| PRÉSENCE
VIVANTE DE LA CABALE II LA CABALE CHRÉTIENNE FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS |
![]() Portrait de Johann Reuchlin. Johann Nicolaus Wislinger, Huttenus delarvatus. Constance et Augsbourg, Martin Wagner, 1730. |
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CHAPITRE V LA CABALE EN ALLEMAGNE |
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Johann Reuchlin [1455-1522] Lors de son premier voyage en Italie, en 1482, l’Allemand Johann Reuchlin, docteur en lois de l’université de Tübingen, rencontre Laurent de Médicis et quelques membres de l’Académie dirigée par Marsile Ficin. Tout jeune, cet érudit, né à Pforzheim en 1455, visitait déjà les principaux centres culturels du continent ; ses séjours à Fribourg, Paris, Bâle, Orléans et Poitiers lui permirent de vivre de près les vents de renouveau de la culture en Occident, et d’accumuler des connaissances en arts libéraux, en lois ainsi qu’en langues, dont l’hébreu. En 1490, Reuchlin retourne en Italie pour approfondir le grec avec des savants venus de Grèce suite à l’invasion ottomane, et, la même année, il connaît Jean Pic de la Mirandole, qui l’introduit aux mystères de la Cabale, ce qui marquera un tournant dans son existence. À la suite de cette rencontre, vécue comme un événement extraordinaire, toute l’érudition dont Reuchlin est le dépositaire est mise au service d’une cause plus élevée, de sorte que ce personnage devient l’un des maillons fondamentaux de la chaîne de transmission de la Tradition Hermétique, et un synthétiste de trois de ses courants sapientiels, le pythagorisme, la Cabale hébraïque et le christianisme, dont il pénétra à fond les symboliques, les reconnaissant comme les facettes d’une Pensée unique qu’il contribuera à récupérer et vivifier, devenant l’un des grands représentants de la dite Cabale hermético-chrétienne en Allemagne. Notre auteur réalise une première approche de ce travail de synthèse dans son œuvre De Verbo mirifico, processus qu’il complétera 23 ans plus tard, avec la publication de De Arte Cabalistica, l’une des plus belles productions doctrinales nées de la Renaissance, écrite en latin avec de nombreuses annotations en hébreu, et que nous citerons abondamment dans cette étude, car s’y intègrent avec justesse et simplicité nombre de nectars de la culture occidentale. Nous devons aussi à Reuchlin la publication, en 1506, de la première grammaire systématique hébraïque écrite par un chrétien, De rudimentis hebraicis, donnant la mesure de l’importance qu’il accordait à cette langue arcane qu’il avait eu l’opportunité d’apprendre avec Jacob ben Jechiel Loans, le médecin de Frédéric III, et plus tard avec le physicien et cabaliste Obadiah ben Jacob Sforno. Il dit de l’hébreu:241
De Verbo mirifico connaît sa première édition en 1494, et Reuchlin le dédicace à Johan Dalberg, évêque de Worms et directeur du cercle humaniste Sodalitas Literaria Rhenana d’Heidelberg, que l’auteur rejoindra en 1496. Aujourd’hui, cette œuvre a pratiquement sombré dans l’oubli et ne compte que de rares éditions. Pour aborder les découvertes que Reuchlin commençait à entrevoir et à établir dans ce texte, ainsi que pour connaître l’atmosphère dans laquelle évoluait notre auteur, nous aurons de nouveau recours à l’historienne anglaise Frances Yates et son étude La Philosophie occulte à l’époque élisabéthaine242 dont un chapitre est consacré au sage allemand. Au sujet du De Verbo mirifico, elle déclare:
Sans une pensée magique, nul ne peut appréhender le flot de ce courant sapientiel et ses manifestations aux multiples facettes. Bien qu’il ne faille pas confondre la magie dont nous parlons avec la phénoménologie, ni avec les jeux spectaculaires d’un plan psycho-physique destinés à impressionner l’assistance pour l’attraper dans les geôles de l’esprit rationnel; ce n’est pas non plus apprendre à la va-vite un office ou une leçon, ni appliquer consciencieusement les instructions d’un manuel afin d’obtenir le résultat attendu ou souhaité au préalable. La Magie et la Théurgie dont ont fait l’expérience tous les hommes et femmes libérés de l’esclavage du profane, c’est vivre à fleur de peau, toujours, la présence intangible du Mystère qui se réécrit lui-même, rite qui est rien moins que routinier, ni l’ennuyeuse répétition d’une chose déjà connue, mais l’expression d’une perpétuelle nouveauté. C’est aussi avoir l’audace d’explorer et de connaître toutes les régions de la création inachevée, y compris les plus inattendues, cachées, sauvages et vierges, et laisser une main invisible ciseler de lettres brûlantes, de feu, tous les mondes et les êtres, qui en brûlant s’étendent, brillent et se consument, et dont les cendres feront renaître d’autres possibilités. À la Renaissance, cette pensée s’incarne en de nombreux endroits et de différentes façons, à commencer par ce phare qu’est l’Académie florentine dirigée par Ficin, suivi par tout un cortège d’entités et d’êtres en qui se révélera cette pulsation vivante du cosmos. En Allemagne aussi ont émergé plusieurs de ces centres intellectuels, dont beaucoup en marge de l’officialité –ce qui n’interdit pas que leurs membres aient été en même temps des hommes publics-, qui maintenaient en vie la Théurgie universelle. Konrad Celtes (1459-1508), poète germain né à Wipfeld, a été le fondateur de plusieurs groupes, à Heidelberg, Mainz, Vienne, Ingolstadt et Cracovie, qu’il avait baptisés sous le nom de "Sodalitas literaria"243 en s’inspirant de l’Académie de Ficin, dont il avait été le disciple. Il avait également étudié à l’Académie Platonicienne Romaine fondée par Pierre de Calabre (Pomponius Laetus) et à celle de Padoue, dirigée par Marco Musuro ; il avait en outre étudié le grec et l’hébreu avec Rudolf Agricola. Il fut couronné comme le premier poète lauréat d’Allemagne au cours d’une cérémonie présidée par l’empereur Frédéric III. Professeur de poétique et rhétorique à l’université de Vienne, il sera à la tête du nouveau Collegium Poetarum et Mathematicorum, et inspira ces cercles où prenait vie la pensée pythagoricienne, platonicienne et néoplatonicienne. Pendant la dernière décennie 1400, Reuchlin participa au cercle d’Heidelberg, dirigé comme nous l’avons dit par Johan Dalberg, en se chargeant de la bibliothèque, qui conservait de nombreux titres hébreux, grecs et latins, lui permettant d’y trouver un matériel abondant pour son travail intellectuel et spirituel Et cela transparaît dans ses textes, encore vivants aujourd’hui, puisqu’ils transmettent des vibrations, des idées, des codes qui peuvent être activés par l’intuition intellectuelle du lecteur attentif. En outre, et bien qu’il n’en existe aucune preuve écrite, ni actes, ni documentation certifiée, il est certain que le souffle du Verbe fécondait l’âme de beaucoup de ces poètes, magiciens et philosophes qui se rendaient perméables au pouvoir de la parole, à ses proportions, rythmes et modulations accordés à la musique des sphères ou des mondes, c’est-à-dire des états de conscience. Mais nous trouvons encore d’autres foyers de savoir en terres germaniques, des lieux où l’étude, les investigations sur les modèles symboliques et la pratique de la magie étaient vécues avec naturel, comme une chose réelle et authentique ; des milieux théophaniques où la connexion entre le ciel et la terre était directe. Nous pensons, par exemple, à l’abbaye de Sponheim, dont le bénédictin Trithème (1462-1516) fut l’abbé et dont la bibliothèque reçut la visite de l’immense majorité des savants de l’époque pour la magnitude et la qualité des œuvres qu’elle renfermait.244 Reuchlin avait rencontré Trithème en 1496, peu avant que l’abbé reçoive en rêve la révélation de son œuvre principale, Steganographa hoc est ars pro occultam scripturam animi sui voluntatem absentiis aperiendi (ou l’art d’ouvrir la pensée aux correspondants au moyen de l’écriture occulte, de 1499), un traité de magie, numérologie, abécédaires arcanes et autres symboliques, également inspirée de l’œuvre Peri anacriseon de Pelagius. Comme nous l’avons vu, ce dernier est un autre personnage déterminant de la chaîne de transmission magico-théurgique aux réminiscences pythagoriciennes, dont le disciple Giovanni Mercurio da Correggio ou Libanius Gallus avait rencontré Trithème en 1495 et lui avait transmis beaucoup des enseignements de son maître, le faisant participer à ses œuvres et débutant dès lors avec le bénédictin une correspondance suivie, qui serait publiée en 1590 sous le titre De vera conversione mentis ad Deum. À l’instar de Gallus, Trithème parle dans son Opera pia de la conjugaison de l’oraison pythagoricienne avec la prière chrétienne et s’intéresse, comme dans beaucoup de ses autres écrits, à l’alchimie spirituelle, l’astrologie et la magie, qu’il étudie également dans des textes juifs comme le Sefer Razeia, comme en témoigne cet extrait de son Steganographie:245
Et cet autre fragment, tiré de Polygraphie,246 où il reconnaît les similitudes identiques entre les symboliques des peuples d’Occident:
L’on raconte, à propos de cet abbé, toute sorte de prodiges et de merveilles. Dans con adolescence, il avait déjà fait un rêve dans lequel:
Et, poursuivant sur l’étude de Culianu, -après avoir expliqué comment Trithème avait organisé, à Sponheim, un espace théophanique qui impliquait toute une restauration de l’abbaye et son ornementation à base de fresques et de symboles numériques et alphabétiques (dont des poèmes peints sur les murs, de Konrad Celtes, que nous avons déjà mentionné), entre autre-, il ajoute que:
Quant à l’œuvre la plus importante de l’abbé:
De ces quatre traités, le second et le troisième renferment des enseignements profonds qui plongent dans la Cabale et sa science combinatoire; l’on ne sait pas grand-chose du quatrième, si ce n’est que l’abbé le détruisit pour éviter d’être traité d’hérétique, puisqu’il semblerait qu’il se référait à l’art de la divination, si mal comprise et complètement censurée par le dogmatisme inquisitorial. Mais au sujet de la troisième partie, le chercheur roumain dit, aux pages 228 et 229:
Ce ne sont là que quelques exemplaires d’une cohorte d’êtres immergés dans la prodigieuse vision de l’existence ; des hommes qui brisaient les moules étriqués, castrateurs et maladifs du monde matériel et solidifié, et qui incarnaient des fonctions théurgiques, recréant de leurs mots ou de leurs gestes spontanés et désintéressés les mondes ou plans invisibles de l’être, leurs ombres et leurs lumières, leurs contractions et expansions, souffles, sueurs, élixirs et excroissances. Des hommes qui réalisaient avec soin leurs travaux de transmutation dans le laboratoire interne du monde –dont ils étaient le modèle réduit, comme tout être humain- que, le connaissant, ils pouvaient traverser, et enfin se libérer de toute limite. L’on pourrait s’étonner de l’intérêt que suscitait chez beaucoup de ces personnages l’étude d’une langue qui était réservée à un usage culte et restreint même chez les Juifs, autrement dit, qui n’était pas « vivante », et en attribuer le fait à une simple mode ou une soif de savoir encyclopédique. Cela se pourrait, dans certains cas, mais le fait est que cette pratique provoquait la méfiance parmi les mentalités dogmatiques, qui voyaient les hébraïstes ou ceux qui s’intéressaient à la tradition juive comme suspects d’hérésie. Pour Reuchlin, et d’autres sages déjà cités, ces études signifiaient tout autre chose. Notre auteur, plongé dans l’atmosphère que nous avons dépeinte à grands traits, réunit dans sa bibliothèque un grand nombre des principales œuvres de la Cabale médiévale, et réalisa même un troisième voyage en Italie, en 1498, pour acheter davantage de manuscrits hébreux et grecs, comme le faisaient de nombreux autres érudits de l’époque, qui cherchaient et achetaient avec grand intérêt toute cette littérature sapientielle, où ils trouvaient les clefs qui leur permettaient de déchiffrer le langage secret de l’univers tandis que s’éclairaient de nouvelles facettes de la connaissance, les ankylosées et obscures se régénéraient, et les réponses à des énigmes non résolues se devinaient à travers les symboliques connues. La langue hébraïque était, et est encore, une prodigieuse voie d’accession à la Connaissance, mais ce n’est pas seulement un chemin, mais aussi un pont, ou une échelle, puisqu’elle favorise les ruptures de niveau, et donc l’accès à ces mondes occultes que la véritable magie relie ou enchaîne constamment, attirant et purifiant celui qui en écoute l’appel, et terrorisant celui qui ne parvient pas à comprendre ou ne se permet pas d’être ce qu’est l’Être. À propos de l’hébreu, Reuchlin déclare, dans cette page inspirée:248
Et dans une lettre de Reuchlin dont F. Secret publie un extrait à la page 67 de La Kabbale chrétienne de la Renaissance, il ajoute:
Il nous semble maintenant opportun de présenter au lecteur les 22 lettres de l’alphabet hébreu, avec les valeurs numériques correspondantes, et lui recommander de les observer et de les tracer avec patience, non seulement comme exercice mnémotechnique, mais aussi pour que les idées dont elles sont chargées se révèlent en notre conscience, et que nous puissions établir les harmonies entre les divers ordres de réalité qu’elles relient, comme s’il s’agissait de langues de feu unissant le ciel et la terre qui tracent dans leur danse lignes droites, cercles, angles et spirales, figures émanant toutes d’un seul point invisible.
Précisons qu’elles se divisent, comme cela figure déjà dans le Sefer Yetsirah, en trois lettres mères: aleph, mem et chin; sept lettres doubles, à savoir beth, guimel, daleth, kaf, pe, resh et taw, et douze lettres simples: he, vav, zayin, heth, teth, yod, lamed, nun, samekh, ayin, tsade et qof. Les trois premières sont associées à la trinité des principes universels, chin représentant le principe masculin de l’être, mem, le féminin, et aleph, le point neutre qui les conjugue, ce qui correspond d’ailleurs parfaitement aux trois principes de l’Alchimie,249 le soufre, le mercure et le sel, respectivement; en outre, ces trois lettres additionnées avec les sept doubles donnent 10, ce qui, nous le verrons, est le nombre qui exprime tout l’ordre archétypal de la Création. Chaque lettre double est également associée à l’une des sept planètes de l’Antiquité et à une des sept sefirot de construction cosmique, et les douze lettres simples, aux signes du zodiaque, cette roue de la vie qui est l’expression du déploiement spatio-temporel du Cosmos. Tout cela nous montre cet alphabet comme les pièces précises d’un jeu appelé univers, écrit et réécrit en permanence par cette main invisible qui les combine et les permute, les enlace, efface, allonge et rétrécit, verticalement et horizontalement, ciselant tout un entrelacement de possibilités insoupçonnées, insinuations, toujours, du métaphysique. Apercevant ces réalités, il n’est pas surprenant que Reuchlin ait été frappé par la force et le pouvoir des mythes et symboles de la Cabale, et qu’il y consacre ses investigations après les avoir reçus directement du comte de la Mirandole, ainsi que d’autres maîtres déjà cités. Il s’abreuvait donc à la source de leurs textes sapientiels, qu’il lisait et relisait, s’imprégnant des influences spirituelles qu’ils véhiculaient et y trouvant les outils qui lui permettraient de réaliser son véritable voyage interne, qu’il décrira dans De arte cabalistica avec ces phrases inspirées:
Nous nous plongerons donc dans cette œuvre, divisée en trois livres, que l’auteur dédie au pape Léon X, fils de Laurent le Magnifique, et qu’il organise, comme De Verbo mirifico, sous forme de dialogue didactique entre trois sages, qui sont, dans ce cas, un cabaliste juif, un pythagoricien et un mahométan. Au commencement de la première section, il écrit au souverain pontife:252
Le livre est amène, plein de fraîcheur et attrayant, et laisse couler avec aisance de véritables joyaux sapientiels au travers des conversations des dits personnages qui se transmettent la doctrine en toute simplicité, en plein air, sous les arbres de la campagne ou à la table de l’auberge, réalisant le rite de transmission de façon spontanée, sans solennité ni cérémonies superflues, mais s’en tenant au rythme et à l’ordre naturel, et, de plus, s’aidant toujours du symbole afin de véhiculer le supranaturel, point commun de tout enseignement traditionnel, car, comme il déclare à un autre moment:
Ainsi, le pythagoricien affirme:
Et c’est toujours ainsi que se sont transmis ces enseignements, cette Cabale ou tradition, également appelée Voie Symbolique, qui peut encore être trouvée aujourd’hui, bien qu’elle soit bien dissimulée, à l’abri, en quelque sorte, de la grande confusion et du chaos régnants, mais palpite dans les êtres et entités qui l’ont reçue et lui insufflent une ardeur renouvelée, comme le fit en son temps l’érudit Reuchlin. Car à différents moments du cycle d’une humanité, et par analogie avec la présente, des êtres surgissent qui incarnent la doctrine cosmogonique, à différents degrés et profondeur: ils la chantent, la versifient, la géométrisent, la peignent ou la dramatisent. Certains le font littéralement, d’autres s’envoleront si haut qu’ils frôleront le seuil de l’inexprimable; les uns glosant sur leurs prédécesseurs, les autres les reprenant sans prétentions, mais se distinguent aussi ces élus qui réalisent de grandes synthèses, ou des rénovations révolutionnaires des formes d’expression du sacré, les adaptant aux circonstances, éclaircissant leurs facettes occultes ou méconnues, les dépoussiérant et en brisant la solidification pour revenir à la fraîcheur de l’Origine pure et unique. Pythagore, Zoroastre, Lao Tse, le Bouddha Gautama et le prophète David sont, au vie siècle avant J.-C., de grands initiés dont la mission est d’insuffler une profonde rénovation spirituelle sur toute la face de la terre. Plus proches de nous, cette myriade de personnages extraordinaires que nous mentionnons dans ce livre sont autant de jalons ou d’hermès de cette Voie Symbolique. Dans De Arte Cabalistica, Reuchlin n’hésite pas à attester cette longue chaîne de transmission, aussi bien de la branche juive que de la gréco-latine, dans un discours très complet et précis qui ne se contente pas de faire une énumération ennuyeuse et dépassée d’illustres personnages, mais les présente comme les notes vivantes d’une partition musicale, modulant un concert qui transcende toute individualité, mais aussi s’exprime à travers elle:
Et il poursuit, se référant à Porphyre, Jamblique, Proclus, Maxime de Tyre, Apulée de Madaura, et de nombreux autres poètes, philosophes et sages gréco-latins, néoplatoniciens ou néo-pythagoriciens liés aux premiers pères de l’église, tout comme à d’autres moments il déroule le fil de l’écheveau juif et, commençant par Adam, explique toute la généalogie de ce peuple jusqu’aux cabalistes du Moyen-âge, dont il était parvenu à réunir de nombreux rouleaux dans sa bibliothèque. Rien que dans De Arte cabalistica, il cite le Sefer Yetsirah, le Sefer ha Bahir, le Sefer ha Zohar, des œuvres de Nahmanides, Aboulafia, Menahem de Recanati, Gikatilla, Abraham ibn Ezra, Sa’adia Gaon, Shammaï ben Shamina, Azriel de Gérone, rabbi Akiba, Joseph Albo, Yehuda ha Levi, Jacob Cohen, Todros ben Joseph ha Levi, et d’autres œuvres transcendantes de cabalistes anonymes. La vaste formation de cet homme, qui se mouvait avec aisance dans les milieux universitaires, est indéniable, mais elle dépassait la prison mentale que le rationalisme commençait à ériger, ce qui finirait, comme nous le verrons, par lui causer quelques problèmes. Le destin de Reuchlin le conduisit sur la voie de l’étude et de l’enseignement, support qui, lorsqu’il se tourne vers ce qu’il y a de plus élevé, ouvre les portes de l’Intelligence et laisse apparaître les riches espaces de la pensée universelle, toujours prête à révéler de nouveaux secrets. Comme nous l’avons déjà mentionné, Reuchlin creusa le filon du pythagorisme et celui de la Cabale, jusqu’alors peu exploré des chrétiens, adressant son discours à cette communauté d’âmes, réunies par l’amour de la Connaissance, qui diffusaient leurs découvertes et leurs lumières en Italie, en Espagne, en France et dans l’Europe tout entière, donnant leur forme à des conceptions ou des projets intellectuels, mais qui constituaient surtout une communauté invisible, un cénacle réuni dans un espace alternatif où l’être humain, emporté par les dieux et libéré du poids de la chair et de l’esprit, participe alors d’une identité de plus en plus libératrice avec et pour les idées.
Sans nul doute, Reuchlin est l’un de ces héritiers spirituels de la Tradition d’Occident, où le souffle de l’esprit n’a cessé de s’exprimer; et certains captent les ondes en plein vol, se plongent dans le flot sapientiel et le remontent à contre-courant, dans un ravissement vertical vers la source, acceptant l’échec et mat de toute apparence, limite, possession, et dépassant toute identité qui ne serait celle de l’Un. Cela survient de manière inattendue, chez des êtres de natures et conditions diverses, mais qui, généralement, ne se sentent pas bien dans leur peau ni dans leur milieu, et qui, au lieu d’imaginer des alternatives sur le plan horizontal, s’arrêtent, écoutent et entendent le chant des vers éternels auxquels ils décident de se joindre, cherchant alors l’issue verticale, grimpant jusqu’au sommet de l’axe du monde, comme il apparaît que le fit Reuchlin au sein de la tourmente qui commençait à secouer l’Europe et, après elle, le monde entier.
Et toujours, le dieu Mercure qui intercède, entité antédiluvienne qui guide et accompagne tous ces êtres qui cheminent sur le sentier des Mystères et qui ne peuvent qu’être reconnus comme les fils d’une impérissable généalogie spirituelle.
En outre, nous voyons ce livre de Reuchlin comme un sillage de la vigueur totale de l’ésotérisme dans la complexe Tradition d’Occident, comme le sont également les écrits de Ficin, de Pic, d’Agrippa, et d’autres éléments de cette chaîne d’or. Nous tenons à le dire en raison des nombreux doutes et interrogations quant à la complétude du courant intérieur de notre culture; depuis longtemps, l’on cherche à réfuter sur plusieurs fronts sa portée métaphysique, à confondre ce domaine avec le religieux, à réduire l’ésotérique à l’exotérique, ou faire de l’exotérique un premier pas pour accéder à l’ésotérique, alors qu’en réalité nous avons vu qu’il s’agit de voies parallèles à des fins distinctes, l’ésotérisme étant hiérarchiquement supérieur au religieux et ses objectifs, métaphysiques et non pas salvifiques. À titre d’exemple, voici un extrait où il se réfère à ces possibilités spirituelles si élevées:
Et c’est dans la Cabale260 et dans le courant sapientiel hermétique qui prend à cette époque tant de force et de vigueur, que se trouve le filon pour restituer la conscience du domaine de l’ontologie et de ce qu’il y a au-delà, comme le reflète cet autre passage du De Arte cabalistica:
Et plus spécialement cet autre extrait:
Reuchlin a recours au code arithmétique pour révéler la cosmogenèse, et nous lui devons, pour une grande part, que le sens intérieur ou ésotérique du nombre ne soit pas mort écrasé par son côté exotérique ou quantitatif, et que Pythagore soit toujours vivant, comme maintenant, puisqu’il ne s’agit pas d’une individualité, mais d’une énergie spirituelle qui s’incarne en celui qui l’invoque. À l’instar de l’initié de Samos, l’Allemand a su reconnaître la vraie valeur du signe mathématique, symbole sacré qui n’a pas été inventé par l’homme, véhicule synthétique et direct des forces ou des puissances constitutives de l’univers, et puissant medium pour appréhender l’armature cosmique:
Et il poursuit, dans sa tâche d’établissement des analogies entre les symboles:
Actuellement, nous avons presque oublié cette connaissance interne des nombres ; c’est l’un des premiers rudiments que l’on enseigne dans les écoles, mais leur utilisation a été réduite à la quantification et à la statistique. Ils ressemblent à des squelettes sans vie, des chiffres pour accumuler des événements, des années, des êtres, des choses, des possessions ou toute autre minutie imaginable, et nous commettons de plus la grave erreur de confondre l’indéfini et l’infini, croyant que ce dernier a quelque chose à voir avec une prolongation horizontale de la quantité, alors qu’en réalité c’en est l’absence totale, le 0 qui se trouve au-delà du nombre et qui, les contenant tous en lui, c'est-à-dire tout ce qui est susceptible d’être déterminé, inclut simultanément ce que rien ne limitera ni ne définira jamais Mais ayant travaillé sur cette symbolique universelle, nous avons la certitude que sa vie interne peut encore être restituée, puisque c’est le code265 avec lequel la vie du cosmos est en train de s’écrire, maintenant et toujours. Revenons donc au discours de Reuchlin:
Cette configuration numérique-mathématique se traduit également en vibrations, en sons, notes, formes, couleurs et gestes, entre lesquels s’établissent des rapports et des proportions, organisant des modules, des structures superposées, des enchaînements invisibles, ce qui est, en vérité, la grande théurgie universelle. Et l’on nous dit, et nous en avons fait l’expérience, que tout émane d’un point invisible et tacite, indivisible et indistinct. Suivant Pythagore, cet Un n’est pas un nombre, mais le commencement de tous les nombres, l’Idée qui contient tout le déterminé et qui, sans avoir été engendrée, est néanmoins l’origine de toute génération. Ce mystère insondable, que le cabaliste appelle Keter, n’a nul besoin de sortir de lui-même et de son immutabilité, mais pour des raisons que l’esprit humain ne peut comprendre –sauf la lumière de l’intellect qui féconde son âme- , la Volonté suprême "décide" de se reconnaître dans le grand miroir cosmique que nous appelons l’Être Universel. Étant donné que ce geste est en soi inénarrable, le nombre vient en aide pour agir en tant que médiateur ou pont entre ce qui peut être connu et l’incognoscible d’où émane la possibilité de la Manifestation au sens le plus large. Le deux est la polarisation paradoxale conçue au sein indivisible de l’unité, sans laquelle la prolifération cosmique serait impossible. Le deux, que l’initié de Samos désigne comme le premier nombre, n’est autre que l’identité entre le connaisseur et le connu qui lorsqu’il est pensé est fait comme s’ils étaient l’un et l’autre; c’est cette puissance dont les cabalistes, et le sage roi Salomon, disent qu’elle était avec Dieu avant la création du monde, Hokhmah ou la Sagesse, la Pensée qui contient tout ce qui peut être contenu. Le binaire, qui, dans ses modalités diverses, est visualisé comme une paire d’opposés ou de complémentaires, est le premier sceau imprimé sur le monde et son empreinte est gravée en tout, pour rappeler la véritable identité une. Les pythagoriciens nous parlent aussi du 2 comme du premier nombre pair, à la nature féminine ou réceptive, puisque c’est celui qui accueille en lui tous les germes "déversés" par le Principe. Mais ces semences ne sortiraient pas d’elles-mêmes si ce n’était par le biais du trois, nombre qui symbolise le geste de la différenciation cosmique, ainsi que celui de la réintégration de tous les êtres et mondes à l’unité principielle une fois accomplie leur révolution complète. Dans la Cabale, il est associé à la sefira Binah, ou l’Intelligence, énergie réceptive et passive par rapport à la Sagesse et positive ou active par rapport à la création, puisqu’étant indistincte en soi, elle est cependant le principe de se qui sera déployé dans les mondes inférieurs à travers le quaternaire. Pythagore fait référence au 3 comme étant le premier nombre impair, masculin, actif, expansif et créatif, ce qui ne contredit pas l’idée cabalistique de la Grande Mère (qui le fait féminin ou contractif) mais est en réalité le signe de cette conjugaison permanente que nous évoquions auparavant. Le 4 marque tout le créé et agit comme intermédiaire entre le Principe (1) et la manifestation représentée par le 10, et vice-versa (4 = 4 + 3 + 2 + 1 = 10 = 1 + 0 = 1). Les 4 points cardinaux, les quatre saisons de l’année, les 4 éléments de l’alchimie, les quatre âges de l’homme, des civilisations, des cycles cosmiques, des phases de la lune, etc., sont autant d’exemples que la loi du quaternaire est universelle et qu’elle est présente dans toute la création. Le 5 correspond au microcosme et c’est le nombre qui exprime le mariage du premier nombre pair (2) avec le premier nombre impair (3), de là qu’il soit appelé nombre nuptial; il est en outre au centre de la dizaine, ce qui fait de l’être humain, qui le porte inscrit en son être le plus intime (5 sens, 5 doigts à chaque main, 5 orifices du visage, etc.), le point médian entre ciel et terre, et le dépositaire de la mystérieuse quintessence alchimique, synthèse des quatre éléments dont tout est constitué. Le produit de 2 multiplié par 3 est 6, chiffre associé au macrocosme, sefira centrale de l’Arbre de Vie où confluent toutes les énergies et qui, en même temps, les propage. C’est le symbole par excellence des analogies ou correspondances symboliques qui caractérisent la pensée universelle et véritable, dont la traduction géométrique est l’étoile à sept branches ou Sceau de Salomon. Le 7 est le reflet de l’unité sur le plan de l’âme inférieure ou des formations subtiles (7 = 7 + 6 + 5 + 4 + 3 + 2 + 1 = 28 = 2 + 8 = 10 = 1 + 0 = 1), qui réunit en lui le premier nombre triangulaire267 (3) et le premier nombre carréa268 (4), dont les séries ont une grande importance en mathématique sacrée, ce que nous voulions juste mentionner ici. Et le 8 est le nombre de passage lié à l’initiation et au rite, aux ouvertures de la conscience et aux ruptures de niveau. Le 9 représente le cyclique, car tous ses multiples reviennent finalement à lui-même, en plus d’être l’un de ceux qui désignent les divisions de la circonférence. Finalement, le 10 est l’expression de la multiplicité, qui revient toujours à l’Un, étant son reflet dans le monde concret et matériel, puisque, comme nous l’avons mentionné, 10 = 1 + 0 = 1. Poursuivant cette synthèse, si brève et aussi incomplète, de la symbolique mathématique, nous dirons que, du point de vue ésotérique, la triade ou la trinité principielle représente le stade le plus élevé de l’être, celui des principes ontologiques, et correspond au monde cabalistique d’ Atsilouth, qui, se reflétant à l’envers dans les plans inférieurs, en constituera les stades intermédiaires (celui de l’âme supérieure Beriah, qui comprend les sefirot Hesed 4, Gueburah 5 et Tifereth 6, et celui de l’âme inférieure, Yetsirah, avec Netsah 7, Hod 8 et Yesod 9) qui coagulent enfin en Asiyah, la Concrétion Matérielle, exprimée par le dix ou la sefira Malkhout. Au total, quatre plans, chacun desquels, à l’exception du dernier, comprend une triade qui s’y trouve implicite, qui actualise parfaitement tout le modèle. Et, partant de là, nous pourrions continuer de développer une immensité de possibilités arithmosophiques et géométriques, qui dépassent le cadre de cette étude où nous pouvons seulement mentionner l’importance de cette symbolique, tenue en haute considération par des sages de tous les temps et qui est encore aujourd’hui un support initiatique d’une valeur inestimable. Mais laissons Reuchlin nous approfondir cette conception si claire et surprenante de l’univers :
Et il disserte encore et encore, en méditations circulaires qui partent du Un et y retournent, passant par tous les stades intermédiaires représentés par les nombres de 2 à 9:
Il se base également sur la symbolique géométrique:
Et toujours apparaît l’être humain, médiateur entre le céleste et le terrestre, en même temps qu’univers en miniature où tout est disposé pour opérer les identifications, c'est-à-dire les connaissances ou ouvertures de la conscience:
Ce qui devient très évident entre les mains physiques de l’homme, les instruments mathématiques que, ô surprise, il a à portée de la main et dans lesquels se trouve écrite de manière admirable l’histoire et la métaphysique du Monde. Ce sont deux mains symétriques, de cinq doigts chacune, ce qui donne un total de dix. En hébreu, le mot main est yad (composé par les lettres yod-daleth) dont les valeurs numériques sont 10 et 4 respectivement (le dénaire, le quaternaire et l’unité, réunis dans la Tetraktys, comme nous venons de le voir); si nous les additionnons, nous obtenons 10 + 4 = 14, ce qui correspond à la lettre Nun, à la quatorzième position de l’alphabet hébreu et dont la valeur est 50 qui, comme nous l’expliquera plus loin Reuchlin, est liée aux 50 portes de l’Intelligence. De plus, Yod est en correspondance avec le signe272 de l’index, notion de virilité (yad signifie aussi pénis); daleth avec le sein, symbole de la féminité, et nun avec le fruit, né de leur conjonction, c'est-à-dire que dans ces trois lettres sont révélées les idées de polarisation, de copulation, d’engendrement et les fruits indéfinis qui en naîtront, analogues aux êtres et mondes de la manifestation. Ce qui s’exprime également à l’inverse, puisqu’en partant de 14 = 1 + 4 = 5, à savoir que le fruit, ou l’enfant, ou la production, nous ramène à ses géniteurs, au nombre nuptial, qui est quant à lui associé à la cinquième lettre de l’alphabet, le he, dont le signe est le souffle, la Parole ou Verbe par laquelle l’on reconnaît unanimement que tout est créé. Et ainsi pourrions-nous continuer de tisser des liens secrets, connexions de nombres et de lettres donnant le jour à des questions fondamentales sur notre existence et celle de l’univers et son origine mystérieuse. Un autre thème fondamental inlassablement exploré par Reuchlin était celui de l’Intelligence, cette puissante énergie qui émet ses influx sur les êtres, les groupes et les entités, déesse éternelle, médiatrice entre les hommes et le secret de leur essence spirituelle. Notre auteur nous parle des 50 portes de l’Intelligence, des ouvertures de la conscience aux mondes invisibles, qui ne pourront être connus qu’à travers les lumières et l’éclat de cette déesse si vénérée et invoquée durant la Renaissance, qui inspira d’innombrables artistes, poètes, mathématiciens, philosophes et chanteurs de la grande illusion cosmique, enfantée par cette Mère Universelle, qui donne la vie comme la mort, accomplissant le rite d’une respiration qui part du Principe et à lui retourne. Et nous nous demandons: pourquoi 50? Munis d’un papier et d’un crayon, d’une règle et d’un compas, et mettant en pratique la description précise de Reuchlin, s’éclaire sous nos yeux un nouveau mandala sur lequel méditer, sans fioritures, clair et direct comme le langage mathématique dans lequel il s’exprime:
Et il poursuit par l’énumération de toutes ces portes, et leurs correspondances avec les Noms de pouvoir, avec ceux des anges, avec les planètes, et les sentiers qui les connectent, etc., en une synthèse de symboliques qui surprendrait le plus audacieux des mortels, puisque s’ouvre devant lui le rideau d’une œuvre majestueuse qui le dépasse, mais dans laquelle il a cependant l’opportunité de connaître son véritable Moi, comme c’est toujours le cas avec toutes les productions de cette déesse primordiale.
Ce Nom sacré est en soi ineffable et absolument mystérieux, mais sa conscience demeure vivante en applicant une série de pratiques mnémotechniques. La Renaissance a vu fleurir tout un Art de la Mémoire destiné à activer cette réminiscence, une invocation constante de la déesse Mnémosyne, qui rappelle au souvenir la réalité la plus intime des choses et des êtres. Et c’est dans ce but que sont apparues des productions extraordinaires dans tous les domaines: des jeux magiques, des peintures et des musiques évocatrices, des jardins fabuleux, des architectures prodigieuses, des théâtres et chorégraphies, et aussi des pentacles numériques et linguistiques, comme par exemple les carrés magiques, ainsi que cette œuvre de Reuchlin où il dit, à un autre moment:
![]() "Domus Reuchlini", dans Hermann von der Hardt, Antiquitatis gloria. Helmstedt, Paul Drietrich Schnorr, 1737. À l’intérieur de la tente, au centre, le carré magique de Saturne. ![]() "Fontes Reuchlini", dans Hermann von der Hardt, Antiquitatis gloria. Helmstedt, Paul Drietrich Schnorr, 1737. Précisément, l’un des points doctrinaux pour lesquels le sage allemand est le plus connu est d’avoir expliqué pourquoi le nom de Jésus en hébreu, YHSVH, est ce qui rend prononçable le Nom ineffable de Dieu. Nous pouvons imaginer que l’interprétation littérale et exotérique de cette question aura suscité bien des critiques, autant de la part de chrétiens que de juifs qui, avec leurs œillères et leurs milliers de préjugés, la jugèrent inacceptable et même scandaleuse. Cependant, elle admettait, et admet, une lecture interne et ésotérique, celle qui se rapporte à la possibilité d’accéder à l’état de conscience d’unité symbolisé par le nom de Jésus, et partagé unanimement par tous ceux qui s’identifient avec lui:
Peu ont été ceux qui comprirent les subtils enseignements de Reuchlin, son intention de mettre en lumière l’unité des diverses branches traditionnelles et leur origine commune, si clairement exposée dans son livre, et qui venait s’ajouter à celles d’autres compagnons de route que nous avons déjà rencontrés. D’obscurs desseins furent ourdis à son encontre, typiques de l’action contre-traditionnelle qui, déjà à cette époque, présentait les signes évidents de devoir se propager: la scission entre le pouvoir temporel et le spirituel, la négation grandissante de l’ésotérisme et de la métaphysique, la suprématie de l’exotérisme, la prolifération d’opinions et de dogmes provoquant des divisions au sein des confessions et la haine entre les religions, la solidification et matérialisation intellectuelle, etc. Dans cette tessiture, il est donc compréhensible que notre auteur, âme perméable aux enseignements ésotériques, n’échappe pas aux attaques et aux reproches, et que s’abatte sur lui aussi le poids de l’ignorance et de la haine, le faisant même passer en jugement par l’Inquisition. Lui-même rapporte les attaques qu’il dû subir de la part d’un juif converti, Pfefferkorn, qui avait l’intention d’en finir avec la littérature sapientielle hébraïque, ce pourquoi il demanda à notre érudit277 de rédiger un rapport où il exprimerait son opinion à ce sujet. Reuchlin refusera toujours de le faire et écrira un bref traité, Augenspiegel ou Miroir des yeux (1511), dans lequel il défend l’héritage hébreu et ses livres sacrés, aussi bien le Talmoud que les textes cabalistiques, et même sa littérature en général.278 Dans son troisième livre du De Arte, il dit:
Mais finalement, après des pressions de toute sorte sur sa personne et sur la papauté même, et après un grand tumulte dans le domaine politique et religieux, Léon X finira par imposer le silence éternel à Reuchlin, qui aura encore le courage de lui dédier le De Arte cabalistica malgré l’inclusion du Augenspiegel dans la liste des livres hérétiques. Le sujet de l’action contre-traditionnelle est encore pleinement en vigueur actuellement, et le ton est allé in crescendo, adoptant des formes encore plus extrêmes si possible, comme l’utilisation éhontée d’aspects de la doctrine ésotérique dans à des fins perverties, ce que nous voyons également reflété dans le fondamentalisme et ses viles tactiques de terreur. Mais les détracteurs sont très faciles à identifier, hier comme aujourd’hui, puisque c’est la même énergie dense et invertie qui s’incarne chez des êtres individuels ou des communautés, se multipliant comme les têtes de l’hydre, dans l’unique intention de détruire la spiritualité en l’imitant. Même si, en réalité, le dual ne pourra jamais être comparé à ce qui n’a pas de paire et est au-dessus de toute distinction. C’est pour cela que de nombreux initiés revêtent depuis des siècles un esprit guerrier, vigilant, et avertissent constamment du danger de manier et de s’identifier à ces forces d’une nature psychique aussi dissolutive et grossière; autrement dit, qu’ils refusent de la manipuler à des fins particulières et fuient toujours la magie mineure et invertie. L’adepte invoque à chaque instant les énergies spirituelles les plus hautes, la grande milice céleste dirigée par Michel qui, sous les ordres de Metatron, livre la grande bataille cosmique grâce à laquelle ce monde respire encore; le vrai magicien appelle les dieux, se livre à eux, leur sert d’aliment tout en se nourrissant lui-même de leurs énergies, et dans ce processus de transmutation ils ne font plus qu’un, un être indissoluble mais hiérarchisé. Reuchlin, nageant dans ces eaux turbulentes qui cherchent à confondre, évita toujours d’être qualifié de mage, mais ses travaux théurgiques purificateurs y libérateurs affleurent partout dans sa vie et son œuvre:
Et de nouveau la transmission au travers de la symbolique numérique:
Car il avait déjà expliqué précédemment:
Étant en contact avec eux, Reuchlin eut une influence directe sur d’autres personnages qui s’intéressaient à cette redécouverte des sources cabalistiques; mais, comme nous nous en apercevrons (non seulement en Allemagne, mais dans toute l’Europe), tous ne parvinrent pas à pénétrer les enseignements les plus profonds de la langue sainte, ni ceux de la doctrine ésotérique de la Cabale. Beaucoup en sont restés au revêtement formel ; d’autres, des enclaves existentielles les plus diverses et arrivant par des voies différentes (la médecine, l’alchimie, l’astronomie, la musique, l’arithmétique…) ont été capables d’assimiler l’unité essentielle de tous ces savoirs aux révélations de la Cabale, leur tâche ne consistant alors plus en un syncrétisme, mais en une véritable synthèse des doctrines nourricières d’Occident. Avant de poursuivre avec la gamme que tracent les protagonistes de l’œuvre en terres germaniques, à savoir Agrippa, Paracelse, Kircher et Böhme, nous aimerions mentionner Conrad Pellican qui, avec Münster, Widmanstetter284 et d’autres, sont ces seconds rôles de la pièce sans qui elle serait incomplète, c'est-à-dire qu’ils ne sont pas là pour faire du remplissage, mais sont ces fils indispensables qui illuminent et font briller la tapisserie de la représentation, et qui, à notre grand regret, ne pourront pas être l’objet d’une étude approfondie dans ce livre dont l’intention est de présenter un panorama le plus ample possible de la diffusion et de l’incarnation de toutes ces idées. Comme le note Secret:
![]() Munster, Kalendarium Hebraicum. Bâle, 1527. Munster, Kalendarium Hebraicum. Bâle, 1527. Abraham bar Hiyya, Sphaera Mundi. Bâle, 1546. Conrad Pellican (1478-1556) était un bibliophile et un chercheur infatigable d’œuvres sapientielles hébraïques, dont beaucoup cabalistiques ; après avoir appartenu pendant quelque temps à l’ordre des franciscains, il finit par l’abandonner pour poursuivre ses innombrables voyages motivés par sa grande passion. Il avait appris l’hébreu et enseigna cette langue à Zurich, où il succéderait à l’hébraïste Jacques Céporin, en 1526. Il connaissait Reuchlin, Lefèvre D’Étaples, Postel et Teseo Ambroggio, parmi d’autres sages de l’époque. Il visita également la bibliothèque de Trithème et, pendant des années, se consacra à compiler, copier et traduire de nombreux textes, dont le Fascicule de la myrrhe, le Commentaire d’Abraham ibn Ezra sur le Pentateuque, le Commentaire sur le Bereshit Rabba, le Commentaire de Bahia ben Asher sur la Genèse, etc., bien que, comme nous venons de le voir, il n’ait rien publié de sa propre main et tout soit demeuré manuscrit. Là s’ouvre donc un filon d’or pour la récupération de la pensée d’un ensemble d’êtres participèrent de cette onde régénératrice et féconde, que l’ignorance et l’oubli ont fini par reléguer dans un coin, mais qui peut encore être redécouverte. |
Continuera: |
| NOTES | |
| 241 | De Verbo Mirifico, cité dans Philosophia Symbolica. Johann Reuchlin and the Kabbalah. Catalogue of an exhibition in the Bibliotheca Philosophica Hermetica commemorating Johann Reuchlin (1455-1522). Amsterdam, 2005, p. 30, qui contient une abondante documentation sur la vie et l’œuvre de cet auteur. |
| 242 | F. Yates. La filosofía oculta en la Época Isabelina. F. C. E., Mexico, 1992, p. 46-49. |
| 243 | Sodalitas, du latin "cercle", "collège", et aussi "camaraderie". |
| 244 | Ioan P. Culianu, dans son livre Eros y magia en el Renacimiento. Ediciones Siruela, Madrid, 1999, p. 222-223, présente cette nomenclature de quelques-uns des livres de magie qui figuraient très probablement dans la bibliothèque de l’abbé: "Les Clavicules de Salomon, Le Livre des offices, le Picatrix, le Sepher Raziel, le Livre d’Hermès, le Livre des puretés de Dieu, le Livre de la perfection de Saturne, un livre de démonologie attribué à saint Cyprien, l’Art calculatoire de Virgile, le Livre de Siméon le Mage, un traité de nécromancie attribué à Rupert de Lombardie, en plusieurs versions, un livre sur les sept climats attribué à Aristote, la Fleur des fleurs, le livre Almadel attribué à Salomon, le livre d’Hénoch, un livre d’astro-magie attribué à Marsala, Les Quatre anneaux de Salomon, Le Miroir de Joseph, Le Miroir d’Alexandre le Grand, le Livre des secrets d’Hermès d’Espagne, un opuscule de magie composé par un nommé Ganel, d’origine hongroise ou bulgare, un traité de démono-magie de Michel Scot, deux traités de magie attribués à Albert le Grand, l’Elucidarium de Pierre d’Abano, le Secret des philosophes, le Schemhamphoras, le livre Lamene de Salomon, le livre anonyme De la composition des noms et caractères des esprits malins, le traité de démono-magie Rubeus, un autre pseudépigraphe attribué à Albert le Grand, De l’office des esprits, attribué à Salomon, Les liens des esprits, Les Pentacles de Salomon, dont le titre varie dans les transcriptions de Trithème (Torzigeus, Totz Graecus, Tozigaeus, Thoczgraecus, etc.), d’autres livres attribués à Mahomet, à Hermès, à Ptolémée, des œuvres d’auteurs arabes, occidentaux ou anonymes, etc.". Comme nous pouvons le constater, il y a un grand nombre d’opuscules dont les auteurs sont aussi bien des sages hébreux que grecs, chrétiens ou islamiques. |
| 245 | Cité par F. Secret, Hermétisme et Kabbale. Ed. Bibliopolis, Naples, 1992, p. 93. |
| 246 | Cité par F. Secret, La Kabbala Cristiana del Renacimiento, op. cit., p. 184. D’autres œuvres de Trithème, outre celles déjà mentionnées, sont Antipalus maleficiorum, Septem Secundeis et Calendarium naturae magicum perpetuum profundissimarum secretissimarum contemplationem totiusque philosophiae cognitionem complectens. |
| 247 | Culianu, Eros y magia…, op. cit., p. 220 |
| 248 | Johan Reuchlin, La Kabbale. De Arte Cabalistica. Introduction, traduction et notes de François Secret, Ed. Archè, Milan, 1994, p. 93-94. |
| 249 | Reuchlin dit: «La kabbale est une alchimie qui transforme les perceptions externes en internes, puis en images, en opinion, en raison, en intelligence, en esprit, et, finalement, en lumière». La Kabbala Cristiana del Renacimiento, op. cit., p. 78-79. |
| 250 | Il s’agit de Nicolas de Cues. Voir le chapitre de ce livre que nous lui avons consacré. |
| 251 | La Kabbale. De Arte Cabalistica, op. cit., p. 99-100. |
| 252 | Ibid., p. 22-23. |
| 253 | Ibid., p. 202. |
| 254 | Ibid., p. 121. |
| 255 | Ibid., p. 183. |
| 256 | Ibid., p. 176. |
| 257 | Ibid., p. 211. |
| 258 | Ibid., p. 199. |
| 259 | Ibid., p. 98. |
| 260 | Le juif Siméon dit, lorsqu’il évoque la transmission des mystères contenus dans la Loi sacrée: "Mais lui (il se réfère à Moïse) la transmet de bouche à oreille, à Josué et aux 70 élus seulement. De ceux qui la reçoivent, il est l’élite, et c’est pour le mot réception, comme vous l’aurez entendu dire, que cette tradition a été appelée Cabale. Les plus sages des docteurs chrétiens l’acceptent aussi. Bien que juif, j’ai lu la plupart d’entre eux, pénétrant avec plaisir dans le camp étranger comme éclaireur. À propos de notre Moïse, Grégoire de Nazianze, ce théologien grec dit le grand, s’explique ainsi dans son livre de l’État des évêques: Il reçut la Loi, publiant la lettre pour la multitude, et réservant l’esprit à ceux qui sont supérieurs à la multitude (…) Ces expressions montrent que même pour les plus sages de vos docteurs, Moïse transmet le texte de la Loi au peuple, mais réserve les mystères, les mots et les symboles pour lui et pour les hommes les plus éminents". Ibid., p. 253-254. |
| 261 | Ibid., p. 248-250. |
| 262 | Ibid., p. 259-260. |
| 263 | Ibid., p. 128-129. |
| 264 | Ibid., p. 130. |
| 265 | En raison de leur identité avec les lettres, nous comprendrons que celles-ci sont également valables pour révéler ces mystères. |
| 266 | Ibid., p. 162. Les quatre nombres cubiques auxquels il fait référence sont 13, 23, 33, 43, dont les résultats additionnés sont 1 + 8 +27 + 64 = 100 = 10 et qui finalement retournent au 1, puisque 10 = 1 + 0 = 1. |
| 267 | Les nombres triangulaires sont formés en additionnant les nombres entiers successifs à partir du un, par exemple : 1 + 2 = 3 ; 1 + 2 + 3 = 6 ; 1 + 2 + 3 + 4 = 10… |
| 268 | Les carrés, en commençant par l’unité et ajoutant successivement les nombre impairs : 1 + 3 = 4 ; 1 + 3 + 5 = 9 ; 1 + 3 + 5 + 7 = 16… |
| 269 | Ibid., p. 163-165. Il est vrai que la lettre (י) ressemble visiblement à une sorte de virgule et le 10 est sa valeur numérique. |
| 270 | Ibid., p. 179-180. Nous ne pouvons éviter de signaler que la Maçonnerie est actuellement l’héritière et la dépositaire de ces enseignements, et que la pierre cubique en pointe en est l’un des symboles fondamentaux. |
| 271 | Ibid., p. 246. |
| 272 | Suivant certains cabalistes, chaque lettre hébraïque est en correspondance avec les signes suivants: aleph avec l’homme, mem avec la femme, shin la flèche, beth la bouche, guimel la main qui saisit, daleth le sein, kaf la main qui serre, fe la bouche et la langue, resh la tête de l’homme, taw le thorax, he le souffle, vav l’œil et l’oreille, zayin le chameau, heth un champ, teth un toit, yod l’index, lamed le bras ouvert, nun un fruit, samekh un serpent, ayin une corde, tsade un toit, qof la hache, ce qui, en combinaison avec la place occupée par chaque lettre dans l’alphabet et sa valeur numérique correspondante, ouvre d’extraordinaires perspectives d’interrelations symboliques. |
| 273 | Ibid., p. 216-218. |
| 274 | Ibid., p. 226-227. |
| 275 | Ibid., p. 230-231. |
| 276 | Ibid., p. 92. Ce qui est analogue à ces mots de l’Évangile: "Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au Père que par moi. Si vous me connaissez, vous connaîtrez aussi mon Père; et dès maintenant vous le connaissez et vous l’avez vu". Jean, 14, 6-7. |
| 277 | Des rapports furent demandés également à quatre universités d’Allemagne, ainsi qu’à l’inquisiteur Hoogstraeten et au juif converti Victor von Karben. La majorité optèrent pour en finir avec les livres hébreux, ou bien ne se prononcèrent pas clairement. |
| 278 | D’autres œuvres du sage allemand sur la langue hébraïque sont: De rudimentis hebraicis, De accentibus et orthographia linguae Hebraicae; en tant qu’écrivain, il est également l’auteur de deux comédies: Sergius vel caput capitis et Scaenica progymnasmata, ainsi que des opuscules In septem psalmos poenitentiales interpretatio, Liber congestorum de arte predicando, et Defensio. |
| 279 | Pseudonyme sous lequel il désigne son accusateur. Mentionnons aussi que Reuchlin avait adopté pour lui-même le nom latin de Capnion. |
| 280 | Ibid., p. 234-235. |
| 281 | 4 fois Yod, à la valeur numérique de 10, font 40, 3 fois he, qui vaut 4, donne 15, 2 vav = 6 donne 12 et 1 fois he = 5 donne 5; si nous additionnons 40 + 15 + 12 + 5 = 72. |
| 282 | Ibid., p. 239-240. |
| 283 | Ibid., p. 332. |
| 284 | Voir note 188. |
| 285 | La Kabbala Cristiana del Renacimiento, op. cit., p. 168. |
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