PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE II
LA CABALE CHRÉTIENNE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS

Bilia Hebraica.
Portrait de Johann Reuchlin.
Johann Nicolaus Wislinger, Huttenus delarvatus.
Constance et Augsbourg, Martin Wagner, 1730.
 
CHAPITRE V
LA CABALE EN ALLEMAGNE

Johann Reuchlin [1455-1522]

Lors de son premier voyage en Italie, en 1482, l’Allemand Johann Reuchlin, docteur en lois de l’université de Tübingen, rencontre Laurent de Médicis et quelques membres de l’Académie dirigée par Marsile Ficin. Tout jeune, cet érudit, né à Pforzheim en 1455, visitait déjà les principaux centres culturels du continent ; ses séjours à Fribourg, Paris, Bâle, Orléans et Poitiers lui permirent de vivre de près les vents de renouveau de la culture en Occident, et d’accumuler des connaissances en arts libéraux, en lois ainsi qu’en langues, dont l’hébreu. En 1490, Reuchlin retourne en Italie pour approfondir le grec avec des savants venus de Grèce suite à l’invasion ottomane, et, la même année, il connaît Jean Pic de la Mirandole, qui l’introduit aux mystères de la Cabale, ce qui marquera un tournant dans son existence.

À la suite de cette rencontre, vécue comme un événement extraordinaire, toute l’érudition dont Reuchlin est le dépositaire est mise au service d’une cause plus élevée, de sorte que ce personnage devient l’un des maillons fondamentaux de la chaîne de transmission de la Tradition Hermétique, et un synthétiste de trois de ses courants sapientiels, le pythagorisme, la Cabale hébraïque et le christianisme, dont il pénétra à fond les symboliques, les reconnaissant comme les facettes d’une Pensée unique qu’il contribuera à récupérer et vivifier, devenant l’un des grands représentants de la dite Cabale hermético-chrétienne en Allemagne.

Notre auteur réalise une première approche de ce travail de synthèse dans son œuvre De Verbo mirifico, processus qu’il complétera 23 ans plus tard, avec la publication de De Arte Cabalistica, l’une des plus belles productions doctrinales nées de la Renaissance, écrite en latin avec de nombreuses annotations en hébreu, et que nous citerons abondamment dans cette étude, car s’y intègrent avec justesse et simplicité nombre de nectars de la culture occidentale. Nous devons aussi à Reuchlin la publication, en 1506, de la première grammaire systématique hébraïque écrite par un chrétien, De rudimentis hebraicis, donnant la mesure de l’importance qu’il accordait à cette langue arcane qu’il avait eu l’opportunité d’apprendre avec Jacob ben Jechiel Loans, le médecin de Frédéric III, et plus tard avec le physicien et cabaliste Obadiah ben Jacob Sforno. Il dit de l’hébreu:241

Simple, pure, intacte, sacrée, brève, concise et perdurable est la langue des Hébreux, dans laquelle, comme il est dit, Dieu a parlé avec les hommes et les hommes avec les anges, personnellement et non par le biais d’un interprète, face à face… comme l’on attend qu’un ami parle avec son ami.

De Verbo mirifico connaît sa première édition en 1494, et Reuchlin le dédicace à Johan Dalberg, évêque de Worms et directeur du cercle humaniste Sodalitas Literaria Rhenana d’Heidelberg, que l’auteur rejoindra en 1496. Aujourd’hui, cette œuvre a pratiquement sombré dans l’oubli et ne compte que de rares éditions. Pour aborder les découvertes que Reuchlin commençait à entrevoir et à établir dans ce texte, ainsi que pour connaître l’atmosphère dans laquelle évoluait notre auteur, nous aurons de nouveau recours à l’historienne anglaise Frances Yates et son étude La Philosophie occulte à l’époque élisabéthaine242 dont un chapitre est consacré au sage allemand. Au sujet du De Verbo mirifico, elle déclare:

Cette œuvre prend la forme d’une conversation entre plusieurs interlocuteurs, qui sont le Grec Sidonio, le juif Baruchias et le chrétien Capnion, c’est-à-dire Reuchlin lui-même. (…) Il fait l’éloge de la Cabale en tant que science divine que les juifs ont reçue par le biais de la tradition, et de la langue hébraïque, dans laquelle Dieu s’adresse aux anges et s’exprime le véritable nom ou noms de Dieu et des anges. (…) Reuchlin cite les Conclusions Cabalistiques de Pic, répète les noms des Sefirot en hébreu et se montre très intéressé par les noms des anges dans cette langue, ainsi que par la manière de les invoquer. Dans le troisième livre, le chrétien Capnion parle et démontre que Jésus est le nom du Messie puisque qu’il s’agit du Tétragramme avec un S intercalé. Bien qu’il s’agisse d’un argument déjà avancé par Pic, le petit livre de Reuchlin sur Le Verbe qui fait des Merveilles a été une grande force dans la diffusion de la Cabale chrétienne.

Dans un article récent, Charles Zika met l’accent sur le fait que Reuchlin, dans son œuvre De Verbo mirifico, fait montre de beaucoup d’intérêt pour la «capacité de faire des prodiges» de la langue hébraïque telle que l’étudie la Cabale, et d’un désir d’augmenter le pouvoir de la philosophie de la Renaissance en donnant de l’importance à son élément magique central et en particulier en soulignant la Cabale. Reuchlin faisait partie d’un monde antérieur à la Réforme, un mouvement qui ne tarderait pas à commencer à se manifester, à une époque où nombreux étaient les gens sérieux qui considéraient la philosophie scolastique comme morte, stérile, usée et inapplicable. Le programme culturel humanistique par lequel les érasmiens étaient en train de la substituer paraissait insuffisant à Reuchlin, car, pour lui, la culture ne suffisait pas. Pour remplacer la scolastique, il fallait une autre philosophie, qui ne soit pas vide, mais puissante, et il la trouva dans le néoplatonisme, dont le cœur était la magie active. Mais il savait bien que beaucoup craignaient que ce type de magie opérative soit probablement diabolique, même si selon lui il n’y avait rien à craindre de la magie cabalistique, puisqu’elle traitait des forces divines, des anges et des saints noms de Dieu. Les pouvoirs démoniaques de l’ancienne magie étaient libres de tout mal, et elle était sûre grâce à l’assistance des anges qui éloignent les démons. Pour cette raison (dit Zika), l’invocation des anges a tant de prééminence dans le système de Reuchlin.

C’est là une observation importante, mais il faut ajouter que Pic avait lui aussi souligné dans ses Conclusions Magiques que la magie doit toujours être associée à la Cabale pour être puissante et libre de dangers. De même, Pic avait affirmé que la Cabale chrétienne, dont la pierre angulaire était le fait qu’elle prouvait la divinité du Christ, sanctifiait le système, permettant que les chrétiens embrassent le néoplatonisme hermético-cabalistique comme leur philosophie religieuse.

Sans une pensée magique, nul ne peut appréhender le flot de ce courant sapientiel et ses manifestations aux multiples facettes. Bien qu’il ne faille pas confondre la magie dont nous parlons avec la phénoménologie, ni avec les jeux spectaculaires d’un plan psycho-physique destinés à impressionner l’assistance pour l’attraper dans les geôles de l’esprit rationnel; ce n’est pas non plus apprendre à la va-vite un office ou une leçon, ni appliquer consciencieusement les instructions d’un manuel afin d’obtenir le résultat attendu ou souhaité au préalable. La Magie et la Théurgie dont ont fait l’expérience tous les hommes et femmes libérés de l’esclavage du profane, c’est vivre à fleur de peau, toujours, la présence intangible du Mystère qui se réécrit lui-même, rite qui est rien moins que routinier, ni l’ennuyeuse répétition d’une chose déjà connue, mais l’expression d’une perpétuelle nouveauté. C’est aussi avoir l’audace d’explorer et de connaître toutes les régions de la création inachevée, y compris les plus inattendues, cachées, sauvages et vierges, et laisser une main invisible ciseler de lettres brûlantes, de feu, tous les mondes et les êtres, qui en brûlant s’étendent, brillent et se consument, et dont les cendres feront renaître d’autres possibilités.

À la Renaissance, cette pensée s’incarne en de nombreux endroits et de différentes façons, à commencer par ce phare qu’est l’Académie florentine dirigée par Ficin, suivi par tout un cortège d’entités et d’êtres en qui se révélera cette pulsation vivante du cosmos. En Allemagne aussi ont émergé plusieurs de ces centres intellectuels, dont beaucoup en marge de l’officialité –ce qui n’interdit pas que leurs membres aient été en même temps des hommes publics-, qui maintenaient en vie la Théurgie universelle.

Konrad Celtes (1459-1508), poète germain né à Wipfeld, a été le fondateur de plusieurs groupes, à Heidelberg, Mainz, Vienne, Ingolstadt et Cracovie, qu’il avait baptisés sous le nom de "Sodalitas literaria"243 en s’inspirant de l’Académie de Ficin, dont il avait été le disciple. Il avait également étudié à l’Académie Platonicienne Romaine fondée par Pierre de Calabre (Pomponius Laetus) et à celle de Padoue, dirigée par Marco Musuro ; il avait en outre étudié le grec et l’hébreu avec Rudolf Agricola. Il fut couronné comme le premier poète lauréat d’Allemagne au cours d’une cérémonie présidée par l’empereur Frédéric III. Professeur de poétique et rhétorique à l’université de Vienne, il sera à la tête du nouveau Collegium Poetarum et Mathematicorum, et inspira ces cercles où prenait vie la pensée pythagoricienne, platonicienne et néoplatonicienne. Pendant la dernière décennie 1400, Reuchlin participa au cercle d’Heidelberg, dirigé comme nous l’avons dit par Johan Dalberg, en se chargeant de la bibliothèque, qui conservait de nombreux titres hébreux, grecs et latins, lui permettant d’y trouver un matériel abondant pour son travail intellectuel et spirituel

Et cela transparaît dans ses textes, encore vivants aujourd’hui, puisqu’ils transmettent des vibrations, des idées, des codes qui peuvent être activés par l’intuition intellectuelle du lecteur attentif. En outre, et bien qu’il n’en existe aucune preuve écrite, ni actes, ni documentation certifiée, il est certain que le souffle du Verbe fécondait l’âme de beaucoup de ces poètes, magiciens et philosophes qui se rendaient perméables au pouvoir de la parole, à ses proportions, rythmes et modulations accordés à la musique des sphères ou des mondes, c’est-à-dire des états de conscience.

Mais nous trouvons encore d’autres foyers de savoir en terres germaniques, des lieux où l’étude, les investigations sur les modèles symboliques et la pratique de la magie étaient vécues avec naturel, comme une chose réelle et authentique ; des milieux théophaniques où la connexion entre le ciel et la terre était directe. Nous pensons, par exemple, à l’abbaye de Sponheim, dont le bénédictin Trithème (1462-1516) fut l’abbé et dont la bibliothèque reçut la visite de l’immense majorité des savants de l’époque pour la magnitude et la qualité des œuvres qu’elle renfermait.244 Reuchlin avait rencontré Trithème en 1496, peu avant que l’abbé reçoive en rêve la révélation de son œuvre principale, Steganographa hoc est ars pro occultam scripturam animi sui voluntatem absentiis aperiendi (ou l’art d’ouvrir la pensée aux correspondants au moyen de l’écriture occulte, de 1499), un traité de magie, numérologie, abécédaires arcanes et autres symboliques, également inspirée de l’œuvre Peri anacriseon de Pelagius. Comme nous l’avons vu, ce dernier est un autre personnage déterminant de la chaîne de transmission magico-théurgique aux réminiscences pythagoriciennes, dont le disciple Giovanni Mercurio da Correggio ou Libanius Gallus avait rencontré Trithème en 1495 et lui avait transmis beaucoup des enseignements de son maître, le faisant participer à ses œuvres et débutant dès lors avec le bénédictin une correspondance suivie, qui serait publiée en 1590 sous le titre De vera conversione mentis ad Deum. À l’instar de Gallus, Trithème parle dans son Opera pia de la conjugaison de l’oraison pythagoricienne avec la prière chrétienne et s’intéresse, comme dans beaucoup de ses autres écrits, à l’alchimie spirituelle, l’astrologie et la magie, qu’il étudie également dans des textes juifs comme le Sefer Razeia, comme en témoigne cet extrait de son Steganographie:245

Remarquons que d’après Raziel, tous ces esprits se forment et se transforment selon le désir de l’opérateur, et que quelque soit la forme sous laquelle il les aura vus, lui obéissent en tout promptement

Et cet autre fragment, tiré de Polygraphie,246 où il reconnaît les similitudes identiques entre les symboliques des peuples d’Occident:

Il est certain et plus que notoire que les anciens et premiers Kabbalistes, savants philosophes et parfaits magiciens hébreux et grecs… utilisaient, depuis longtemps et fréquemment, pour décrire les règles et les secrets de la magie et de la Kabbale, cette méthode de l’écriture grammaticale qui décompose le caractère en neuf tracés comme le caractère Tétragramme, base de toute la science sur le quaternaire… selon ce que j’ai pu trouver et tirer d’œuvres aussi bien chaldéennes, hébraïques, arabes, grecques que latines.

L’on raconte, à propos de cet abbé, toute sorte de prodiges et de merveilles. Dans con adolescence, il avait déjà fait un rêve dans lequel:

Un enfant vêtu de blanc –vraisemblablement un ange– lui montre deux tables, l’une couverte de signes d’écriture et l’autre de figures peintes. Alors il lui ordonne: Elige ex his duabus tabulis unam, quam volueris [Choisis l’une de ces deux tables, celle que tu voudras]. L’on suppose que, s’il avait choisi la table peinte, Trithème serait devenu un grand artiste de la mnémotechnie, comme Giordano Bruno. Mais il choisit la table aux caractères d’écriture, et le jeune homme lui dit: Ecce Deus oraciones tuas axaudivit, dabitque tibi utrumque quod postulaste, et quidem plus, quam petere potuisti [Dieu a écouté tes prières et te donnera les deux choses que tu as demandées, et même plus que ce que tu as pu exiger]. Son premier souhait était de connaître les Saintes Écritures, mais le second n’a jamais été rendu public. Klaus Arnold doit donc avoir raison lorsqu’il présume qu’il s’agissait «de connaître tout ce qui peut être connu dans le monde», ce que paraît confirmer le projet de la Steganographia ainsi que sa soif inextinguible de savoir, se traduisant par une intense activité bibliophile.247

Et, poursuivant sur l’étude de Culianu, -après avoir expliqué comment Trithème avait organisé, à Sponheim, un espace théophanique qui impliquait toute une restauration de l’abbaye et son ornementation à base de fresques et de symboles numériques et alphabétiques (dont des poèmes peints sur les murs, de Konrad Celtes, que nous avons déjà mentionné), entre autre-, il ajoute que:

La nouvelle construction s’avère très étonnante, mais son attraction principale est la bibliothèque, sans pareille au début du xvie siècle. Trithème achète ou échange des livres et des manuscrits rares, et impose à ses moines une activité fébrile de copistes et de relieurs. Si le monastère possédait, en 1483, quarante-huit volumes, il en compte mille six cent quarante-six lorsqu’est fait l’inventaire de 1502, pour atteindre, en 1505, avant le départ de l’abbé, presque deux mille… Quelques années plus tard, Sponheim était devenu un lieu de pèlerinage obligatoire pour tous les humanistes de passage en Allemagne. (p. 221).

Quant à l’œuvre la plus importante de l’abbé:

Trithème annonçait à son ami le projet déjà définitif d’une œuvre dont le premier livre s’intitulerait Steganographia (aujourd’hui, nous dirions cryptographie), «qui lorsqu’elle sera publiée provoquera l’étonnement dans tout le monde». Cette première ébauche contenait quatre livres (et non cinq comme le croyait K. Arnold), les deux premiers traitaient de cryptographie et d’écritures à l’encaustique, le troisième proposait une méthode accélérée pour apprendre une langue étrangère et le quatrième portait sur d’autres procédés cryptosémantiques ainsi que de sujets occultes «que nous ne pouvons proférer en public». (p. 224).

De ces quatre traités, le second et le troisième renferment des enseignements profonds qui plongent dans la Cabale et sa science combinatoire; l’on ne sait pas grand-chose du quatrième, si ce n’est que l’abbé le détruisit pour éviter d’être traité d’hérétique, puisqu’il semblerait qu’il se référait à l’art de la divination, si mal comprise et complètement censurée par le dogmatisme inquisitorial. Mais au sujet de la troisième partie, le chercheur roumain dit, aux pages 228 et 229:

Dans un écrit de 1508, intitulé De septem secundeis o Chronologia mystica, Trithème dévoile à l’empereur Maximilien les secrets de l’univers. L’abbé affirme, dans un esprit très ficinien, que Dieu gouverne le cosmos à travers sept «intelligences secondes» (intelligentiae sive spiritus orbes post Deum moventes), qui ne sont autres que les esprits planétaires: Oriphiel, ange de Saturne ; Anaël, ange de Vénus ; Zachariel, ange de Jupiter; Raphael, ange de Mercure; Samael, ange de Mars; Gabriel, ange de la Lune, et Michel, ange du Soleil. Partant de cette doctrine, le sens du troisième livre de la Steganographia se précise, à la différence près que les esprits reçoivent là une identité plus marquée. En effet, ils peuvent être invoqués en traçant leur physionomie et en ajoutant des formules. Le procédé rappelle l’art des emblèmes et présente des analogies surprenantes avec la mnémotechnique, sauf que, dans notre cas, le magicien devient peintre au sens le plus concret du terme: il doit modeler en cire ou tracer sur une feuille de papier une figure qui représente un ange planétaire, pourvu de ses attributs. Cette invention de l’esprit est censée invoquer également sa présence, lui soumettre une tâche qui, dans le cas en question, se rapporte à la communication à distance. D’autres connaissances sont également requises: les figures et les noms de tous les esprits qui représentent les entités zodiacales, ainsi qu’un calcul astrologique.

Ce ne sont là que quelques exemplaires d’une cohorte d’êtres immergés dans la prodigieuse vision de l’existence ; des hommes qui brisaient les moules étriqués, castrateurs et maladifs du monde matériel et solidifié, et qui incarnaient des fonctions théurgiques, recréant de leurs mots ou de leurs gestes spontanés et désintéressés les mondes ou plans invisibles de l’être, leurs ombres et leurs lumières, leurs contractions et expansions, souffles, sueurs, élixirs et excroissances. Des hommes qui réalisaient avec soin leurs travaux de transmutation dans le laboratoire interne du monde –dont ils étaient le modèle réduit, comme tout être humain- que, le connaissant, ils pouvaient traverser, et enfin se libérer de toute limite.

L’on pourrait s’étonner de l’intérêt que suscitait chez beaucoup de ces personnages l’étude d’une langue qui était réservée à un usage culte et restreint même chez les Juifs, autrement dit, qui n’était pas « vivante », et en attribuer le fait à une simple mode ou une soif de savoir encyclopédique. Cela se pourrait, dans certains cas, mais le fait est que cette pratique provoquait la méfiance parmi les mentalités dogmatiques, qui voyaient les hébraïstes ou ceux qui s’intéressaient à la tradition juive comme suspects d’hérésie.

Pour Reuchlin, et d’autres sages déjà cités, ces études signifiaient tout autre chose. Notre auteur, plongé dans l’atmosphère que nous avons dépeinte à grands traits, réunit dans sa bibliothèque un grand nombre des principales œuvres de la Cabale médiévale, et réalisa même un troisième voyage en Italie, en 1498, pour acheter davantage de manuscrits hébreux et grecs, comme le faisaient de nombreux autres érudits de l’époque, qui cherchaient et achetaient avec grand intérêt toute cette littérature sapientielle, où ils trouvaient les clefs qui leur permettaient de déchiffrer le langage secret de l’univers tandis que s’éclairaient de nouvelles facettes de la connaissance, les ankylosées et obscures se régénéraient, et les réponses à des énigmes non résolues se devinaient à travers les symboliques connues.

La langue hébraïque était, et est encore, une prodigieuse voie d’accession à la Connaissance, mais ce n’est pas seulement un chemin, mais aussi un pont, ou une échelle, puisqu’elle favorise les ruptures de niveau, et donc l’accès à ces mondes occultes que la véritable magie relie ou enchaîne constamment, attirant et purifiant celui qui en écoute l’appel, et terrorisant celui qui ne parvient pas à comprendre ou ne se permet pas d’être ce qu’est l’Être. À propos de l’hébreu, Reuchlin déclare, dans cette page inspirée:248

Nous avons jugé que cette Écriture seule était si stable et ferme que nous pouvions y fonder en toute sécurité toutes nos pensées, et situer sans équivoque les sublimes contemplations des hommes qui pensent. En effet, elle fut promulguée par la voix de Dieu le Très-Haut, et opère habituellement avec de telles puissances d’énergie que par son intermédiaire nous pouvons faire l’ascension de n’importe quelle chose mixte aux simples [et] des simples à la très simple, des effets aux causes, et enfin, du monde inférieur au supérieur, du monde supérieur au Messie, Roi des siècles, qui est le but suprême auquel pourrait prétendre notre Intelligence (Mens), et qui n’est concevable que dans sa dernière étape. C’est par lui que, finalement, nous arrivons au Dieu incompréhensible. C’est aussi au moyen de ces lettres saintes que, comme l’échelle de Jacob, dont le sommet touche les cieux, sur laquelle s’appuie Dieu lui-même, nos anges montent et descendent, emportant d’ici nos prières et de là les dons, qui apportent réciproquement l’aide d’en-haut, et d’ici-bas les demandes, comme l’un de vous l’a dit; et je crois que cette sainte écriture que nous avons mentionnée, sûrement comme nulle autre que l’on puisse imaginer, conserve notre esprit (animus) plus étroitement uni à Dieu, comme s’il s’agissait d’une trame.

Elle nous conduit d’abord à admirer les réalités divines; puis, suivant les capacités de l’esprit humain, à les connaître ; ensuite, à aimer ardemment cette divinité, quelle que soit la manière dont nous l’aurons connue, d’un amour qui promet la réalisation la plus sûre de l’espoir. Par l’écriture, avec les Vivants et les Roues d’Ézéchiel, nous sommes élevés pour aller lorsqu’ils vont et nous arrêter lorsqu’ils s’arrêtent. C’est le domaine de la véritable contemplation, où chaque mot constitue autant de sacrements; chacun de ses mots, syllabes, accents et points, sont pleins de secrets. Et nous pouvons non seulement l’atteindre nous, mais aussi les chrétiens. Telle est la Cabale qui ne nous permet plus de vivre sur la terre, mais élève notre Intelligence (Mens) jusqu’à l’extrême limite de la compréhension.

Et dans une lettre de Reuchlin dont F. Secret publie un extrait à la page 67 de La Kabbale chrétienne de la Renaissance, il ajoute:

Nul latin ne peut expliquer l’Ancien Testament si l’on n’a pas appris la langue dans laquelle est écrit le texte. La voix a été, en effet, le médiateur entre les hommes et Dieu, comme nous le lisons dans le Pentateuque, mais pas n’importe quelle voix; c’est par la langue hébraïque que Dieu a voulu faire connaître ses secrets aux mortels. La parole, que nous voyons de nos yeux naissants, est digne des foules. Il y a, lorsque nous ôtons la coquille, un cœur plus profond qui est là pour les contemplatifs qui ont étudié cette langue.

Il nous semble maintenant opportun de présenter au lecteur les 22 lettres de l’alphabet hébreu, avec les valeurs numériques correspondantes, et lui recommander de les observer et de les tracer avec patience, non seulement comme exercice mnémotechnique, mais aussi pour que les idées dont elles sont chargées se révèlent en notre conscience, et que nous puissions établir les harmonies entre les divers ordres de réalité qu’elles relient, comme s’il s’agissait de langues de feu unissant le ciel et la terre qui tracent dans leur danse lignes droites, cercles, angles et spirales, figures émanant toutes d’un seul point invisible.

Armonia Mundi.

Précisons qu’elles se divisent, comme cela figure déjà dans le Sefer Yetsirah, en trois lettres mères: aleph, mem et chin; sept lettres doubles, à savoir beth, guimel, daleth, kaf, pe, resh et taw, et douze lettres simples: he, vav, zayin, heth, teth, yod, lamed, nun, samekh, ayin, tsade et qof. Les trois premières sont associées à la trinité des principes universels, chin représentant le principe masculin de l’être, mem, le féminin, et aleph, le point neutre qui les conjugue, ce qui correspond d’ailleurs parfaitement aux trois principes de l’Alchimie,249 le soufre, le mercure et le sel, respectivement; en outre, ces trois lettres additionnées avec les sept doubles donnent 10, ce qui, nous le verrons, est le nombre qui exprime tout l’ordre archétypal de la Création. Chaque lettre double est également associée à l’une des sept planètes de l’Antiquité et à une des sept sefirot de construction cosmique, et les douze lettres simples, aux signes du zodiaque, cette roue de la vie qui est l’expression du déploiement spatio-temporel du Cosmos. Tout cela nous montre cet alphabet comme les pièces précises d’un jeu appelé univers, écrit et réécrit en permanence par cette main invisible qui les combine et les permute, les enlace, efface, allonge et rétrécit, verticalement et horizontalement, ciselant tout un entrelacement de possibilités insoupçonnées, insinuations, toujours, du métaphysique.

Apercevant ces réalités, il n’est pas surprenant que Reuchlin ait été frappé par la force et le pouvoir des mythes et symboles de la Cabale, et qu’il y consacre ses investigations après les avoir reçus directement du comte de la Mirandole, ainsi que d’autres maîtres déjà cités. Il s’abreuvait donc à la source de leurs textes sapientiels, qu’il lisait et relisait, s’imprégnant des influences spirituelles qu’ils véhiculaient et y trouvant les outils qui lui permettraient de réaliser son véritable voyage interne, qu’il décrira dans De arte cabalistica avec ces phrases inspirées:

Cette chose transcende toute notre intelligence, qui ne peut combiner par la voie rationnelle ce qui est contradictoire en principe. En effet, nous marchons entre les choses que nous manifeste la nature, et la raison, qui intervient loin de cette vertu infinie, ne peut mettre en rapport en même temps les contradictions qui séparent l’infini, comme l’un des plus grands philosophes allemands, un cardinal, il y a environ 52 ans, le fit comprendre à la postérité.250

Libéré du poids des préoccupations temporelles, et méprisant les sophismes propres aux disputes de vieilles femmes, le cabaliste heureux, par l’intermédiaire de la Cabale, c’est-à-dire par la tradition et la croyance, éloigne les ténèbres et s’élève dans la splendeur où il atteint la lueur (lumen) ; puis, de la lueur il passe à la lumière (lux), et par la lumière il comprend autant que puisse le faire la nature humaine dans la modalité de l’être, mais non dans celle du non-être, la véritable lampe, ce qui est réalisé lorsque l’on fait abstraction de tout ce qui n’est pas le principe absolument premier. C’est par ce moyen, où elle vit dans un indicible bonheur et la joie de l’esprit, que l’Intelligence (mens) du cabaliste, abandonnant ce qui est inférieur et terrestre, est transportée vers les réalités supracélestes et invisibles qui transcendent le sens humain, au sein du secret de la profonde taciturnité.

S’il est encore l’hôte de cette peau mortelle, il devient le compagnon des anges dans la mesure où il est admis dans la demeure supracéleste. Il connaît les riches divertissements des anges dans les cieux, et alors, parfois en leur compagnie comme compagnons de voyage, gagne les réalités les plus hautes et rend visite l’âme du Messie ; mais d’autres fois, il descend, conduit par les anges, vers les puissances inférieures de la nature, les célestes et les autres, et non sans raison particulière, et s’applique à comprendre leurs dignités et leurs œuvres, et à les vénérer avec un honneur particulier. C’est ainsi que naît une amitié intime entre le cabaliste et les anges. Grâce à celle-ci, connaissant parfois les noms divins suivant les rites, il obtient les choses admirables que les foules appellent des miracles.251

Nous nous plongerons donc dans cette œuvre, divisée en trois livres, que l’auteur dédie au pape Léon X, fils de Laurent le Magnifique, et qu’il organise, comme De Verbo mirifico, sous forme de dialogue didactique entre trois sages, qui sont, dans ce cas, un cabaliste juif, un pythagoricien et un mahométan. Au commencement de la première section, il écrit au souverain pontife:252

… j’ai pensé qu’il ne vous déplairait point que j’expose au public ce que pensaient Pythagore et les grands pythagoriciens. Avec votre bienheureux consentement, les Latins liront ce qu’ils avaient jusqu’à présent ignoré. Marsile Ficin a publié Platon pour l’Italie. Jacques Lefèvre d’Étaples a renouvelé Aristote pour les Français, et pour compléter, moi, Capnion, je montrerai aux Allemands un Pythagore dont je souhaite vous dédier la renaissance. L’œuvre n’aurait pas été menée à terme sans la Cabale des Hébreux. La philosophie de Pythagore commence avec les préceptes des "Cabalaei", et la mémoire des Patriarches, sauf celle de la Magna Grecia, s’est dissimulée dans les œuvres des Cabalistes. Il convient donc d’en extraire presque tout. J’ai aussi écrit sur l’art cabalistique, qui est une philosophie symbolique, pour faire connaître les enseignements des "Pythagoraei" aux érudits. Sur tous ces sujets, je n’affirme rien en mon nom; je me limite à rapporter les opinions de deux infidèles, Philolaos le jeune, un Pythagoricien, et Marrane, un Mahométan, venus écouter le juif Siméon expert en Cabale, et qui, par des chemins différents, se sont rencontrés dans une auberge de Francfort.

Le livre est amène, plein de fraîcheur et attrayant, et laisse couler avec aisance de véritables joyaux sapientiels au travers des conversations des dits personnages qui se transmettent la doctrine en toute simplicité, en plein air, sous les arbres de la campagne ou à la table de l’auberge, réalisant le rite de transmission de façon spontanée, sans solennité ni cérémonies superflues, mais s’en tenant au rythme et à l’ordre naturel, et, de plus, s’aidant toujours du symbole afin de véhiculer le supranaturel, point commun de tout enseignement traditionnel, car, comme il déclare à un autre moment:

Car à quoi prétend le Cabaliste ou Pythagore si ce n’est à rétablir les esprits des hommes en Dieu, c'est-à-dire les promouvoir à la béatitude parfaite. C’est la même méthode de transmission, chez les cabalistes et chez Pythagore, la même façon d’exercer par les symboles, les notes, les adages, par les nombres, les figures, les lettres, les syllabes et les mots.253

Ainsi, le pythagoricien affirme:

Il y a longtemps, dit Philolaos, que je croyais que toutes ces choses provenaient de la Cabale des Hébreux, mais à présent je le sais avec certitude. En effet, je vois clairement que tout ce que Siméon nous a montré cadre exactement avec la philosophie italique, c'est-à-dire le Pythagorisme, et je juge non sans raison que toutes les doctrines des Cabalistes et des Pythagoriciens sont de la même nature. Cabalistes et Pythagoriciens conduisent en effet toute notre quête à la salvation du genre humain, et ramènent tous les êtres qui subsistent ou résident ici-bas aux Idées qui sont véritablement, et à l’Idée des idées.254

Et c’est toujours ainsi que se sont transmis ces enseignements, cette Cabale ou tradition, également appelée Voie Symbolique, qui peut encore être trouvée aujourd’hui, bien qu’elle soit bien dissimulée, à l’abri, en quelque sorte, de la grande confusion et du chaos régnants, mais palpite dans les êtres et entités qui l’ont reçue et lui insufflent une ardeur renouvelée, comme le fit en son temps l’érudit Reuchlin. Car à différents moments du cycle d’une humanité, et par analogie avec la présente, des êtres surgissent qui incarnent la doctrine cosmogonique, à différents degrés et profondeur: ils la chantent, la versifient, la géométrisent, la peignent ou la dramatisent. Certains le font littéralement, d’autres s’envoleront si haut qu’ils frôleront le seuil de l’inexprimable; les uns glosant sur leurs prédécesseurs, les autres les reprenant sans prétentions, mais se distinguent aussi ces élus qui réalisent de grandes synthèses, ou des rénovations révolutionnaires des formes d’expression du sacré, les adaptant aux circonstances, éclaircissant leurs facettes occultes ou méconnues, les dépoussiérant et en brisant la solidification pour revenir à la fraîcheur de l’Origine pure et unique.

Pythagore, Zoroastre, Lao Tse, le Bouddha Gautama et le prophète David sont, au vie siècle avant J.-C., de grands initiés dont la mission est d’insuffler une profonde rénovation spirituelle sur toute la face de la terre. Plus proches de nous, cette myriade de personnages extraordinaires que nous mentionnons dans ce livre sont autant de jalons ou d’hermès de cette Voie Symbolique.

Dans De Arte Cabalistica, Reuchlin n’hésite pas à attester cette longue chaîne de transmission, aussi bien de la branche juive que de la gréco-latine, dans un discours très complet et précis qui ne se contente pas de faire une énumération ennuyeuse et dépassée d’illustres personnages, mais les présente comme les notes vivantes d’une partition musicale, modulant un concert qui transcende toute individualité, mais aussi s’exprime à travers elle:

Tout ceci nous vient de Pythagore, qui l’a appris en partie des Égyptiens, en partie des Hébreux et des Chaldéens avec les Magiciens les plus savants des Perses. Il l’a légué à la postérité comme l’ont rappelé les plus grands auteurs. C’est le cas d’Hermès Trismégiste, l’illustre législateur des Égyptiens, le scribe très contemplatif, dans son discours parfait à Asclépios; Timée de Locres, dans le livre de l’Âme du Monde; Hésiode dans Les Travaux et les jours; Platon au travers du personnage de Diotime dans le Banquet, celui de Socrate dans le Phèdre ainsi que dans le Philèbe255

Et il poursuit, se référant à Porphyre, Jamblique, Proclus, Maxime de Tyre, Apulée de Madaura, et de nombreux autres poètes, philosophes et sages gréco-latins, néoplatoniciens ou néo-pythagoriciens liés aux premiers pères de l’église, tout comme à d’autres moments il déroule le fil de l’écheveau juif et, commençant par Adam, explique toute la généalogie de ce peuple jusqu’aux cabalistes du Moyen-âge, dont il était parvenu à réunir de nombreux rouleaux dans sa bibliothèque. Rien que dans De Arte cabalistica, il cite le Sefer Yetsirah, le Sefer ha Bahir, le Sefer ha Zohar, des œuvres de Nahmanides, Aboulafia, Menahem de Recanati, Gikatilla, Abraham ibn Ezra, Sa’adia Gaon, Shammaï ben Shamina, Azriel de Gérone, rabbi Akiba, Joseph Albo, Yehuda ha Levi, Jacob Cohen, Todros ben Joseph ha Levi, et d’autres œuvres transcendantes de cabalistes anonymes.

La vaste formation de cet homme, qui se mouvait avec aisance dans les milieux universitaires, est indéniable, mais elle dépassait la prison mentale que le rationalisme commençait à ériger, ce qui finirait, comme nous le verrons, par lui causer quelques problèmes. Le destin de Reuchlin le conduisit sur la voie de l’étude et de l’enseignement, support qui, lorsqu’il se tourne vers ce qu’il y a de plus élevé, ouvre les portes de l’Intelligence et laisse apparaître les riches espaces de la pensée universelle, toujours prête à révéler de nouveaux secrets.

Comme nous l’avons déjà mentionné, Reuchlin creusa le filon du pythagorisme et celui de la Cabale, jusqu’alors peu exploré des chrétiens, adressant son discours à cette communauté d’âmes, réunies par l’amour de la Connaissance, qui diffusaient leurs découvertes et leurs lumières en Italie, en Espagne, en France et dans l’Europe tout entière, donnant leur forme à des conceptions ou des projets intellectuels, mais qui constituaient surtout une communauté invisible, un cénacle réuni dans un espace alternatif où l’être humain, emporté par les dieux et libéré du poids de la chair et de l’esprit, participe alors d’une identité de plus en plus libératrice avec et pour les idées.

Chaque fois que l’on mentionne les véritables dieux, les intelligences séparées, les formes les plus pures, les esprits divins, les êtres supérieurs, les anges, les âmes des bienheureux, rappelez-vous toujours et observez en votre âme ce monde supérieur, intelligible, immatériel, simple, abstrait, ciel incorporel, Olympe invisible, Paradis mental, éther surnaturel, que ni le sens ni la raison ne peuvent percevoir. Lorsque nous le quittons, nous descendons à notre monde corporel et sensible, dont le modèle (exemplaire) est dans le monde incomparable de la divinité, et la copie (exemplum) dans le monde intelligible des formes, et l’exemplaire (exemplarium) qui subsiste par lui-même, en lui-même.256

Sans nul doute, Reuchlin est l’un de ces héritiers spirituels de la Tradition d’Occident, où le souffle de l’esprit n’a cessé de s’exprimer; et certains captent les ondes en plein vol, se plongent dans le flot sapientiel et le remontent à contre-courant, dans un ravissement vertical vers la source, acceptant l’échec et mat de toute apparence, limite, possession, et dépassant toute identité qui ne serait celle de l’Un. Cela survient de manière inattendue, chez des êtres de natures et conditions diverses, mais qui, généralement, ne se sentent pas bien dans leur peau ni dans leur milieu, et qui, au lieu d’imaginer des alternatives sur le plan horizontal, s’arrêtent, écoutent et entendent le chant des vers éternels auxquels ils décident de se joindre, cherchant alors l’issue verticale, grimpant jusqu’au sommet de l’axe du monde, comme il apparaît que le fit Reuchlin au sein de la tourmente qui commençait à secouer l’Europe et, après elle, le monde entier.

Ce bien appelé Dieu, nous ne pouvons l’atteindre, à cause de la fragilité de notre condition, si ce n’est par degrés et échelons. Suivant votre expression, c’est la chaîne d’Homère; pour nous les juifs, qui parlons selon la parole de Dieu, c’est l’échelle de notre père Jacob. Elle s’allonge des lieux supracélestes jusqu’à la terre. C’est comme une corde ou un câble d’or qui se dirige vers nous du haut du ciel, c’est comme le rayon visuel qui traverse diverses natures.257

Et toujours, le dieu Mercure qui intercède, entité antédiluvienne qui guide et accompagne tous ces êtres qui cheminent sur le sentier des Mystères et qui ne peuvent qu’être reconnus comme les fils d’une impérissable généalogie spirituelle.

Cette doctrine de Pythagore a été développée à partir d’Orphée, comme l’on peut le voir à la fin de l’Hymne à Mercure. Voyez maintenant la chaîne d’or d’Homère dans l’Iliade 8, envoyée par Jupiter du ciel à la terre au secours de notre faiblesse. C’est par elle que vous vous élèverez vers le haut avec l’aide de Dieu, en agissant comme en contemplant. Car d’abord il aura fallu vivre selon l’Intellect (mens), après avoir contemplé par l’Intellect (mens), avant de s’élever avec ardeur en contemplant, puisque la vie précède la contemplation. À condition que toutes deux soient pures pour pouvoir atteindre ce qu’il y a de plus pur, il faut d’abord purifier la vie et ensuite éclairer la contemplation. Ce que vous avez vu dans la contemplation obtenue par l’abstraction des choses des choses, faites-en l’expérience en vous-mêmes, pour revenir par la raison à l’intellect (mens) et vous libérer de toutes les choses extérieures. C’est ce que l’empereur Antonin ordonne: Déshabille-toi. Il faut, en effet, qu’émigrant de cette vie à l’autre, nous ôtions tout vêtement et que nous marchions, dépouillés, non seulement de toute matière et accidents corporels, mais aussi libres et détachés de toute la masse de désordres, affections et passions.258

En outre, nous voyons ce livre de Reuchlin comme un sillage de la vigueur totale de l’ésotérisme dans la complexe Tradition d’Occident, comme le sont également les écrits de Ficin, de Pic, d’Agrippa, et d’autres éléments de cette chaîne d’or. Nous tenons à le dire en raison des nombreux doutes et interrogations quant à la complétude du courant intérieur de notre culture; depuis longtemps, l’on cherche à réfuter sur plusieurs fronts sa portée métaphysique, à confondre ce domaine avec le religieux, à réduire l’ésotérique à l’exotérique, ou faire de l’exotérique un premier pas pour accéder à l’ésotérique, alors qu’en réalité nous avons vu qu’il s’agit de voies parallèles à des fins distinctes, l’ésotérisme étant hiérarchiquement supérieur au religieux et ses objectifs, métaphysiques et non pas salvifiques. À titre d’exemple, voici un extrait où il se réfère à ces possibilités spirituelles si élevées:

Car, comme l’écrivait Azriel dans le livre déjà cité De la sainteté : c’est le premier sans commencement et c’est le dernier sans terme, que nos pensées ne peuvent atteindre. Il se nomme Eyn Sof, c'est-à-dire, infinitude, qui est la chose la plus haute, en soi incompréhensible et ineffable ; dans le mouvement de rétraction au plus secret de sa divinité, il se retire et se cache dans l’abîme inaccessible de sa lumière, qui est la source, afin que l’on comprenne ainsi que rien ne provient de là. C’est comme la déité la plus absolue, immanente dans sa non-action (ocium), dans sa propre réclusion, nue et sans vêtements et non recouverte des choses qui l’enveloppent. Elle ne se diffuse pas, ne s’étend pas par la bonté de sa splendeur. Elle est être et non-être sans distinction, englobant en toute simplicité toutes les choses qui apparaissent à notre raison comme contraires entre elles et contradictoires, comme une unité libre et séparée.259

Et c’est dans la Cabale260 et dans le courant sapientiel hermétique qui prend à cette époque tant de force et de vigueur, que se trouve le filon pour restituer la conscience du domaine de l’ontologie et de ce qu’il y a au-delà, comme le reflète cet autre passage du De Arte cabalistica:

Il est écrit, en effet, dans le Bahir: Il n’y a pas de principe si ce n’est la Sagesse. Ce à quoi il me semble avoir bien répondu en disant que l’Infinitude même des trois numérations les plus hautes de l’arbre de la Cabale, que vous avez coutume d’appeler les trois personnes divines, est l’essence absolue, puisqu’elle s’est retirée dans l’abîme des ténèbres, immanentes et au repos, où, comme il est dit, elle ne prend rien en considération. Elle est aussi appelée Néant ou Non-Être et Sans fin, c'est-à-dire, Ensof, car nous qui sommes affligés d’une pauvre intelligence au sujet des choses divines, nous ne comprenons pas des réalités telles qu’elles n’apparaissent pas, ni celles qui ne sont pas. Mais lorsqu’elle se présente de sorte qu’elle est quelque chose et subsiste réellement, alors l’Aleph ténébreux devient un Aleph lumineux. Il est écrit, en effet: Telles ses ténèbres, telle sa lumière (Psaume CXXXIX, 12) et on l’appelle alors grand Aleph, lorsqu’il veut sortir et apparaître comme la cause de toutes les choses par l’intermédiaire de Beth, la lettre qui le suit immédiatement. À ce sujet, Menahem de Recanati écrit: Vous trouverez ainsi cette lettre, c'est-à-dire la Beth, qui fait toutes les choses. C’est la raison pour laquelle Aleph reçoit cette même lettre en tant que la plus proche et particulièrement féconde pour s’y associer, et il s’appelle AB, le père de toute la génération et production. Il envoie ensuite la Beth à l’universalité des êtres, désirant atteindre sa propre fin à partir de l’infini Ain. Ainsi, s’associant à la lettre finale Nun, Beth engendre BEN, le fils, qui est la première production dans la déité, et le principe de l’altérité est aussi appelé Resit, commencement, bien que ce soit la seconde émanation à partir de l’Infini, c'est-à-dire la seconde numération cabalistique, par laquelle toutes les choses ont été faites. En effet, il est écrit : Tu as fait toutes les choses en Sagesse (Psaume CIV, 24). De cette manière le premier influx (effluxus) devient la seconde numération, puisque le terme de la génération est le fils. Reste en troisième place le milieu entre Aleph et Nun, qui est Yod, symbole du saint Nom Yah. Si vous combinez les deux caractères de Yah alternativement dans le nom Ben, vous aurez Binah, Intelligence, prudence ou providence, c'est-à-dire la troisième numération in divinis, à laquelle est attribué Adonaï, l’Esprit, l’Âme, le Vœu, le Mystère de la foi, la Mère des enfants, le roi assis sur le trône des miséricordes du grand Jubilée, le grand Sabbat, le fondement des esprits, la Lumière prodigieuse, le Jour suprême, les Cinquante portes, le Jour de la propitiation, la Voix intérieure, le Fleuve issu du Paradis, la deuxième lettre du Tétragramme, la Pénitence, les Eaux profondes, Ma sœur, la Fille de mon père, et d’autres. Jusque là nous avons consigné les trois numérations, que les cabalistes appellent, comme en témoigne Rabbi Isaac dans ses Commentaires sur le Yetsirah, trois numérations supérieures, siège unique où s’assied le Saint, Saint, Saint Seigneur Dieu Sebaoth.261

Et plus spécialement cet autre extrait:

Il est écrit dans Zacharie 14, IX que le Seigneur Tétragramme est Un, Ehad, et son nom Ehad, Un. Peut-être plus certainement, le Seigneur Dieu est Aleph, commencement, ou comme vous le disent d’autres en grec, Alpha et Omega, et Had, Un, puisque c’est le principe de l’Un. Il est, en effet, au-dessus de toute unité, et c’est l’origine éternelle de toute unité, et il se peut qu’il ne se nomme pas Un, tout comme il ne se nomme pas être (Ens) puisqu’il est au-dessus de tout être et que de lui émane tout ce qui est. Il a aussi été appelé par les plus contemplatifs Ain, c'est-à-dire non-être (non Ens) comme on le lit dans Ex. 17, 7: Adonaï est être parmi nous et ne pas être. Or l’on lit dans le livre de La voie de la foi et de l’expiation qu’il est les deux, être et non-être, puisque les choses qui sont et celles qui ne sont pas viennent de lui et sont d’après lui. Ainsi, il n’est pas non plus Un puisqu’il est la cause de toute unité et l’unité est après lui et lui n’est rien de ces choses, ni de celles qui sont après lui, ni de celles qui ne sont pas.262

Reuchlin a recours au code arithmétique pour révéler la cosmogenèse, et nous lui devons, pour une grande part, que le sens intérieur ou ésotérique du nombre ne soit pas mort écrasé par son côté exotérique ou quantitatif, et que Pythagore soit toujours vivant, comme maintenant, puisqu’il ne s’agit pas d’une individualité, mais d’une énergie spirituelle qui s’incarne en celui qui l’invoque. À l’instar de l’initié de Samos, l’Allemand a su reconnaître la vraie valeur du signe mathématique, symbole sacré qui n’a pas été inventé par l’homme, véhicule synthétique et direct des forces ou des puissances constitutives de l’univers, et puissant medium pour appréhender l’armature cosmique:

De lui (le Chaos pré-cosmique) proviennent toutes les choses, et cette puissance dynamique toute-puissante au pouvoir infini n’est autre que l’essence divine à l’intérieur de laquelle, avant toutes les choses, l’Un produit le deux. Vous avez là, mon cher Marrane, mon Pythagore tout entier. Deux est le premier nombre, Un est le principe du nombre. Si vous croyez Xénophane, que nous avons cité plus haut, cet Un est Dieu. Et puisque la production du Deux habite à l’intérieur de l’essence divine (le nombre est, en effet, constitué par lui-même, selon Boèce, auteur péripatéticien, et après l’Un il y a naturellement seulement le Binaire), alors forcément, ce Deux est aussi Dieu, puisqu’à l’intérieur de Dieu il n’y a rien qui ne soit Dieu. Ces trois choses, donc, étant donné qu’elles sont au commencement et en premier, et qu’elles ne vont pas au-delà de l’essence une de Dieu, sont un seul Dieu. En effet, l’essence ne se scinde pas, car à partir du un l’on compte deux produits, comme cela se passe aussi fréquemment avec les choses corporelles. L’unité devient la dualité (si vous me permettez cette comparaison) et progresse vers le trois dans la permanence de la substance des choses, comme on le voit dans le cep et ses sarments, ou plus justement dans le corps de l’homme, les bras et les doigts. De même, de l’Un qui produit dans la divinité et du Deux qui est produit, naît la trinité. Si l’on ajoute l’essence qui s’en différencie formellement, il y aura une quaternité formelle, qui est l’Infini, l’Un et le nombre Deux. C’est la substance, la perfection et la fin de tout nombre, puisque l’addition d’un, deux, trois et quatre donne dix, et au-delà du dix il n’y a rien. Ainsi donc, Pythagore a compris qu’il y avait un commencement des choses qu’il a appelé Tetraktys, puisqu’en grec Tetras signifie quaternité, et Actys le caractère formel du soleil ou du rayon. C’est à partir d’une telle formalitas, bien que supra-substantielle, que mon Pythagore a institué ce célèbre nom unique de Quaternité, se rapportant à quatre choses formellement distinctes entre elles. Pour distinguer le sacré du profane, il a eu l’excellente idée d’écrire ce nom sacré avec ypsilon, tandis que le mot actis s’écrit normalement avec un iota. En outre, il a aussi présenté d’une façon remarquable cette Tetraktys comme un dieu, lui donnant le genre masculin, à la manière des latins antiques qui masculinisaient Cupidon et Vénus, tandis qu’ils employaient parfois, pour le nombre instrumental qui exprime la quaternité, la même Tetraktys au féminin. En jurant par la Tetraktys, il voulait montrer qu’elle était Dieu, en comparaison de laquelle rien ne devrait être considéré plus digne de vénération. Car, comme le disait Aristote: Ce par quoi l’on jure est ce qu’il y a de plus vénérable.263

Et il poursuit, dans sa tâche d’établissement des analogies entre les symboles:

Mais pour annoncer la conclusion, je dirai que la Tetraktys est la cime de toutes les choses, c’est là le principe pythagoricien. –Alors Marrane dit: Philolaos, cet exemple me rappelle le très beau signe (Charagma) de quatre lettres, où l’on présente la salvation du genre humain. Siméon nous l’a confirmé par l’abondance de citations scripturaires. Et, d’après moi, Pythagore n’a pas mal transformé en ce symbole grec de la Tetraktys le Tétragramme des juifs, ou plutôt les quatre lettres dont se compose le nom du Sauveur.264

Actuellement, nous avons presque oublié cette connaissance interne des nombres ; c’est l’un des premiers rudiments que l’on enseigne dans les écoles, mais leur utilisation a été réduite à la quantification et à la statistique. Ils ressemblent à des squelettes sans vie, des chiffres pour accumuler des événements, des années, des êtres, des choses, des possessions ou toute autre minutie imaginable, et nous commettons de plus la grave erreur de confondre l’indéfini et l’infini, croyant que ce dernier a quelque chose à voir avec une prolongation horizontale de la quantité, alors qu’en réalité c’en est l’absence totale, le 0 qui se trouve au-delà du nombre et qui, les contenant tous en lui, c'est-à-dire tout ce qui est susceptible d’être déterminé, inclut simultanément ce que rien ne limitera ni ne définira jamais

Mais ayant travaillé sur cette symbolique universelle, nous avons la certitude que sa vie interne peut encore être restituée, puisque c’est le code265 avec lequel la vie du cosmos est en train de s’écrire, maintenant et toujours. Revenons donc au discours de Reuchlin:

Ce célèbre dénaire contient toutes les choses comme fini et infini, pair et impair, un et multiple, droite et gauche, mâle et femelle, au repos et en mouvement, rectiligne et courbe, lumière et obscurité, bien et mal, carré et oblong. Mais toutes ces choses qui forment des paires le sont parce qu’elles sont deux. Car si elles n’étaient qu’une seule chose, elles ne seraient pas contraires. Les Pythagoriciens réduisaient tout au Dix, parce que ce nombre est le plus parfait de tous. C’est par le dix que toutes les nations et tous les peuples, à l’exception des Traces, aussi bien grecs que barbares, dénombrent les choses individuelles sans le dépasser ou sans qu’il soit trop court, se servant de leurs dix doigts comme d’instruments de calcul naturels. La perfection de ce nombre nous est montrée par l’ordre du monde que nous voyons se mouvoir seulement par dix sphères, selon les Pythagoriciens. Sa perfection est d’autant plus grande que les autres qu’il englobe d’autres manières de compter: pair, impair, carré, cube, long, plan, premier incomposé et premier composé. Il n’y a rien de plus absolu. Les quatre nombres cubiques dont les pythagoriciens disent que l’univers se compose, se réduisent à dix proportions.266

Cette configuration numérique-mathématique se traduit également en vibrations, en sons, notes, formes, couleurs et gestes, entre lesquels s’établissent des rapports et des proportions, organisant des modules, des structures superposées, des enchaînements invisibles, ce qui est, en vérité, la grande théurgie universelle.

Et l’on nous dit, et nous en avons fait l’expérience, que tout émane d’un point invisible et tacite, indivisible et indistinct. Suivant Pythagore, cet Un n’est pas un nombre, mais le commencement de tous les nombres, l’Idée qui contient tout le déterminé et qui, sans avoir été engendrée, est néanmoins l’origine de toute génération. Ce mystère insondable, que le cabaliste appelle Keter, n’a nul besoin de sortir de lui-même et de son immutabilité, mais pour des raisons que l’esprit humain ne peut comprendre –sauf la lumière de l’intellect qui féconde son âme- , la Volonté suprême "décide" de se reconnaître dans le grand miroir cosmique que nous appelons l’Être Universel. Étant donné que ce geste est en soi inénarrable, le nombre vient en aide pour agir en tant que médiateur ou pont entre ce qui peut être connu et l’incognoscible d’où émane la possibilité de la Manifestation au sens le plus large.

Le deux est la polarisation paradoxale conçue au sein indivisible de l’unité, sans laquelle la prolifération cosmique serait impossible. Le deux, que l’initié de Samos désigne comme le premier nombre, n’est autre que l’identité entre le connaisseur et le connu qui lorsqu’il est pensé est fait comme s’ils étaient l’un et l’autre; c’est cette puissance dont les cabalistes, et le sage roi Salomon, disent qu’elle était avec Dieu avant la création du monde, Hokhmah ou la Sagesse, la Pensée qui contient tout ce qui peut être contenu. Le binaire, qui, dans ses modalités diverses, est visualisé comme une paire d’opposés ou de complémentaires, est le premier sceau imprimé sur le monde et son empreinte est gravée en tout, pour rappeler la véritable identité une. Les pythagoriciens nous parlent aussi du 2 comme du premier nombre pair, à la nature féminine ou réceptive, puisque c’est celui qui accueille en lui tous les germes "déversés" par le Principe.

Mais ces semences ne sortiraient pas d’elles-mêmes si ce n’était par le biais du trois, nombre qui symbolise le geste de la différenciation cosmique, ainsi que celui de la réintégration de tous les êtres et mondes à l’unité principielle une fois accomplie leur révolution complète. Dans la Cabale, il est associé à la sefira Binah, ou l’Intelligence, énergie réceptive et passive par rapport à la Sagesse et positive ou active par rapport à la création, puisqu’étant indistincte en soi, elle est cependant le principe de se qui sera déployé dans les mondes inférieurs à travers le quaternaire. Pythagore fait référence au 3 comme étant le premier nombre impair, masculin, actif, expansif et créatif, ce qui ne contredit pas l’idée cabalistique de la Grande Mère (qui le fait féminin ou contractif) mais est en réalité le signe de cette conjugaison permanente que nous évoquions auparavant.

Le 4 marque tout le créé et agit comme intermédiaire entre le Principe (1) et la manifestation représentée par le 10, et vice-versa (4 = 4 + 3 + 2 + 1 = 10 = 1 + 0 = 1). Les 4 points cardinaux, les quatre saisons de l’année, les 4 éléments de l’alchimie, les quatre âges de l’homme, des civilisations, des cycles cosmiques, des phases de la lune, etc., sont autant d’exemples que la loi du quaternaire est universelle et qu’elle est présente dans toute la création.

Le 5 correspond au microcosme et c’est le nombre qui exprime le mariage du premier nombre pair (2) avec le premier nombre impair (3), de là qu’il soit appelé nombre nuptial; il est en outre au centre de la dizaine, ce qui fait de l’être humain, qui le porte inscrit en son être le plus intime (5 sens, 5 doigts à chaque main, 5 orifices du visage, etc.), le point médian entre ciel et terre, et le dépositaire de la mystérieuse quintessence alchimique, synthèse des quatre éléments dont tout est constitué.

Le produit de 2 multiplié par 3 est 6, chiffre associé au macrocosme, sefira centrale de l’Arbre de Vie où confluent toutes les énergies et qui, en même temps, les propage. C’est le symbole par excellence des analogies ou correspondances symboliques qui caractérisent la pensée universelle et véritable, dont la traduction géométrique est l’étoile à sept branches ou Sceau de Salomon.

Le 7 est le reflet de l’unité sur le plan de l’âme inférieure ou des formations subtiles (7 = 7 + 6 + 5 + 4 + 3 + 2 + 1 = 28 = 2 + 8 = 10 = 1 + 0 = 1), qui réunit en lui le premier nombre triangulaire267 (3) et le premier nombre carréa268 (4), dont les séries ont une grande importance en mathématique sacrée, ce que nous voulions juste mentionner ici.

Et le 8 est le nombre de passage lié à l’initiation et au rite, aux ouvertures de la conscience et aux ruptures de niveau. Le 9 représente le cyclique, car tous ses multiples reviennent finalement à lui-même, en plus d’être l’un de ceux qui désignent les divisions de la circonférence. Finalement, le 10 est l’expression de la multiplicité, qui revient toujours à l’Un, étant son reflet dans le monde concret et matériel, puisque, comme nous l’avons mentionné, 10 = 1 + 0 = 1.

Poursuivant cette synthèse, si brève et aussi incomplète, de la symbolique mathématique, nous dirons que, du point de vue ésotérique, la triade ou la trinité principielle représente le stade le plus élevé de l’être, celui des principes ontologiques, et correspond au monde cabalistique d’ Atsilouth, qui, se reflétant à l’envers dans les plans inférieurs, en constituera les stades intermédiaires (celui de l’âme supérieure Beriah, qui comprend les sefirot Hesed 4, Gueburah 5 et Tifereth 6, et celui de l’âme inférieure, Yetsirah, avec Netsah 7, Hod 8 et Yesod 9) qui coagulent enfin en Asiyah, la Concrétion Matérielle, exprimée par le dix ou la sefira Malkhout. Au total, quatre plans, chacun desquels, à l’exception du dernier, comprend une triade qui s’y trouve implicite, qui actualise parfaitement tout le modèle. Et, partant de là, nous pourrions continuer de développer une immensité de possibilités arithmosophiques et géométriques, qui dépassent le cadre de cette étude où nous pouvons seulement mentionner l’importance de cette symbolique, tenue en haute considération par des sages de tous les temps et qui est encore aujourd’hui un support initiatique d’une valeur inestimable.

Mais laissons Reuchlin nous approfondir cette conception si claire et surprenante de l’univers :

Cependant, ces signes représentent, pour les barbares comme pour les latins, l’unité simple. Car c’est avec elle que commence le dénaire et en elle qu’il s’achève. Son symbole pythagoricien est le Un et le Deux, que Zarate, le précepteur de Pythagore, avait l’habitude de désigner comme les mots de l’engendrement. Il appelait, comme en témoigne Plutarque de Chéronée dans l’Origine des âmes du Timée, le Un, père, et le Deux, mère. Comme vous l’avez appris, le Un et le Deux avec l’essence divine produisent la quaternité, cette fameuse Tetraktys, Idée de toutes les choses totalisées dans le nombre dénaire. Pythagore affirme que c’est la source de la nature éternelle, et qu’elle n’est autre que la connaissance des choses dans l’Esprit (Mens) divin qui opère rationnellement. Quant à l’Esprit (Mens) même de Dieu, Pythagore l’appelait allégoriquement Nombre, lorsqu’il disait que le Nombre était le commencement de tout. Plutarque écrivit, en effet, dans le livre IV des opinions des philosophes: Pythagore entend le nombre comme Intelligence (Mens). Le symbole convient, puisque dans les réalités incorporelles rien n’est plus simple que le nombre. En outre, l’on ne peut rien concevoir qui ressemble à la Mens. C’est de cette source perpétuelle que descend par fleuves et canaux le nombre pythagoricien Un et Deux. (p. 165-166).

Et il disserte encore et encore, en méditations circulaires qui partent du Un et y retournent, passant par tous les stades intermédiaires représentés par les nombres de 2 à 9:

Le dénaire, en effet, aime tant le deux que à partir de l’Un la progression se fait par le Deux, et par le Deux l’on revient à l’Un. Bien sûr, le premier incomposé, le ternaire, n’est pas composé de l’Un et du Deux, mais est conçu par eux. Car l’Un n’a pas de position, selon Jamblique, et n’entre donc pas dans la composition, si nous voulons nous en tenir au sens propre des mots. Comme le dit Simplicius dans ses commentaires sur la catégorie Combien: L’unité qui reste une unité n’a pas de position, et le point qui reste point ne disparaît pas. Nous pouvons savoir ainsi la différence entre l’unité et le point. Puisqu’il n’y a rien avant l’Un, nous disons à juste titre que l’Un est le premier. Quant au Binaire, il ne se compose pas de nombres, en ce sens que, à partir de la seule unité, l’on ajouterait une unité et une unité. C’est le premier nombre parce que c’est le premier multiple et parce qu’aucun nombre ne peut le mesurer sauf l’unité, mesure commune à tous les nombres. En effet, une fois deux n’est autre que deux. Le multiple dit ternaire est aussi très justement nommé par les arithméticiens le premier nombre incomposé. En effet, le binaire qui le précède n’est pas un nombre incomposé, mais plus exactement non composé. C’est parce que le ternaire ne souhaite pas demeurer inactif, mais plutôt multiplier à l’envi sa bonté dans toutes les créatures, qu’il progresse de la puissance à l’acte. Ce caractère fécond qui est en lui, produit le multiple comme les nombres sont produits à partir du nombre. Ce caractère essentiel qu’est en soi l’Un –source et origine de toute production, en même temps que le commencement de tout développement et la permanence immuable de toute substance-, est vu par l’Intelligence (Mens) éternelle, et voit et se reflète ainsi lui-même au moyen de l’unité et de la dualité, se multipliant et disant 2 par 2 font 4. Voici cette Tetraktys, cette Quaternité, dont je vous ai parlé avant. C’est l’Idée de toutes les choses qui ont été créées, puisque, comme le disent les arithméticiens, toute progression s’accomplit par le quaternaire. Et c’est ainsi que naît cette Décade que nous appelons les dix genres les plus généraux de toutes les choses, puisque 1, 2, 3, 4, à partir du potentiel tout-puissant produisent 10, passant de l’énergie à l’acte. La moitié est cinq. Placez donc le 5 au milieu comme un porte-étendard au milieu de l’armée, et à sa droite le premier nombre supérieur, qui est 6, et à gauche le premier nombre inférieur, qui est 4 : en les joignant, vous aurez de nouveau 10. Placez de nouveau à droite le nombre immédiatement supérieur qui est 7, et à gauche le nombre immédiatement inférieur qui est 3, et les unissant vous aurez encore 10. Placez de nouveau à droite le nombre immédiatement supérieur qui est 8, et à gauche le nombre immédiatement inférieur qui est 2, l’addition donne encore une fois 10. Mettez alors à droite le dernier nombre 9, et à gauche le 1, additionnez-les et une fois de plus vous aurez 10, qui de nouveau associés au 20 commencent une autre unité, et ainsi successivement pour tous les nombres cardinaux jusqu’au 100. De même que deux par un donne deux, 3 par 1 trois, 4 par 1 quatre, et ainsi de suite, de la même manière 2 par 10 font 20, 3 par 10 trente, et 4 par 10 quarante, et ainsi de suite. De la même manière pour le 100, le 1000 et au-delà. C’est pour cela que nous, en grec, nous écrivons le 10 avec un iota, qui se signale comme une virgule, et en hébreu nous le marquons par un seul point.269

Il se base également sur la symbolique géométrique:

Ainsi nous est dévoilée maintenant l’origine de ce monde sensible, que produit le mariage entre la pyramide et le cube selon la loi de la nature. Les bases carrées de leurs figures unies sans interruption forment le Dodécaèdre, symbole pythagoricien qui désigne l’univers même composé de matière et de forme. C’est ce que rappelait souvent justement Alcinoos à propos de la doctrine de Platon. Il disait: Dieu s’est servit du Dodécaèdre pour l’univers lorsqu’il a fabriqué le monde. Si vous superposez, en effet, un cube à huit angles et une pyramide élevée à quatre côtés triangulaires équilatères, vous aurez construit avec art l’édifice du dodécaèdre, où le cube ou le dé sont au-dessous, comme la mère, et la pyramide, comme le père, est au-dessus.270

Et toujours apparaît l’être humain, médiateur entre le céleste et le terrestre, en même temps qu’univers en miniature où tout est disposé pour opérer les identifications, c'est-à-dire les connaissances ou ouvertures de la conscience:

De nombreux auteurs parmi nous traitent de manières différentes les dix numérations, appelées par les "Cabalaei" les 10 sefirot. Certains le font sous forme d’arbre, d’autres sous forme d’homme. L’on mentionne fréquemment la racine, le tronc, les branches et l’écorce. Et souvent aussi la tête, les épaules, les cuisses, les pieds, le côté droit et le gauche. Voici les dix noms divins que nous, mortels, concevons de Dieu. Ce sont des noms d’essence, de personne, que nous nommons Keter, Couronne, Hokhmah, Sagesse, Binah, Prudence ou Intelligence, Hesed , Clémence ou Bonté, Gueburah , Gravité ou Sévérité, Tifereth , Ornement, Netsah , Triomphe, Hod , Louange, Yesod , Fondement, Malkhout, Royaume. Au-dessus de la Couronne se situe Eyn Sof Infini, et c’est l’abîme.271

Ce qui devient très évident entre les mains physiques de l’homme, les instruments mathématiques que, ô surprise, il a à portée de la main et dans lesquels se trouve écrite de manière admirable l’histoire et la métaphysique du Monde. Ce sont deux mains symétriques, de cinq doigts chacune, ce qui donne un total de dix. En hébreu, le mot main est yad (composé par les lettres yod-daleth) dont les valeurs numériques sont 10 et 4 respectivement (le dénaire, le quaternaire et l’unité, réunis dans la Tetraktys, comme nous venons de le voir); si nous les additionnons, nous obtenons 10 + 4 = 14, ce qui correspond à la lettre Nun, à la quatorzième position de l’alphabet hébreu et dont la valeur est 50 qui, comme nous l’expliquera plus loin Reuchlin, est liée aux 50 portes de l’Intelligence. De plus, Yod est en correspondance avec le signe272 de l’index, notion de virilité (yad signifie aussi pénis); daleth avec le sein, symbole de la féminité, et nun avec le fruit, né de leur conjonction, c'est-à-dire que dans ces trois lettres sont révélées les idées de polarisation, de copulation, d’engendrement et les fruits indéfinis qui en naîtront, analogues aux êtres et mondes de la manifestation. Ce qui s’exprime également à l’inverse, puisqu’en partant de 14 = 1 + 4 = 5, à savoir que le fruit, ou l’enfant, ou la production, nous ramène à ses géniteurs, au nombre nuptial, qui est quant à lui associé à la cinquième lettre de l’alphabet, le he, dont le signe est le souffle, la Parole ou Verbe par laquelle l’on reconnaît unanimement que tout est créé. Et ainsi pourrions-nous continuer de tisser des liens secrets, connexions de nombres et de lettres donnant le jour à des questions fondamentales sur notre existence et celle de l’univers et son origine mystérieuse.

Un autre thème fondamental inlassablement exploré par Reuchlin était celui de l’Intelligence, cette puissante énergie qui émet ses influx sur les êtres, les groupes et les entités, déesse éternelle, médiatrice entre les hommes et le secret de leur essence spirituelle. Notre auteur nous parle des 50 portes de l’Intelligence, des ouvertures de la conscience aux mondes invisibles, qui ne pourront être connus qu’à travers les lumières et l’éclat de cette déesse si vénérée et invoquée durant la Renaissance, qui inspira d’innombrables artistes, poètes, mathématiciens, philosophes et chanteurs de la grande illusion cosmique, enfantée par cette Mère Universelle, qui donne la vie comme la mort, accomplissant le rite d’une respiration qui part du Principe et à lui retourne.

Et nous nous demandons: pourquoi 50? Munis d’un papier et d’un crayon, d’une règle et d’un compas, et mettant en pratique la description précise de Reuchlin, s’éclaire sous nos yeux un nouveau mandala sur lequel méditer, sans fioritures, clair et direct comme le langage mathématique dans lequel il s’exprime:

Toutes les choses sont, en effet, distribuées universellement en cinq ordres, puisqu’il y a les éléments, les composés des éléments, les âmes, les corps célestes et les incorporels supracélestes. Chacun d’eux peut être considéré de dix manières sous les titres suivants: genres très généraux, genres particuliers, espèces générales, espèces très particulières, choses indivisibles constituées en dernière instance de matière et de forme, ou de quelque mélange proportionnel, et dont les rapports se font individuellement par les différences, les propriétés et les accidents. Ces dix modes, aussi bien des essences que des intelligences, multipliés par cinq ouvrent les 50 portes de l’intelligence, par lesquelles nous entrons dans les mystères des créatures par des signes remarquables de l’œuvre des six jours, que les Cabalistes ont atteints ou reçus avec diligence. Alors, grâce à cet artifice, la difficulté de l’énigme proposée par Pic de la Mirandole dans ses 900 Conclusions se déchiffre facilement: Celui qui sait ce qu’est le dénaire en arithmétique formelle, dit-il, et connaît la nature du premier nombre sphérique, connaîtra le secret des 50 portes de l’intelligence, du grand jubilée, de la millième génération et du règne de tous les siècles. Tels sont les termes de la Mirandole. Je voudrais donc que vous traciez une sphère plane ou un cercle fait des dix figures numériques dont le centre soit 5. C’est en effet la moitié du dénaire. Que vous inscriviez sur la circonférence les nombres du calcul dénaire un par un, en particulier, que le diamètre aille du plus petit au plus grand, c'est-à-dire du 1 au 9, pour obtenir par la division deux demi-cercles, partant de la droite de la sphère. Après le 1 et avant le 9 mentionnés à l’intant, placez les nombres 2, 3, 4, 5, et, partant de la gauche après le 1 et avant le 9, disposez les nombres 5, 6, 7, 8. Tracez en passant par le centre les lignes de 2 à 8, de 3 à 7, de 4 à 6, de 5 à 5. Si l’on ôte alors de chacun des nombres les plus grands le nombre supérieur à 5 –qui est le centre de la sphère dénaire-, et que l’on ajoute ce qui a été ôté aux nombres inférieurs à 5, l’on obtiendra toujours à partir de deux nombres opposés deux 5 égaux, car en comparant mutuellement les points des lignes, tout tracé numérique linéaire donnera 5 et 5. Le nombre quinaire, donc, dans le cercle de la révolution dénaire, est appelé sphérique, puisque, comme vous l’avez vu, tous les nombres de la sphère se rapportent au 5, suivant les 5 lignes tracées sur la sphère, qui en contient dix. C’est pourquoi de ce nombre sphérique multiplié par 10 naissent les 50 portes de l’intelligence ou les années du jubilée.273

Et il poursuit par l’énumération de toutes ces portes, et leurs correspondances avec les Noms de pouvoir, avec ceux des anges, avec les planètes, et les sentiers qui les connectent, etc., en une synthèse de symboliques qui surprendrait le plus audacieux des mortels, puisque s’ouvre devant lui le rideau d’une œuvre majestueuse qui le dépasse, mais dans laquelle il a cependant l’opportunité de connaître son véritable Moi, comme c’est toujours le cas avec toutes les productions de cette déesse primordiale.

Cette question digne d’un meilleur maître et qui demande du travail, est de la plus haute efficacité pour nous inciter à nous consacrer, presque toujours avec les anges, à la contemplation des choses les plus hautes et divines. Si nous avons déjà commencé à nous familiariser avec, rien ne nous sera difficile de dire ou de faire. Les lettres, qui sont leur office, profitent de cette familiarité. Si nous unissons les 22 lettres aux 10 numérations cabalistiques, nous obtenons le nombre 32. L’on peut lire dans le Sefer Yetsirah: Dix numérations Belima et 22 lettres. En outre, il y a de nombreux auteurs qui ont formé cette somme des sentiers au moyen de ces 10 propriétés dignes de silence et des 22 lettres. Ces sentiers que j’ai répartis à ma manière, d’autres, cependant, les classent et les observent dans un ordre différent. Mais si nous unissons avec soin l’ensemble des lettres des 50 portes, nous trouvons la riche série des 72 anges dont se compose le Schem hamphorasch, c'est-à-dire le grand nom du Dieu suprême développé. Car si nous additionnons 22 et 50, nous aurons 72. Ce sont les anges puissants de la terre entière.274

Ce Nom sacré est en soi ineffable et absolument mystérieux, mais sa conscience demeure vivante en applicant une série de pratiques mnémotechniques. La Renaissance a vu fleurir tout un Art de la Mémoire destiné à activer cette réminiscence, une invocation constante de la déesse Mnémosyne, qui rappelle au souvenir la réalité la plus intime des choses et des êtres. Et c’est dans ce but que sont apparues des productions extraordinaires dans tous les domaines: des jeux magiques, des peintures et des musiques évocatrices, des jardins fabuleux, des architectures prodigieuses, des théâtres et chorégraphies, et aussi des pentacles numériques et linguistiques, comme par exemple les carrés magiques, ainsi que cette œuvre de Reuchlin où il dit, à un autre moment:

Les anges entendent la qualité des langues de nos Esprits. De même que les esprits divins parlent avec les langues des anges, ainsi les esprits des hommes écoutent avec les oreilles de la Mens. Les noms qui leur ont été donnés ne leur ont pas été donnés par besoin de les nommer et de les appeler manifestement. Ce sont des sceaux mnémotechniques qu’ils nous transmettent pour que nous nous souvenions fréquemment des anges. Leur remémoration attentive nous conduit réciproquement à l’amour de Dieu, et l’amour à son tour ravive notre mémoire. Ce que nous aimons avec force, nous le rappelons souvent, car comme le dit le proverbe, ceux qui s’aiment se rappellent toujours. C’est pour cela que Dieu nous gratifie du Nom Tétragramme, non pour que nous l’appelions de ce nom, qui est ineffable, et que vous nommez justement Anekphoniton, non prononçable. Car, en effet, le Créateur répondit à Moïse lorsqu’il lui demanda: "Quel est ton nom?" Dieu lui répondit: c’est YHVH, c'est-à-dire mon Nom pour l’éternité, et tel sera mon Nom mémorial de génération en génération. Le tétragramme est donc le Nom pour l’éternité, mais pour les générations c’est seulement le moyen de se souvenir, car nul vocable humain ne peut composer un nom qui puisse égaler la nature de la divinité.275


Bilia Hebraica.
"Domus Reuchlini", dans Hermann von der Hardt, Antiquitatis gloria.
Helmstedt, Paul Drietrich Schnorr, 1737. À l’intérieur de la tente,
au centre, le carré magique de Saturne.


Bilia Hebraica.
"Fontes Reuchlini", dans Hermann von der Hardt, Antiquitatis gloria.
Helmstedt, Paul Drietrich Schnorr, 1737.

Précisément, l’un des points doctrinaux pour lesquels le sage allemand est le plus connu est d’avoir expliqué pourquoi le nom de Jésus en hébreu, YHSVH, est ce qui rend prononçable le Nom ineffable de Dieu. Nous pouvons imaginer que l’interprétation littérale et exotérique de cette question aura suscité bien des critiques, autant de la part de chrétiens que de juifs qui, avec leurs œillères et leurs milliers de préjugés, la jugèrent inacceptable et même scandaleuse. Cependant, elle admettait, et admet, une lecture interne et ésotérique, celle qui se rapporte à la possibilité d’accéder à l’état de conscience d’unité symbolisé par le nom de Jésus, et partagé unanimement par tous ceux qui s’identifient avec lui:

Nous conjecturons que le Nom ineffable sera prononcé par les quatre lettres saintes, avec lesquelles est écrit l’Ineffable, comme par des notes symboliques, et par la consonne Chin. Il est en effet courant dans la Cabale que cette note Chin soit expliquée par notarika: Shem, YHVH, Nigra, c'est-à-dire, Nom, Tetragramme, et nommé, puisqu’il n’y a pas d’autres lettres pour désigner la seule miséricorde en termes simples si ce ne sont ces cinq-là: YHVH et la consonne Chin, c'est-à-dire S.276

Peu ont été ceux qui comprirent les subtils enseignements de Reuchlin, son intention de mettre en lumière l’unité des diverses branches traditionnelles et leur origine commune, si clairement exposée dans son livre, et qui venait s’ajouter à celles d’autres compagnons de route que nous avons déjà rencontrés. D’obscurs desseins furent ourdis à son encontre, typiques de l’action contre-traditionnelle qui, déjà à cette époque, présentait les signes évidents de devoir se propager: la scission entre le pouvoir temporel et le spirituel, la négation grandissante de l’ésotérisme et de la métaphysique, la suprématie de l’exotérisme, la prolifération d’opinions et de dogmes provoquant des divisions au sein des confessions et la haine entre les religions, la solidification et matérialisation intellectuelle, etc.

Dans cette tessiture, il est donc compréhensible que notre auteur, âme perméable aux enseignements ésotériques, n’échappe pas aux attaques et aux reproches, et que s’abatte sur lui aussi le poids de l’ignorance et de la haine, le faisant même passer en jugement par l’Inquisition. Lui-même rapporte les attaques qu’il dû subir de la part d’un juif converti, Pfefferkorn, qui avait l’intention d’en finir avec la littérature sapientielle hébraïque, ce pourquoi il demanda à notre érudit277 de rédiger un rapport où il exprimerait son opinion à ce sujet. Reuchlin refusera toujours de le faire et écrira un bref traité, Augenspiegel ou Miroir des yeux (1511), dans lequel il défend l’héritage hébreu et ses livres sacrés, aussi bien le Talmoud que les textes cabalistiques, et même sa littérature en général.278 Dans son troisième livre du De Arte, il dit:

Ce sage, pour s’être opposé à la destruction de livres par le feu, subit encore cinq ans plus tard, et en dépit de son innocence, de cruelles persécutions qu’il supporte avec courage et sans se laisser abattre. Ces propositions affichées aux portes de la Sapience, et aux porches des églises de Rome, furent immédiatement traînées dans la boue, l’ordure et la fange, et piétinées non sans raisons. Une telle faute avait été commise d’une part contre la volonté du souverain Pontife, et sans la connaissance des très révérends juges devant qui le procès de Reuchlin, après l’appellation d’Astaroth, était en suspens dans la Curie depuis trois ans. D’autre part, il paraissait évident à tous que cette composition était emplie de mensonges particulièrement évidents. En premier lieu, effectivement, Astaroth avait promis que les conclusions seraient débattues en présence du Pape. Mais le Pape avait refusé, et avait interdit formellement cette procédure. Au cours de plusieurs sessions publiques tenues l’été dernier à Rome, le cas Reuchlin fut complètement examiné et débattu devant les hommes les plus sages du monde, devant les prélats de l’Église catholique, les archevêques, les évêques, les généraux d’ordres religieux, leurs procureurs, les pénitentiaires, les docteurs, et un grand nombre de théologiens et juristes choisis parmi les plus habiles. Ils décidèrent que Capnion devait être absout. Ensuite, Astaroth279 traita honteusement le Miroir des yeux d’œuvre scandaleuse et semée d’erreurs, alors que cette œuvre avait été autorisée définitivement par sentence apostolique. En outre, il écrivit que ce livre avait été condamné au bûcher depuis peu par cinq universités. Tout cela étant de véritables contes et des mensonges transparents et évidents, car il n’y a ni y aura dans tout le monde d’université qui condamne Le Miroir des yeux. Seuls quelques cas isolés, têtes folles au cerveau attaqué par des vertiges, surpris par une erreur rétrograde, réunis en conventicules de conspirateurs, contre le droit et la justice formelle, se sont manifestés contre Le Miroir des yeux et ont manigancé, comme nous disons, leurs sentiments. (p. 203-204 et 210).

Mais finalement, après des pressions de toute sorte sur sa personne et sur la papauté même, et après un grand tumulte dans le domaine politique et religieux, Léon X finira par imposer le silence éternel à Reuchlin, qui aura encore le courage de lui dédier le De Arte cabalistica malgré l’inclusion du Augenspiegel dans la liste des livres hérétiques.

Le sujet de l’action contre-traditionnelle est encore pleinement en vigueur actuellement, et le ton est allé in crescendo, adoptant des formes encore plus extrêmes si possible, comme l’utilisation éhontée d’aspects de la doctrine ésotérique dans à des fins perverties, ce que nous voyons également reflété dans le fondamentalisme et ses viles tactiques de terreur. Mais les détracteurs sont très faciles à identifier, hier comme aujourd’hui, puisque c’est la même énergie dense et invertie qui s’incarne chez des êtres individuels ou des communautés, se multipliant comme les têtes de l’hydre, dans l’unique intention de détruire la spiritualité en l’imitant. Même si, en réalité, le dual ne pourra jamais être comparé à ce qui n’a pas de paire et est au-dessus de toute distinction.

C’est pour cela que de nombreux initiés revêtent depuis des siècles un esprit guerrier, vigilant, et avertissent constamment du danger de manier et de s’identifier à ces forces d’une nature psychique aussi dissolutive et grossière; autrement dit, qu’ils refusent de la manipuler à des fins particulières et fuient toujours la magie mineure et invertie.

L’adepte invoque à chaque instant les énergies spirituelles les plus hautes, la grande milice céleste dirigée par Michel qui, sous les ordres de Metatron, livre la grande bataille cosmique grâce à laquelle ce monde respire encore; le vrai magicien appelle les dieux, se livre à eux, leur sert d’aliment tout en se nourrissant lui-même de leurs énergies, et dans ce processus de transmutation ils ne font plus qu’un, un être indissoluble mais hiérarchisé. Reuchlin, nageant dans ces eaux turbulentes qui cherchent à confondre, évita toujours d’être qualifié de mage, mais ses travaux théurgiques purificateurs y libérateurs affleurent partout dans sa vie et son œuvre:

Pour nous être utiles, les anges cléments ont souvent trouvé des figures, des caractères, des formes et des mots. Ils nous ont proposé, à nous mortels, ces mots inconnus, admirables, qui ne signifient rien selon l’usage ordinaire de la langue, mais qui nous incitent, provocant l’étonnement de notre raison, à chercher assidûment les intelligibles, puis à les vénérer et à les aimer. Ils ont un sens, en effet, non selon le bon plaisir et l’institution des hommes, mais selon le bon plaisir de Dieu. C’est la doctrine que votre contemporain et appartenant à votre religion, le très sage comte de la Mirandole, vous a transmise après l’avoir obtenue de nous. Il a écrit dans ses 900 Conclusions: Les paroles (mots) sans signification ont plus de pouvoir en magie que celles qui en ont. N’importe quelle parole possèdera une vertu en magie en tant qu’elle soit formée par la voix de Dieu, car ce en quoi la nature exerce une force magique c’est en premier lieu la voix de Dieu. Ainsi parlait Pic.280

Et de nouveau la transmission au travers de la symbolique numérique:

Étant donné que l’ange est l’altérité, comme Dieu est l’identité, et que la première altérité est le binaire, nous conjecturons justement que de la multiplication du binaire naît le nombre des anges. La multiplication cubique du binaire se fait ainsi, 2 fois 2 au carré, le produit est 8, le premier cube. Si vous distribuez les 8 anges en 9 chœurs, vous aurez 72, autant que 8 multiplié par 9. Revenez alors, si vous le voulez, au cube par les chœurs, et par le cube a votre Tetraktys, que nous appelons Tétragramme, et les romains Quaternité, et de celle-ci au binaire, qui signifie la nature angélique, et de la même manière à l’unité Dieu le très bon et très grand, et vous constaterez à coup sûr, si nous appliquons aux anges notre ardeur, que par les anges mêmes nous nous unissons au Tétragramme ineffable, où a brillé d’abord la très noble nature de ces anges. Car si à partir de ces 4 lettres YHVH vous placez 4 fois Yod, et en descendant, 3 fois He, 2 fois Vav et une fois He, vous obtiendrez la somme de 72,281 qui déploie le nom de Dieu inénarrable et incompréhensible. Tous les noms saints, dont le nombre est immense, se réduise à lui, chacun d’eux est cependant appellatif, mais seul celui-là est propre et approprié pour Dieu, c’est pour cela qu’il est nommé Meyuhad. L’on dit que ces 72 noms sont un seul nom symbolique, parce que tous ont pour but de désigner le Dieu unique, très bon et très grand, bien qu’au moyen d’espèces nombreuses et variées d’anges, tout comme nous désignons un prince au travers de ses courtisans, ou un général par son armée. Les maîtres de la Cabale vénèrent et honorent ces noms à l’extrême. C’est avec eux que les hommes dévots opèrent des miracles plus admirables que ce qu’il est permis de dire.282

Car il avait déjà expliqué précédemment:

En effet, comme toute lettre hébraïque possède sa valeur numérique particulière, à partir de Yod, He, Vav, He, 72 est produit de cette manière : Yod vaut 10, He 5, Vav 6, He de nouveau 5. Par l’art de l’arithmétique, le tout se réduit ainsi: Yod = 10, Yod He = 15, YVH = 21, YHVH = 26. Réunissant chacun des nombres 10, 15, 21, 26, nous avons 72. Réalisant ces opérations en vous, vous comprendrez clairement que pour invoquer les esprits il faut une voix spirituelle et non un cri comme celui des prêtres de Baal.283

Étant en contact avec eux, Reuchlin eut une influence directe sur d’autres personnages qui s’intéressaient à cette redécouverte des sources cabalistiques; mais, comme nous nous en apercevrons (non seulement en Allemagne, mais dans toute l’Europe), tous ne parvinrent pas à pénétrer les enseignements les plus profonds de la langue sainte, ni ceux de la doctrine ésotérique de la Cabale. Beaucoup en sont restés au revêtement formel ; d’autres, des enclaves existentielles les plus diverses et arrivant par des voies différentes (la médecine, l’alchimie, l’astronomie, la musique, l’arithmétique…) ont été capables d’assimiler l’unité essentielle de tous ces savoirs aux révélations de la Cabale, leur tâche ne consistant alors plus en un syncrétisme, mais en une véritable synthèse des doctrines nourricières d’Occident.

Avant de poursuivre avec la gamme que tracent les protagonistes de l’œuvre en terres germaniques, à savoir Agrippa, Paracelse, Kircher et Böhme, nous aimerions mentionner Conrad Pellican qui, avec Münster, Widmanstetter284 et d’autres, sont ces seconds rôles de la pièce sans qui elle serait incomplète, c'est-à-dire qu’ils ne sont pas là pour faire du remplissage, mais sont ces fils indispensables qui illuminent et font briller la tapisserie de la représentation, et qui, à notre grand regret, ne pourront pas être l’objet d’une étude approfondie dans ce livre dont l’intention est de présenter un panorama le plus ample possible de la diffusion et de l’incarnation de toutes ces idées. Comme le note Secret:

Il est nécessaire de noter qu’aussi bien Pellican que Gilles de Viterbe, Widmanstetter et, plus tard, Massius, ont été les meilleurs hébraïstes de leur temps, et ceux qui ont réuni le plus grand nombre de textes, disparaissant sans laisser de monuments dignes de leurs travaux, et leur époque ne sera pas comprise en profondeur avant d’avoir étudié les manuscrits qu’ils ont laissés.285



Munster, Kalendarium Hebraicum. Bâle, 1527.



Munster, Kalendarium Hebraicum. Bâle, 1527.



Abraham bar Hiyya, Sphaera Mundi. Bâle, 1546.


Conrad Pellican (1478-1556) était un bibliophile et un chercheur infatigable d’œuvres sapientielles hébraïques, dont beaucoup cabalistiques ; après avoir appartenu pendant quelque temps à l’ordre des franciscains, il finit par l’abandonner pour poursuivre ses innombrables voyages motivés par sa grande passion. Il avait appris l’hébreu et enseigna cette langue à Zurich, où il succéderait à l’hébraïste Jacques Céporin, en 1526. Il connaissait Reuchlin, Lefèvre D’Étaples, Postel et Teseo Ambroggio, parmi d’autres sages de l’époque. Il visita également la bibliothèque de Trithème et, pendant des années, se consacra à compiler, copier et traduire de nombreux textes, dont le Fascicule de la myrrhe, le Commentaire d’Abraham ibn Ezra sur le Pentateuque, le Commentaire sur le Bereshit Rabba, le Commentaire de Bahia ben Asher sur la Genèse, etc., bien que, comme nous venons de le voir, il n’ait rien publié de sa propre main et tout soit demeuré manuscrit. Là s’ouvre donc un filon d’or pour la récupération de la pensée d’un ensemble d’êtres participèrent de cette onde régénératrice et féconde, que l’ignorance et l’oubli ont fini par reléguer dans un coin, mais qui peut encore être redécouverte.




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