, uniformisées seulement à l'apparition des empires ou de schémas analogues, qui devaient prendre une forme totalitaire et rigide, s'imposer par la force des armes en rendant leurs voisins tributaires ; il paraîtrait cependant, d'un point de vue historique et cyclique, que les empires sont indispensables bien qu'ils aient pris des formes si militarisées et si abusives qu'ils utilisaient jusqu'à la tradition même comme facteur de pouvoir, ce qui pourrait avoir été le cas des gouvernements aztèques et incas qui ont pourtant mené leurs peuples à un maximum d'organisation, d'activité et d'épanouissement quantitatif.2

D'autre part, beaucoup de sociétés traditionnelles avaient été constituées comme autant de noyaux distincts, formant des familles qui ne se comportaient pas toujours d'une façon homogène. Il nous faut dire aussi que ces inégalités se compliquèrent encore davantage à l'époque de l'invasion européenne, puisque les divers peuples reçurent des traitements différents et réagirent à leur manière face à la conquête, jouant ainsi leur propre histoire. Cependant, et malgré cela, il est surprenant qu'il subsiste autant d'analogies –clairement observables– entre les Indiens américains du Nord, du Centre et du Sud. Parfois, les distances séparant ces innombrables peuples entre eux étaient à peine d'un ou deux jours de marche, et dans d'autres cas elles étaient énormes. Ils se communiquaient pour le commerce ou la guerre et ainsi s'influençaient mutuellement, mais parfois, pour des circonstances diverses, ils se maintenaient plus ou moins isolés les uns des autres durant de très longues périodes. Cette sorte de peuples coexistaient parfaitement sur le même continent géographique et dans le même temps historique, et dérivaient d'un noyau plus grand qui les englobait tous, langues et caractéristiques secondaires, que ces peuples aient été nomades au moment de la 'découverte', qu'ils aient amorcé leur décadence ou qu'ils aient été jeunes ou dans la plénitude de leur pouvoir. Peu importe qu'ils aient été de simples récoltants ou des êtres capables de s'exprimer par les idéogrammes ou les systèmes de calculs aussi complexes que leurs calendriers. Penser que les peuples nomades n'ont pas encore évolué revient à croire en un système historique officiel progressif et imaginaire où le genre humain, partant du singe ou du poisson parvient finalement au cadre supérieur, ce qui est, à l'observation de la réalité historique la plus élémentaire, d'une fausseté si évidente que tout novice de bonne foi prendra immédiatement cette duperie en horreur. Beaucoup de peuples nomades ont été précédemment sédentaires, et plusieurs d'entre eux ont été l'un et l'autre au cours de leur histoire, comme c'est le cas d'Israël. Les cultures nomades –et cela vaut aussi pour les cultures 'primitives'– ne sont ni attardées ni inférieures, encore que l'on prétende leur octroyer une catégorie à demi évoluée ou qu'on les confonde avec des hordes de sauvages. À l'apogée de la tradition islamique, par exemple, elles ont coexisté avec la magnificence et l'avance des grandes villes sans aucune interférence, mais se complétant plutôt, comme il est aisé de corroborer avec le fait que l'Islam est effectivement la religion du désert. Ce mode culturel subsiste encore de nos jours, et les peuples vivant de cette manière, non seulement ne cessent pas de réaliser leurs traditions, mais les pratiquent dans la perpétuelle surveillance du danger et du départ, dans la réitération rituelle des journées successives, dans leurs lois, leurs us et coutumes et dans leur Connaissance, transmise par l'initiation aux mystères cosmogoniques –comme dans toute société sédentaire– exprimés par leurs symboles et leurs manifestations culturelles. À l'inverse des sédentaires, par les caractéristiques propres aux pérégrinations, ces groupes ne sont pas autant conditionnés et vivent le mouvement et le temps de façon plus directe. Et dans la Rainure –espace qu'ils parcourent généralement– dont le paysage est l'immensité du firmament, leur communication avec le ciel, les étoiles et l'environnement est beaucoup plus forte que dans les villes. Leur intégration dans la nature, comme image du surnaturel, est indéniable par leur dépendance à ses cycles et formes pour subsister, car ils vivent généralement de la cueillette ou de la chasse, ou sont bergers ou pêcheurs. L'on oublie aussi souvent que la plus grande partie des peuples que l'on appelle nomades sont en réalité semi-nomades, puisque leur installation temporaire –parfois prolongée– dans certains parages a permis qu'ils pratiquent l'agriculture là où c'était possible, ou qu'ils résident périodiquement dans certains lieux.3 C'est là le cas de nombreuses cultures précolombiennes auxquelles l'on attribue l'ignorance de la cristallisation, solidification et stagnation des formes de sociétés sédentaires ou urbaines, lesquelles paraissent nécessairement rigides en regard de la liberté de mouvement des nomades, reflet d'un état primordial.

L'on ne se souvient généralement pas non plus que, pour les Grecs, la présence de la statue classique en tant que modèle de rythme, harmonie et perfection, c'est-à-dire comme expression de la Beauté, attribut des dieux, était l'héritière directe de la pierre brute, expression naturelle et témoignage direct de l'énergie divine. En effet, la statue polie représentait une forme indirecte de la présence sacrée, puisqu'elle se manifestait alors sous le clinquant de l'aspect et l'appréciation esthétique, toujours relative encore que les artistes désirent faire parler la pierre ou la révéler dans son intimité. En raison de leur contact permanent avec le ciel, les peuples nomades, ou les pèlerins, n'ont besoin que de peu d'images intermédiaires et leur relation avec le céleste n'a jamais été discutée : ils ne sont donc en aucun cas inférieurs aux sédentaires ni doivent être considérés comme un stade embryonnaire de ces derniers.

Au sujet de l'origine historique des peuples américains, la science moderne en a fait une question si primordiale que toute appréciation se référant à ces civilisations a été envisagée dans cette perspective, ce qui a empêché de pouvoir contempler l'unité des traditions indigènes –livrées à leurs expressions culturelles–, et de souligner la majesté de leurs civilisations. Cette attitude a subsisté jusqu'à nos jours en raison de ce que les 'découvreurs', conquistadors et colonisateurs ont cru, croient encore et font croire : que l'éveil de ces sociétés commence avec leur arrivée ou leur intervention. Ce qu'ils ne savent pas, c'est que cette idée qu'ils affichent est due à leur sentiment de possession de l'histoire, qu'ils ont institutionnalisée, qu'ils croient être une branche de la divinité 'science', qui est l'unique vérité. Et leur foi va à l'histoire officielle, dont ils sont les représentants, puisqu'avant l'invention de cette discipline la chronologie n'existait pas, donc la vie non plus, selon ce qu'ils imaginent.4

Du point de vue des millions d'Indiens qui peuplaient et peuplent le continent et qui continuent de marquer leur temps, leur vie et leur nom par d'autres pratiques, il s'agissait –et il s'agit– d'une intrusion pure et simple, d'une occupation obtenue par les mensonges et la violence, à laquelle ils ne s'intégrèrent ni ne s'intègrent réellement en raison de ses caractéristiques profanes. Par ailleurs, le fait que les Européens de la renaissance aient 'découvert' l'Amérique nous fait nous questionner : Devant quoi ou qui s'est produit cet événement ? Et nous retrouvons ici le même point de vue erroné que précédemment : que l'on considère l'histoire –d'Occident, bien sûr– comme une institution légale et scientifique, totalement véridique, comme une réalité indépendante qui la fait indiscutable et sans appel. Toute cette invention doit alors nier la véracité de tout ce qui ne tombe pas sous sa férule, ou qui lui est inconnu et donc inexistant ; dans ce cas, tout le continent américain, ses cultures, ses civilisations, avec lesquelles l'on ne comptait pas jusqu'alors. De là vient aussi le besoin de lui trouver une origine, une officialisation, une classification, de l'étiqueter et le légaliser pour la consommation, le faire assimilable sans surprises ni trop de contrariétés. Quant à la 'découverte', elle n'est telle que de la perspective occidentale et historique, puisque d'un côté cette 'découverte' serait mutuelle et de l'autre, l'on sait que ces cultures avaient eu des contacts entre elles ainsi qu'avec d'autres continents à travers les mers, à l'instar de tous les peuples du monde. Mais le préjugé le plus lamentable est sans doute celui du progrès associé à l'évolution, qui est exprimé dans les 'théories' qui font de l'homme le descendant du singe et autres abâtardissements transformistes. L'auteur n'est pas le premier à affirmer que les thèses darwiniennes et 'évolutionnistes' représentent le premier apport au genre littéraire de la science-fiction, amélioré plus tard par le père Teilhard de Chardin. Il est vrai que nous ne voulons pas insister sur des sujets qui ne nous incombent pas directement, puisque notre travail n'a besoin que du symbole en soi et des idées ou principes universels qu'il manifeste, formant les cultures, bien que nous ne voulons pas manquer de signaler ces anomalies dont est entachée toute vision 'scientifique' du précolombien.5 Une investigation intégrale du panorama américain antique doit tirer ses éléments fondamentaux des symboles culturels à l'aide de ce que l'on nomme aujourd'hui l'anthropologie, l'ethnographie, l'archéologie, la linguistique, l'ethnobiologie, l'économie, les sciences sociales, et bien sûr de l'astronomie, les mathématiques, l'architecture, l'art, etc. Toutes ces sources se synthétisent et naissent d'une seule réalité : celle de l'homme, l'humain, selon la valeur que lui donnaient les américains, pris en compte d'un point de vue traditionnel et non sous la perspective que nous octroyons de nos jour aux propriétés personnalisées du phénomène humain. Car c'est à travers l'homme traditionnel et ses symboles que nous pouvons nous rapprocher et nous reconnaître nous-mêmes en tant qu'êtres humains dans leur intégralité, au moyen de la compréhension que nous procure la voie symbolique agissant comme un support et un parcours ordonné de connaissance, nous révélant notre identité et notre véritable origine extra-temporelle, comme celle du monde.

En général, les personnes moyennement cultivées ont une idée du précolombien qui se borne, au mieux, à se souvenir du nom de peuples mystérieux appelés Incas, Mayas et Aztèques. Loin de là, nous l'avons déjà dit, puisque les cultures précolombiennes du passé, et celles qui perdurent encore aujourd'hui, isolées, lointaines et fragmentées, étaient une multitude. Les Aztèques aussi bien que les Incas constituaient des peuples militarisés formant deux grands empires qui, lorsque survint la conquête espagnole, n'étaient âgés que de quelques siècles –ils se trouvaient alors à l'apogée de leur développement guerrier, organisateur et commercial–, en étant arrivés là grâce à la dégradation généralisée des peuples alentours, ce qui marqua leur destinée historique. En réalité, l'étrange monde précolombien dans son ensemble vivait alors un drame interne, une déchirure intérieure qui rendit possible la conquête européenne, selon l'avaient prophétisé unanimement leurs prêtres, ce qui est notoire au Mexique et au Pérou (ainsi qu'aux Antilles, au Brésil et en Amérique du Nord avant l'arrivée du capitaine Coronado, etc.). Et s'il est vrai que ces deux empires dominaient une grande partie du continent, c'était loin d'en être la totalité, et il y avait par ailleurs une grande liberté au sujet des croyances de chacun des peuples devant tribut car, malgré les divinités locales, la doctrine de base, la conception du monde et la manière de la symboliser étaient essentiellement les mêmes ; de plus, les traditions et connaissances qui étaient celles de ces peuples provenaient d'une origine commune, bien que dans le cas concret de ces deux empires, les premiers Aztèques et Incas les avaient obtenues des cultures plus élaborées –et déjà décadentes– de leurs sages prédécesseurs et voisins, alors subjugués par le régime impérial.

L'on pourrait imaginer un immense plan cinématographique, depuis une altitude suffisante pour embrasser tout le continent américain. L'image reste congelée, la caméra fixe et nous observons ainsi avec attention les mouvements qui s'y produisent en 1492, quelques jours avant l'arrivée des Espagnols, c'est comme une danse rythmée de gestes harmonieux et coordonnés, une ruche pleine de vie bouillonnant d'activité.6 L'on calcule que vivaient alors en Amérique plus de cent millions de personnes organisées en milliers de sièges et de centres secondaires indépendants. Seulement au Mexique et aux États-Unis, l'on parlait environ cent familles de langues distinctes. L'on doit y ajouter la diversité des us et coutumes, cérémonies, fêtes, costumes et croyances locales, ainsi que des caractéristiques raciales très différentes. Les climats, les lieux géographiques avec leur faune et leur flore, déterminèrent d'innombrables particularités de ces peuples, qui par conséquent se manifestèrent de manières extrêmement variées qui nous surprennent et nous ravissent par la richesse des contenus et des formes –qui les distinguent les uns des autres– qui s'appuient sur une base commune ; une structure invisible, qui procure à l'ensemble son unité –et le différencie ainsi du Vieux Monde–, qui se manifeste par l'intermédiaire de leurs symboles et leurs mythes, et est exprimée dans leurs cosmogonies, théogonies, croyances et modes culturels. En effet, si notre caméra opérait un travelling descendant pour cadrer n'importe quel point du territoire américain, nous trouverions un noyau culturel en pleine activité qui, par son étude essentielle, nous transmettrait une structure, un symbolisme parfaitement cohérent et assimilable à celui de tout autre noyau que nous voudrions ou pourrions étudier. Il est vrai que cela est dû en grande partie à ce que les structures archétypales sont toujours les mêmes en tout temps et lieu, mais surtout –et c'est là ce qui nous intéresse et constitue l'un des motifs de ce livre– à ce que les symboles précolombiens forment un ensemble de modules spécifiques, typiquement américains, qui représentent peut-être la plus vaste expression de la connaissance cosmogonique traditionnelle.

Il pourrait sembler, superficiellement, qu'à traiter du symbole à sa source primaire, dans sa synthèse dénudée, il perdrait une grande part de sa splendeur multiple et de ses couleurs attirantes, mais un regard plus serein nous ferait réaliser que c'est grâce à la connaissance du symbole et des schémas symboliques que nous pouvons non seulement comprendre l'essence et la pensée de ces civilisations et cultures, mais aussi goûter réellement, savourer, dirions-nous, et admirer l'immensité, la richesse, l'harmonie, la majesté, l'originalité et la variété des formes précolombiennes, miroir de celles du monde tout entier.


Codex Borgia
L'Amérique ancienne
Nous voudrions faire remarquer quelques valeurs de la Tradition précolombienne qui ne sont pas très connues en général, pour diverses raisons. Nous désirons continuer de souligner certains aspects ésotériques de l'Amérique ancienne, vu le peu d'importance que donne la science officielle aux symboles traditionnels de diverses cultures, qui constituent cependant le langage par lequel s'exprimèrent les civilisations qui nous précédèrent et desquelles, qu'il le veuille ou non, l'homme moderne a tout reçu ; héritage qu'il s'est d'ailleurs chargé de dilapider à tort et à travers, s'affrontant dès lors à l'irréversibilité de ses actes.

Nous commencerons par quelques données sur divers aspects des Indiens américains, des Esquimaux aux natifs de la Terre de Feu ; de l'Arctique à l'Antarctique, en passant par les tropiques et la ligne des équinoxes. Si nous commençons par les Esquimaux, nous trouvons un peuple qui, malgré des habitudes en rapport direct avec l'environnement et le climat, possède beaucoup de traits communs avec les cultures commençant de se répandre vers le sud, et qui utilise même des éléments se retrouvant dans d'autres cultures américaines. C'est le cas de la sarbacane qui se retrouve dans des régions aussi lointaines que le Paraguay et le Brésil et pratiquement dans toute l'Amérique indigène. Ils ont également été chasseurs de têtes (tête-trophée), caractéristique de tout le continent, bien qu'on la retrouve aussi dans d'autres traditions. Ils portent leurs enfants 'enveloppés' dans le dos, coutume unanimement observée plus au sud et qui est encore fréquente dans les pays possédant des ancêtres indigènes. Mais surtout, les Esquimaux constituent un exemple, un modèle, de ce que l'on trouvera chez les indigènes américains. Nous faisons particulièrement référence à ce que cette culture est à elle seule un monde d'une grande richesse et donc un champ de travail immense, tout comme les autres peuples installés plus au sud qui, sur un fond ou une base symbolique et culturelle semblable, possèdent leurs propres caractéristiques et une physionomie individuelle complexe. Les Esquimaux eux-mêmes sont plusieurs tribus distinctes qui, en continuel mouvement durant des siècles, ont peuplé non seulement l'Alaska mais aussi tout l'Arctique. Si nous descendons plus au sud, nous trouvons les Indiens qui vivent aujourd'hui au Canada et aux États-Unis, qui furent des peuplades innombrables, qui parlaient des langues distinctes et avaient des organisations sociales, des habitations, des us et coutumes différents, ce qui les identifiait en tant que nations. Beaucoup d'entre elles possédaient une grande similitude, généralement en vertu du voisinage ou de la zone écologique (mais d'autres avaient des caractéristiques très dissemblables), à commencer par leur langue ; il y a cependant des cas où des sociétés très éloignées ont des particularités communes, voire une parenté linguistique. L'ensemble de l'Amérique ancienne donne l'impression d'une grande Tradition mère qui se serait partagée en familles de nations qui ont, à leur tour, subi des évolutions diverses, des changements intérieurs et des influences extérieures. Au moment de la découverte de l'Amérique, toutes ces tribus étaient de plus des sociétés guerrières qui luttaient perpétuellement entre elles au long de tout le continent, ce qui, soit dit en passant, facilita leur conquête aux Européens qui, au courant de ces caractéristiques, les utilisèrent à leur profit au moyen d'alliances contre des tiers.

Remarquons de nouveau que, malgré cette multitude de formes et cette explosion de couleurs manifestées par l'Amérique précolombienne, les symboles exprimant ses connaissances sont analogues et se réfèrent tous à la même cosmogonie primordiale, qu'il s'agisse d'indigènes nomades vivant de la cueillette et de la chasse, ou semi-nomades possédant les prémices d'une agriculture, ou encore habitants de villes-état ou de cités impériales. Dans ce qui est aujourd'hui les États-Unis et le Canada, prédominaient les nomades et les semi-nomades répartis en royaumes bien distincts et de conditions géographiques et climatiques diverses. Ces cultures ne sont néanmoins d'aucune façon inférieures aux sédentaires, et très peu d'éléments (bien que combinés avec subtilité et délicatesse) leur suffisent pour établir les relations nécessaires à la compréhension du monde et y vivre en harmonie, grâce à la nature synthétique, éclectique et magique de la pensée archaïque, qui relie constamment par analogie, les signes et signaux de la manifestation visible avec les énergies et divinités invisibles, qui s'expriment perpétuellement à travers les êtres et les phénomènes naturels. La cité moyenne, ou la ville-état est une étape plus sophistiquée, et met en œuvre une série d'éléments raffinés qui développent, étayent et complètent les connaissances cosmogoniques originellement exprimées. La grande cité est l'étape suivante, représentante d'une civilisation qui est le centre d'une irradiation culturelle jusqu'à de grandes distances. Ici, la splendeur d'une civilisation est manifeste et se trouve à son apogée, qui est aussi le commencement de son déclin. Comme dans le cycle solaire, où lorsque l'astre atteint son point le plus haut et à ce moment doit donc redescendre. Cela est valable pour tout cycle vital et pour n'importe quel organisme, que ce soit celui de l'homme ou le social, puisque les cultures aussi naissent, se développent, mûrissent et meurent, et les civilisations qui nous précédèrent ont été assujetties à cette loi, tout comme nous le sommes. La raison en est un enkystement que souffrent les structures culturelles et qui s'achève avec leur fin dans le temps historique. Cet enkystement, ce durcissement ou solidification, se fait évident dans le symbolisme constructif, où il est visible comment les nomades et semi-nomades échangent leurs tentes de peau pour des maisons de bois en devenant sédentaires, pour en arriver finalement à construire en pierre.7

Les premières villes-état commencent à s'observer au sud des États-Unis et s'étendent en alternance avec les cités impériales, ou les grandes villes, sur tout le continent jusqu'au nord de l'Argentine et le Chili, à partir d'où l'on retrouve des peuples et tribus nomades ou semi-nomades.

Au sujet de ces villes ou civilisations, nous signalerons que pour les européens, et même d'un point de vue profane, il a dû être indiscutable de constater l'ordre, la concorde et l'indéniable richesse de beaucoup de leurs créations culturelles, commençant par les plus simples et claires, et culminant par leurs complexes cérémonies corrélatives avec leur panthéon, et leurs cours splendides et sophistiquées, patentes dans la figure du roi, son palais, sa toilette, son titre, ses symboles de souveraineté, sa cour, etc. ; ce qui attire l'attention sur le fait que les envahisseurs ne cherchaient pas à connaître l'idiosyncrasie des vaincus, bien qu'un simple soldat pouvait comprendre qu'il existait là un ordre, une urbanité.

Parmi les civilisations américaines les plus importantes, nous devons signaler, pour leurs monuments, celles de Méso-Amérique : du nord au sud, celles de la vallée centrale du Mexique commençant avec Teotihuacán et suivies de celles de Monte Albán et les cités mayas. Il est évident que cette classification est extrêmement générale et laisse de côté des cultures entières qu'ont étudiées de nos jours aussi bien l'archéologie que l'anthropologie. Suivant l'itinéraire, nous observons qu'en Amérique du Sud apparaissent de grands centres cérémoniels et urbains, au Pérou et en Bolivie, beaucoup d'entre d'eux étant bien sûr préincasiques. Il reste encore d'autres villes et centres à découvrir, et il faut rappeler que la plus grande partie des ruines connues ont été fouillées et nettoyées durant ce siècle. Pour donner une idée de la magnitude de ces civilisations ou ces grands centres, nous dirons qu'il en existait plus de vingt rien que sur le territoire maya, bien qu'à l'arrivée des espagnols dans cette zone, cinq siècles s'étaient écoulés depuis la brillante époque maintenant appelée classique. Chacun de ces peuples précolombiens était très nombreux et, pour en faire une idée, Tenochtitlán, la capitale des Aztèques décrite avec admiration par les chroniqueurs qui purent la connaître, avait environ trois cents mille habitants. Bien sûr, tous les centres ne possédaient pas cette densité de population, mais nous rappellerons qu'il y avait des centaines de tribus et royaumes distribués dans toute l'Amérique ; d'autre part, cette population diminua de plus de la moitié durant les premières années de la conquête à cause des maladies (variole, rougeole, etc.), des guerres, des mauvais traitements, y compris les chiens lâchés sur les indigènes, et les suicides collectifs motivés par le désespoir et la tristesse, décimèrent les Indiens dans le même temps que leurs croyances et leurs institutions se voyaient dénaturées.

Au sujet de la façon d'appréhender le monde et la théogonie précolombiennes, ainsi que sur leurs us et coutumes, leur organisation sociale, économique et politique, leurs histoires, langues, types ethniques et toutes autres spécifications sur les antiques cultures américaines, l'on peut trouver une énorme quantité d'information, aussi bien dans les codex ou textes indigènes que dans l'œuvre des chroniqueurs espagnols des Indes (qui créèrent un genre au sein de la littérature hispanique), les documents historiques, les récits de voyageurs et les travaux des anthropologues, archéologues et chercheurs en général, ce qui facilite les recherches des savants, spécialement de ceux qui s'intéressent aux symboles en tant que transmetteurs des connaissances chiffrées des grandes traditions, et aussi comme moyen de pénétrer leurs secrets, ce qui implique chez les intéressés un esprit sans préjugés, sinon une complète réforme de leur mentalité, marquée et corrompue par le conditionnement que lui ont imposé les critères exclusivement matériels et strictement limités de l'ignorance contemporaine. 

Partout l'on retrouve ces symboles, dans n'importe quel élément de leur culture, s'exprimant dans toutes les activités humaines. Parmi celles-ci, dans leurs écritures pictographique, idéographique et hiéroglyphique, comportant parfois des éléments phonétiques. Tout comme dans leurs histoires mythiques (le Popol Vuh, par exemple) qui étaient jouées rituellement par de grandes masses d'acteurs, danseurs, chanteurs, récitants, musiciens, revêtus de leurs costumes et peintures de cérémonie, incarnant l'énergie de divers esprits et génies, mettant en scène leur cosmogonie qui se représentait dans un espace géographique sacré, miroir de la cité de l'au-delà, du ciel où ces histoires et leurs gestes exacts et précis –variables seulement dans les différentes chorégraphies et mises en scène établies au calendrier des fêtes– se répètent continuellement pour que soit possible la vie de l'homme et du cosmos. Combien de pouvoir et quel niveau de raffinement devait avoir un peuple qui réitérait constamment et rituellement sa cosmogonie et son exemplaire histoire mythique et symbolique en l'incarnant au quotidien et lors de cérémonies de cette nature, chaque jour de chaque mois de l'année, et chaque année de sa vie. Mais où les symboles sont les plus clairs, de par leur nature numérique et leurs références spatio-temporelles, c'est dans les calendriers méso-américains. Ces mécanismes astronomiques et astrologiques de construction mathématique, basés sur la nature cyclique et rythmique de la réalité, établirent les règles de toute leur culture et marquèrent l'existence du groupe et de l'individu, puisque l'être même et son nom étaient donnés par les périodes cosmiques désignées comme déités. Cette invention extraordinaire, où s'harmonisaient l'espace et le temps au moyen du mouvement perpétuel avec les astres, les couleurs, les saveurs, les maladies, les animaux et les végétaux, les pierres, les constructions humaines, les différents dieux, les phénomènes naturels, l'agriculture, la guerre et la paix, les prophéties et tout ce qui est imaginable, est d'une harmonie parfaite, et encore davantage si l'on pense que sa lecture possède plusieurs dimensions et que les différents plans où se manifeste cette admirable construction, miroir et modèle de l'univers, se fusionnent indissolublement, sans confusion, par analogies, en correspondance absolue avec la nature même des êtres, des phénomènes et des choses. Ces calendriers étaient la plus parfaite expression de leur vision cosmogonique et c'est sur cette base qu'ils structurèrent leurs civilisations ; c'était aussi ce qui marquait les fêtes rituelles et toute l'activité individuelle, et ils évoquaient la magie de leur cosmogonie en perpétuelle recréation, tout comme le faisaient les grandes cérémonies de représentations mythiques déjà mentionnées. Nous souhaitons rappeler de nouveau que toutes les structures culturelles précolombiennes, y compris l'organisation sociale, découlent de leur cosmogonie.

Il est curieux de voir combien la même vision du monde peut se parer de tant de détails différents et de nuances distinctes, comme c'est le cas des nombreuses nations indigènes. D'une matrice commune naissent des enfants différents, qui se distinguent individuellement. Cultures, civilisations ou empires, aussi dissemblables en apparence que les Aztèques et les Incas, révèlent dans leurs symboles numéraux, symboles spatio-temporels, mythes et conceptions rituelles, une origine commune. Les aspects essentiels, centriques ou absolus de leurs cultures sont les mêmes ; ne varient que les côtés substantiels, périphériques et relatifs. Ils prennent des formes distinctes et conduisent même à des pratiques opposées, et ils manifestent pourtant la même chose ; nous voulons signaler que c'est là précisément ce qui se passe dans les différentes expressions de la Philosophie Pérenne. En effet, c'est d'une origine commune, donc d'une Tradition Unanime qui est au bout du compte intemporelle et non-spatiale puisqu'archétypale, que dérivent les diverses formes et couleurs des manifestations particulières, s'agissant dans ce cas de cultures et civilisations dont beaucoup sont encore pratiquement inconnues, notamment celles qui furent crées par le Peau-Rouge et dont voulons offrir une image, comme une invitation à les étudier, afin de connaître, au moyen de la recherche et la compréhension effective de leurs codes symboliques, la structure de l'univers, leur vision cosmique qui est, de plus, l'expression archétypique d'une société traditionnelle ou archaïque. De fait, pour connaître vraiment la cosmogonie archétypale, il faut ne faire qu'un avec elle, c'est établir l'ontologie en tant que base d'une métaphysique authentique, ce qui n'est autre chose que recevoir l'héritage de l'antiquité, parfaitement valable pour toute circonstance de temps et de lieu, et par conséquent, pour la nôtre. 

NOTES
1 Par exemple, si nous étudions les Indiens des États-Unis et du Canada, nous constatons qu'ils constituent en eux-mêmes un véritable et très vaste complexe socioculturel, un monde qui, s'il survivait encore il y a deux siècles dans de nombreux cas, il a actuellement été pratiquement éliminé, surtout si l'on considère l'invasion totale des moyens de communication qui, tôt ou tard, détruit, transforme et uniformise le peu qui demeure encore des sociétés autochtones et de leurs valeurs.
2 L'empire apparaît à l'époque culminante d'une société et, paradoxalement, désigne son inexorable décadence.
3 De plus, les peuples qui ont voyagé pendant longtemps –et c'est le cas de nombreux peuples précolombiens– et vécu comme des nomades pour des motifs symboliques et sacrés (qui naissent à la constitution de leur culture et leur unité sociale), sont souvent confondus avec de simples hordes à demi-sauvages ou 'primitives' vivant de la cueillette. Les Aztèques sont peut-être ceux qui souffrent le plus notoirement de cette injuste erreur, qui se dissipe immédiatement à l'étude des fondements de leurs pérégrinations –telles qu'elles se trouvent documentées– présidées et ordonnées par un dieu, un prêtre-chef et un conseil des sages exécutif. Il faut par ailleurs souligner la constante mobilité des peuples précolombiens au cours de l'histoire et sur la géographie. Il est très intéressant de voir les similitudes et identités entre des sociétés très éloignées géographiquement, qui ont dû être très unies, voire une seule, en des temps lointains.
4 Personne ne se demande d'où viennent d'autres cultures ou civilisations avec autant d'insistance que lorsqu'il s'agit des cultures préhispaniques. La raison en est que, pour l'Antiquité et la Renaissance, ces autres cultures étaient plus ou moins situées géographiquement, et donc 'étaient déjà'. Puisque l'Amérique 'n'était pas', ses habitants devraient être comme des 'ajouts' bâtards, non originaux, peut-être d'une autre nature, sur lesquels se transfère l'ignorance personnelle. Et ceci sans nier d'aucune façon l'existence de migrations successives depuis d'autres points de la Terre, en particulier celles qui se produisirent dans un passé éloigné de notre temps historique. Edmond O'Gorman, dans son livre L'Invention de l'Amérique (Fondo de Cultura Económica, Mexico, 1977), démontre que la 'découverte' de l'Amérique est plutôt 'l'invention' de l'Amérique. Et nous rajoutons que ce fait, loin d'être une réalité historique irréfutable comme on l'imagine aujourd'hui, fût du point de vue du Vieux Monde 'l'idée' d'une découverte, puisque le Nouveau Continent ne faisait pas partie de la description géographique de la pensée européenne de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle. D'autre part, l'on ne connaissait pas encore à cette époque les 'preuves' géologiques et archéologiques de la jeunesse du Nouveau Monde.
5 Lorsque nous nous référons au symbole, il doit être bien clair qu'il s'agit aussi bien d'expressions graphiques ou visuelles, que de mythes, légendes ou danses, de l'étude du langage et de la cosmogonie, leurs conceptions de l'espace, du temps et des nombres, de l'agriculture, la médecine et les rituels de leur vie quotidienne, etc.
6 Il est intéressant de souligner que le Mexique fut envahi en 1519 et le Pérou vingt ans plus tard ; les Indiens des États-Unis, d'Argentine et autres ont formé des nations avec leurs propres modes de vie jusqu'au siècle dernier ; les cultures aborigènes subsistent actuellement, isolées dans les forêts, les déserts ou les montagnes, dans des endroits où la culture européenne n'est pratiquement pas arrivée, nous ignorons jusqu'à quand.
7 La différence entre une ville-état et la cité impériale, ou mieux, la grande ville, peut se remarquer en termes d'architecture dans les pyramides, qui se terminaient toutes par une petite enceinte sacrée. A la première, correspondent les pyramides avec une enceinte de bois et de paille, à la seconde celles de pierre.