PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS


Bible de Josuah Ibn Gaon. Calendrier de festivités.
Espagne, Soria ?, v. 1310. Parchemin. 28,4 x 22,06 cm.
Paris, Bibliothèque Nationale. Ms. Hébr. 21. Folio 4 v.

CHAPITRE IV
LA CABALE DE CASTILLE

Joseph Gikatila
     Après l’éclosion de la Cabale catalane au XIIIe siècle, c’est à la fin de ce siècle qu’apparaissent en Castille trois grands cabalistes : Joseph Chiquitilla, ou Gikatila, Abraham Aboulafia et l’auteur présumé du Zohar, Moïse de Léon (Moshe ben Chem Tov de Léon). Gikatila avait été disciple d’Aboulafia et ils avaient pratiqué ensemble la cabale du langage, c’est-à-dire qu’ils opéraient avec les lettres de l’alphabet hébreu des opérations de gématrie, notarikon et témourah, c’est-à-dire le Tsérouf. Cela comportait une infinité de combinaisons, car les lettres de l’alphabet hébreu –tout comme celles de l’alphabet grec– se voient assigner différentes numérations qui sont aussi des quantités, et dont les rapports mutuels offrent des expressions de possibilités pour ceux qui y travaillent. Ce type de spéculation a été en grande partie le travail de Raymond Lulle dans son De l’Art Combinatoire, sans impliquer l’influence directe de Gikatila, ou encore des méthodes d’Aboulafia.

En revanche, Gikatila et Moïse de Léon n’insistèrent pas autant sur ces combinaisons et calculs mais, respectant la Cabale linguistique, l’appliquèrent à la théorie des émanations ou sefirot. C’est-à-dire qu’ils lui donnèrent une possibilité théosophique par l’approfondissement de la cosmogonie et des émanations ou Noms Divins, qui viennent y ajouter des projections indéfinies, surtout à partir du Sefer Yetsirah. La Cabale linguistique, c’est-à-dire la métaphysique du langage, est pour eux un complément à la concentration sur les Noms Divins, suivant en cela l’école de Provence et de Gérone.

Gikatila écrivit dans la seconde moitié du XIIIe siècle un traité extraordinaire intitulé Les Portes de la Lumière (Cha’aré Orah) dans lequel il nomme les sefirot dans l’ordre inverse de celui dans lequel elles sont exposées normalement, puisque presque tous les divers textes antérieurs développent les sefirot comme l’émanation du Principe Suprême en différentes étapes également sacrées jusqu’à la Reine-Fiancée, à savoir Malkhout, leur réceptacle à toutes. À l’inverse, Gikatila emploie dans ce texte le chemin ascendant, c’est-à-dire de Malkhout à Keter. Les investigations actuelles ont découvert du même auteur quatre manuscrits antérieurs sur ce thème, ou plutôt trois, car l’un d’eux constitue un livre également important dans l’œuvre de Gikatila intitulé Les Portes de la Justice (Cha’aré Tsédéq) : l’auteur était donc déjà totalement familiarisé avec les sujets dont traite Les Portes de la Lumière.

Le texte que nous commentons se réfère, comme ceux d’autres cabalistes, aux Noms de Dieu et l’auteur le fait savoir dès la préface de son ouvrage, par un avertissement sur la majesté de tout ce qui concerne la Cabale et du danger que cela représenterait pour celui qui tenterait de la pénétrer dans un esprit mal approprié. Dès le prologue de cette œuvre l’on commence à dire que la crainte de Dieu est le principe de toute Sagesse et que cette volonté de respect du sacré doit être possédée par quiconque prétendrait avoir accès à la Cabale :

Si les anges supérieurs doivent se garder de mentionner Yhwh, Béni soit-Il, combien cela est-il encore plus vrai pour de simples vermisseaux, ainsi que pour celui poussé par la connaissance à utiliser la Couronne de son Créateur. De nos jours, nul n’est apte à mentionner le Nom Yhwh et à l’utiliser de façon active. Les personnes qui le font sont la cause de leur propre ruine. Comme nos Maîtres, de mémoire bénie, l’ont dit : « Concernant celui qui ne glorifie pas son Créateur, il aurait été préférable qu’il ne soit jamais venu au monde » (Haguigah 11b).

Maintenant, mon fils, écoute ma voix et sois attentif à mes conseils. « Mon fils, si les fauteurs te séduisent, n’y consens pas » (Proverbes 1:10). S’ils te disent : « Viens et nous te livrerons les noms et les incantations qui peuvent être pratiquement utilisés » mon fils, ne va pas avec eux. Garde tes pieds de suivre leur chemin, parce que ces noms et leurs applications sont vraiment un chalut pour les âmes piégées qui n’aboutiront qu’à la ruine.

Il développe ensuite les dix sefirot, les dix Noms Divins et, comme nous le disions, les suit à partir de la réalité la plus immédiate qui est la Reine, la Chekhinah sacrée, énumérant ainsi les noms de la Déité en commençant par ceux du Règne.113

Ce n’est pas en vain que la Cabale Séfarade a été appelée Cabale de la Lumière, comme ce livre le constate, depuis le titre jusqu’au contenu, où il décrit un chemin ascendant dans la lumière des sefirot, par leur influx sacré à toutes (Shefah), qui constituent un corps organique où l’émanation de l’intelligence, fécondée par la Sagesse et présidée par la Couronne se reflète en chacune des sefirot et son flamboiement illumine noms et nombres, la majesté du sacré, loué soit-il.

L’étude, la concentration et méditation, la prière (téfilah) centrée en permanence sur l’Arbre Séfirotique, le sacrifice (faire sacré) et l’assujettissement à l’ordre cosmique fixé par la Loi, ainsi que le rite pérenne de l’union des opposés et de la fidélité au ciel qui est fixé par les canaux, ou les chemins du soi, à mesure que l’on accède au destin, c’est-à-dire à la liberté, sont les méthodes qui ont toujours caractérisé la Cabale et que l’on trouve déjà chez Gikatila, qui recueille la Tradition de son peuple et la ravive, ainsi que l’ont toujours fait les sages jusqu’alors.

Et cela implique cette lumière, cet enseignement qui devient aussi incréé, qui fixe toutes choses par le son des noms et la perfection des nombres et des lettres, encore et encore. Par son discours et ses relations indéfinies, ce texte pourrait être le travail de spéculation de toute une vie pour les disciples, ou les apprentis qui s’y engagent. D’innombrables images sont suscitées par sa lecture, certaines fugaces, d’autres plus claires, qui dans leur constant jeu de miroirs réfléchissent la géographie de la pensée cabalistique, véritable corps de lumière qui, comme le Vajra hindo-bouddhiste tibétain, reflète l’éclat visible de l’harmonie universelle, et l’illumination par l’un de ses multiples reflets.

Et dans le but de connaître, le cabaliste se soumet à un dur rite quotidien, sans rien attendre, tout en percevant par éclairs et lueurs fugaces qu’il fait lui-même partie de ce corps de lumière. Illumination interne, non extérieure, où il prend conscience de son identité au sein du Sacré, et vit comme un habitant de cet espace autre.

Charles Mopsik synthétise avec exactitude Les Portes de la Lumière dans un chapitre qu’il intitule « Structure et dynamique du monde divin » de son ouvrage sur Le Secret du Mariage de David et Bethsabée, également de Gikatila.

En quelques lignes, très denses, Yoseph Chiquitilla expose la quintessence de la doctrine  théosophique et théurgique de la Cabale. Comme on le sait, le monde de l’émanation est constitué par une succession de dix sefirot, appelées ici « niveaux supérieurs ». Ces sefirot se trouvent connectées les unes aux autres et l’écoulement divin qui leur confère l’existence provient de la première d’entre elles, la source de l’émanation, appelée Couronne suprême que notre auteur identifie dans son livre Les Portes de la Lumière (chapitre 10) avec l’Infini. Racine primordiale située à la cime de la hiérarchie, cette sefirah déverse son influx vivificateur dans le « tronc de l’arbre » des émanations, la sefirah Tiferet, également appelée « nom » ou « grand nom », parce qu’elle est représentée par le Tétragrammaton (YHVH). Toutes les sefirot se rattachent à cet axe central comme autant de ramifications, se transmettant le fluide divin les unes aux autres au moyen des connexions qui les unissent, et que l’on appelle canaux. L’ensemble des « niveaux » de l’émanation donne dix, mais constitue une parfaite unité grâce à un couple ou une dyade de « fonctions » dynamiques qui entretiennent leur cohésion et s’identifient à leur tour avec chacune d’elles, fonctions nommées « verseur et récipient ». C’est ainsi que chaque sefirah compte deux facettes ou visages ; par l’un elle reçoit l’influx existentiel de la sefirah  située au-dessus d’elle, et par l’autre elle déverse son influx sur celle qui se situe au-dessous. La présence de la structure duale, par laquelle les dix degrés de l’émanation n’en font qu’un, autorise Yoseph Chiquitilla a affirmer ce qui suit : « Tous les carrosses et tous les niveaux de l’émanation obéissent à la forme verseur-récipient et c’est là le secret de l’androgynie ».114

Dans Les Portes de la Lumière, Gikatila transfère le nom YHVH sur l’Arbre séfirotique en attribuant les deux premières lettres au plan d’Atsilouth, le V aux sefirot de construction et le deuxième H à Malkhout. D’autres cabalistes ont placé les lettres en correspondance avec les plans ou mondes de subdivision de l’Arbre : Atsilouth, Beriah, Yetsirah et Asiyah.

Les Portes de la Lumière fut l’un des tout premiers traités cabalistiques imprimés et fut publié à Riva de Trente et à Mantoue en 1561, éditions qui furent suivies de beaucoup d’autres. Il y en a eu également une traduction en latin très connue à la Renaissance italienne, celle du vénitien Paolo Ricci, intitulée Portae Lucis.

Dans une entrée signée de K. Kohler et M. Seligsohn de la Jewish Encyclopedia de 1906, l’on peut lire au sujet de Gikatila :

À l’instar de son maître, Gikatila s’occupait des combinaisons mystiques et des transpositions de lettres et nombres ; sans doute aucun, Aboulafia le considérait comme le continuateur de son école (Jellinek, B. H. iii. p.XI). Mais Gikatila n’était pas un adversaire de la philosophie ; au contraire, il tenta de réconcilier la philosophie avec la Cabale, manifestant que celle-là est la fondation de celle-ci. Cependant, il s’efforça quant à lui pour la science la plus haute, c’est-à-dire le mysticisme. En général, ses travaux représentent un développement progressif de pénétration philosophique dans le mysticisme. Son premier travail montre qu’il avait une connaissance considérable des sciences séculaires, et qu’il était familiarisé avec les œuvres de Ibn Gabirol, Ibn Ezra, Maimonide, et autres.

Et, plus loin :

Il identifie les sept cieux aux sept planètes. Il a pour Maimonide une grande estime même lorsqu’il s’oppose à lui, et le cite très souvent. D’autres autorités citées par lui sont Ibn Gabirol, Samuel ibn Nagrella et Abraham ibn Ezra. Dans son « Me’irat ‘Enayyim », Isaac b. Samuel d’Acre critique sévèrement Gikatila pour son usage excessivement libre du Nom Sacré.

De fait, ce commentaire du Sefer Yetsirah n’en est qu’un parmi tous ceux qui avaient été écrits à l’époque, car Scholem en détecte près de 150, et il se pourrait qu’il y en ait eu davantage durant ces années, aussi bien en Provence qu’en Catalogne, et tous appartenaient au même courant de lumière qui s’était installé dans ces lieux ainsi qu’en Castille où a été écrit le traité principal (Le Zohar) qui, comme nous l’avons dit, a couronné la transmission de ces temps vers l’avenir, diffusant sa sagesse et parvenant jusqu’aux chrétiens, une branche du même arbre.

Nous le rappelons, car nous appartenons au même courant de pensée que ceux qui écrivirent ces textes et ceux qui les ont suivis, comme ce fut le cas des transmetteurs qui répétaient ainsi le rite de la Tradition : recevoir, accepter, rendre. Car tous se réfèrent non seulement à une métaphysique commune mais aussi à une cosmogonie traditionnelle et unanime, malgré les différences d’origine, de langue, de temps et d’espace.

Le traducteur d’une nouvelle version en français des Portes de la Lumière, Georges Lahy, note115 :

Shaaréi Orah est une œuvre encyclopédique des Noms divins et une nomenclature des relations qu’entretiennent les mots de la Torah et les Noms de Dieu. Gikatila dévoile la méthode permettant de dépouiller chaque mot de ses couches externes, afin d’accéder au Sod, le degré de l’herméneutique. Chaque récit ou personnage de la Bible représente alors un aspect des différents attributs du divin. Bien que la Kabbale soit une discipline ésotérique, Gikatila veut que l’enseignement des Portes de la lumière soit clairement compris. Toutefois, la compréhension de ce livre nécessite une bonne connaissance des principes fondamentaux de la Kabbale et en particulier du système séfirotique, que Gikatila détaille chapitre par chapitre, sans jamais en exposer véritablement les principes de base, le maître considère que son lecteur est déjà un étudiant averti.

En effet, les études répétées sur le diagramme séfirotique, les spéculations (au sens étymologique du terme) sur ses aspects multiples et les analogies qui se produisent dans cet espace intellectuel, font que la relation sujet-objet aille en s’incorporant dans le cabaliste, qui peut ainsi se concevoir comme un point plus que lumineux de la lumière incréée dans l’immensité des états de l’Être Universel, avec lesquels il veut s’identifier, ses différents états de conscience en étant la réponse.

Moshe Idel, auteur de l’introduction historique des Portes de la Lumière116 en anglais, déclare au sujet de la Cabale de Castille :

Rabbi Joseph Gikatila fut partie intégrante de ce groupe dynamique, et publia certains des écrits les plus influents. En outre, d’après les découvertes les plus récentes de Yehuda Liebes, les écrits postérieurs de Gikatila non seulement aidèrent à comprendre le Livre de la Splendeur mais eurent également une influence lors des disputes zohardiques. Cette théorie augmente de manière dramatique l’importance de l’influence de Gikatila en général et des parallèles entre le Livre de la Splendeur et Les Portes de la Lumière en particulier.

De fait, les similitudes, et même les différences entre Gikatila et Moïse de Léon laissent transparaître une origine doctrinale commune quant aux formes religieuses juives, en particulier en ce qui concerne l’Arbre de Vie séfirotique, car ce dernier admet différentes perspectives de vision chez les différents spécialistes, toutes également valables, puisque finalement elles se conjuguent dans l’essentiel, ce qui est précisément ce qui se passe avec les diverses manifestations métaphysiques entre elles.117

Pour sa part, Charles Mopsik a traduit et annoté Le Secret du Mariage de David et Bethsabée, mentionné précédemment, qui avait été publié avec d’autres textes dans des miscellanées cabalistiques de Ferrare en 1556, encore que le manuscrit manié par l’auteur se trouve à la Bibliothèque Nationale de Paris.

Le texte est divisé en deux parties bien définies : dans la première, l’on parle de l’organisation du Cosmos, fondée sur l’Arbre séfirotique ; la seconde traite de l’Androgynie divine, imprimée dans la création toujours duale et divisée dans la manifestation par opposés qui s’attirent afin de se compléter, comme l’homme et la femme qui tentent de s’unir afin de reconstruire l’Androgyne Primordial.

Curieusement, Mopsik refuse l’influence néoplatonicienne dans cette partie de son étude, et cependant insiste sur le Corpus Hermeticum en tant que possible inspiration de Gikatila, bien qu’il soutienne que l’androgyne a toujours été présent dans la Tradition Hébraïque. Voici le texte du Corpus Hermeticum qu’il signale (1,18) :

Lorsque la période s’acheva, le lien entre tous les êtres fut dissout par la volonté de Dieu. Puisqu’ils étaient androgynes ils furent séparés, en même temps que l’homme, et se transformèrent à leur tour, certains en mâles, d’autres en femelles.118

Mais il met l’accent sur la deuxième partie, le thème véritablement central de ce court opuscule –bien qu’il n’en écarte pas la partie cosmogonique– et qui est fondamental à cet aspect, car le texte porte sur l’Androgynie divine, le rôle du féminin et du masculin, l’amour, etc.

Le même auteur a traité également ce sujet dans différents ouvrages comme Le Sexe des Âmes, Cabale et Cabalistes et Les Grands Textes de la Cabale119 dans lesquels il insiste à plusieurs reprises sur la dualité au sein de la déité suprême, c’est-à-dire en Keter, ce qui est véritablement propre à la cabale mais contraire à sa propre tradition religieuse monothéiste, ainsi que nous l’avons vu plus haut ; et cela même a toujours éveillé les soupçons du rabbinat, et provoqué par conséquent des persécutions dans les domaines les plus variés.

L’Androgynie est fondamentalement unité, bien que la dualité palpite implicitement en son sein, chose qui est une impossibilité logique pour Eyn-Soph, qui ne possède aucune détermination, qu’elle soit appelée nombre, être, affirmation, verbe ou lumière, et encore moins sexe.

C’est pour ce motif qu’Isaac l’Aveugle plaçait Eyn-Soph « en-dehors » de l’Arbre séfirotique, ce qui n’était pas le cas des groupes de Séfarades qui le situèrent dans la part de Keter la plus élevée. Cette « dispute » subsiste entre les cabalistes actuels.120

Poursuivant notre propos, nous publions ici quelques fragments de ce traité, traduit en castillan à partir du français et de l’hébreu par Myriam Eisenfeld :

Sache que celui qui connaît le secret des niveaux supérieurs et de l’émanation des sefirot, selon le secret de la terre et du ciel et du ciel et de la terre, connaîtra le secret du lien entre toutes les sefirot et le secret de toutes les créations de l’univers : comment les unes reçoivent des autres. Toutes reçoivent la puissance d’émanation (koah ‘atsilouth), la nourriture (parnasa), la subsistance (qiyoum) et la vitalité (haym) de la part du Nom, béni soit-il. Celui qui connaîtra cette voie saura combien la puissance de l’homme est grande : soit lorsqu’il accomplit les 613 commandements, restaurant ainsi les canaux de tout déversant et récipient, soit en endommageant les canaux et interrompant les influx.

Sache que parfois l’homme accomplit un commandement et restaure tous les canaux, depuis les premières émanations jusqu’au dernier de tous les récipients, et celui-ci est appelé « le juste fondement du monde » (Proverbes 10, 25), comme Moïse notre maître –la paix soit avec lui– dont il est dit : « Avec lui il a accompli la justice de YHVH et ses décrets à faveur d’Israël » (Deutéronome 33, 21). Ou bien, celui qui se consacre à la Torah sans répit répare tous les canaux et rapproche la Paix de la Royauté et, si l’on peut dire, c’est comme si lui-même faisait le Nom (ha-Shem), béni soit-il…

Sache et croit qu’au commencement de la création de l’homme à partir de la goutte de sperme, celui-ci compte avec trois associés : son père, sa mère et le Saint, Béni soit-Il. Son père et sa mère pour réaliser la forme du corps et le Saint, Béni soit-Il, pour réaliser la forme de l’âme. Lorsqu’un être de sexe masculin est créé, son conjoint de sexe féminin est forcément créé simultanément, car dans le monde supérieur jamais ne se fabrique une demie forme, mais seulement une forme entière.

Et jamais n’est produite en haut d’âme qui ne possède masculin et féminin, comme dans le verset : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » (Genèse 1, 26). Et il a été écrit : « masculin et féminin furent créés le jour qu’Il les créa » bien sûr ! C’est là le secret [du verset] : « Vous observerez mes shabbats, et vous révérerez mon sanctuaire » (Lévitique 19, 30) « mes shabbats », bien sûr ! « Souviens-toi et observe ».

De cette manière, au moment de sa création, l’homme fut créé androgyne par son âme. C’est-à-dire deux visages, une forme qui est masculine et féminine. Et avec l’âme du mâle il créa l’âme de sa compagne femelle, selon le secret de : « Il souffla dans ses narines un souffle de vie » (Genèse 2, 7), selon le secret du : « Il les créa mâle et femelle » (Genèse 1, 27), selon le secret de : « Il prit l’une de ses côtes » (Genèse 2, 21), et selon le secret de : « Adam dit : voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair, on l’appellera femme (‘ishah) parce qu’elle a été prise de l’homme (‘ish). C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’unira à sa femme, et ils deviendront une seule chair » (Genèse 2, 23-24).

Au fil de ces considérations, nous reprenons le texte Lettre Sainte sur la relation entre mari et femme qui, comme nous l’avons noté au chapitre précédent, et d’après les études actuelles, semblerait être dû à la plume de Gikatila et non de Nahmanide. Dans ce traité, court mais important, l’on aborde également le thème de l’androgynie divine imprimée au plus profond des entrailles du microcosme (et, par analogie, dans le macrocosme), qui fait que l’être humain reproduit dans le monde d’en bas la polarisation archétypale du monde d’en haut. Cela fait que la relation, l’investissement complet de l’homme et de la femme renferme une grande valeur symbolique, puisqu’il n’est autre que l’imitation de la permanente copulation des deux courants par lesquels se manifeste la déité, et par laquelle ils s’unissent constamment, restitution que l’accouplement de l’homme et de la femme contribue à rendre effective. L’union charnelle possède alors, pour celui qui la vit dans une ample ouverture de la conscience, une répercussion qui va au-delà du domaine physique et de la psyché inférieure, opérant dans les plus sublimes sphères universelles, et même dans celles de la première conjonction, c’est-à-dire celles de l’Intelligence et de la Sagesse au sein même de l’Unité. Voici une citation de Charles Mopsik, écrite pour le prologue de l’édition française de Verdier121 de cet opuscule :

Pour cette épître, s’unir à une femme et procréer ne sont pas des actes mineurs. Ce sont les gestes premiers et fondateurs de la fabrique de l’humain, ou pour reprendre encore les termes des cabalistes, ces actes reproduisent et amplifient ici‑bas le Corps mystique de Dieu, le Chi’our Qomah122, en lui donnant la possibilité de se perpétuer dans le temps d’âge en âge. S’accoupler et procréer sont des actes perçus comme des pratiques cultuelles, comme des services religieux rendus à Dieu. Mais grâce à la conception anthropomorphique que les cabalistes ont élaborée et dont ils ont fait un système de pensée cohérent et complexe, même intégrées au culte, ces pratiques ne perdent rien de leur caractère intime et personnel. Dès lors, au lieu d’abandonner toute dimension amoureuse et sensuelle, celle‑ci a investi le culte religieux par le biais d’une sexualisation du monde divin. Car l’homme comme image ou reflet de la plénitude divine est à la fois mâle et femelle, pôles unis en haut, mais séparés ici‑bas, unité que seul le couple humain reconstitue. Une fois mariés, l’homme et la femme se conjuguent afin de former une unité qui est à la fois la reconstitution de l’unité de la plénitude divine et un individu singulier. Engendrer un corps et y permettre la venue d’une âme doit être vécu comme un acte d’engagement total vis-à-vis de l’histoire du salut, car c’est faire œuvre liturgique en faveur du Messie.

La vie corporelle et la vie spirituelle doivent être très étroitement associées, jusqu’à s’enchevêtrer de façon indissociable, pour reproduire l’humain, à savoir, dans les termes de la Lettre, une forme reconstituant celle dont l’Infini se revêt pour se manifester progressivement à travers l’ensemble des mondes. En engendrant selon les recommandations indiquées, le couple fait de l’humain un événement du divin, il donne naissance à un fruit saint qui est une étape du processus de Rédemption, Rédemption entendue comme stade ultime et plénier de la manifestation du Chi’our Qomah.

L’accouplement et l’engendrement ont une place et une fonction éminentes dans la bonne marche du processus théogonique et cosmogonique orienté vers le salut ‑ salut de la divinité qui parvient ainsi à son expression en plénitude, et salut de l’humain, qui accomplit sa mission et devient pratiquement et visiblement ce qu’il est : le « roi » des réalités d’en haut et de celles d’en bas, selon les termes de la Lettre à propos de Salomon (fin du chap. VI), prenant enfin sa vraie place sur le « trône de Dieu » (ibidem). Certes, un Dieu qui se laisse ainsi détrôner, qui a même créé l’homme à cette fin et qui n’est pleinement lui‑même que si l’homme est pleinement lui‑même, n’est plus tout à fait le Dieu de la théologie classique.

Ainsi, la relation sexuelle, son essence, le temps idéal de l’accouplement, les aliments qui lui sont bénéfiques et les manières propices dénotent une finalité théurgique, un acte puissant par lequel l’être humain se déifie ou se cosmogonise en même temps que la divinité rend sa plénitude effective, le tout dans une indissoluble et indestructible unité. Mopsik ajoute à ce sujet :

Pour l’auteur de la Lettre, ses recommandations n’appartiennent ni au domaine de l’ars sexualis ni à celui de la piété religieuse appliquée à la relation sexuelle. Ce qui importe à ses yeux n’est pas la conformité avec un modèle social ou institutionnel de bienséance, de savoir‑vivre ou de piété familiale, et ce n’est pas au nom d’une morale du contrôle des passions qu’il prodigue ses conseils. Son but est d’encourager ses lecteurs à reconnaître à la relation sexuelle une place éminente dans te champ des actes théurgiques fondamentaux, à voir en elle et à faire d’elle ce par quoi la structure formelle du monde des sefirot est imitée, reproduite ici‑bas, en sorte qu’une âme divine soit attirée dans un corps, que la divinité accède à un degré d’expression et d’expansion supplémentaire et que, ce faisant, le temps de ta Rédemption se rapproche.

Et de terminer :

Derrière les apparences d’un discours exhortant à la piété, la Lettre sur la sainteté est une introduction à la création théurgique d’un homme renouvelé, débarrassé du poids de l’impureté contractée par Adam, ayant sa place parmi les échelons de la manifestation divine ici‑bas. Il n’est pas jusqu’au mot de « sainteté », employé souvent dans le texte et qui fait partie de son titre qui ne soit passible d’une lecture lui retirant toute connotation de piété ordinaire. Dès le premier chapitre, l’auteur de l’épître nous le déclare : saint, cela veut dire ressembler au « Nom » par tous ses actes, devenir un rameau de l’Arbre des sefirot représentant le Tétragramme, le Nom de quatre lettres du Dieu d’Israël. Cette ambivalence de l’expression « le Nom » (Hachem), désignation vernaculaire, presque profane du Seigneur (YHVH), et « symbole » de la structure fondamentale de l’être, des dix sefirot émanant de l’Infini, est sans doute utilisée pour permettre une double lecture : une lecture pieuse pour un public populaire et une lecture éclairée pour les initiés capables d’accéder aux notions subtiles de la doctrine théosophique et de comprendre les significations précises et métaphysiques des termes courants et souvent assez vagues de la religion traditionnelle.

Ainsi, ce cabaliste du Moyen Âge, à l’instar de beaucoup de ses compagnons, récupéra les symboliques ancrées dans sa Tradition, tel le cas de l’androgynie –l’ayant dépouillée d’idées préconçues, de morales toujours variables ou de coutumes limitatrices–, et s’en servit de support afin de restituer les états indéfinis de l’Être Universel, ainsi que pour se joindre à la permanente recréation du macrocosme qui s’édifiait simultanément en son intérieur, et entretenir une théurgie vivante comme point d’appui à l’expérience de l’infini et mystérieux domaine de la métaphysique, dans lequel même le Nom ineffable est réabsorbé dans le Néant Illimité.

NOTES
113
Nous voudrions rappeler le pouvoir d’Adam au Paradis Terrestre de nommer toutes les choses. En effet, en nommant ces entités on les crée, ou plus exactement on les recrée sur un autre plan en réinterprétant leur essence, leur fournissant ainsi leurs attributs propres ; cela revient à dire leurs limites, leurs couleurs ou leurs sons dans le reste de la communauté d’entités du concert universel, c’est-à-dire les lettres, mots et nombres qui en constituent le discours théurgique.
114
R. Yoseph Chiquitilla. Le Secret du Mariage de David et Bethsabée, introduction, traduction, notes et texte hébreu de Charles Mopsik. Pour l’édition espagnole, El Secreto de la Unión de David y Betsabé. Riopiedras Eds. Barcelone, 1996.
115
Joseph Gikatila : Les portes de la Lumière. Ed. Georges Lahy. Roquevaire, 2001.
116
Rabbi Joseph Gikatilla, Gates of Light (Sha’are Orah), traduction de Avi Weinstein, Harper Collins Publishers, New York, 1994.
117
L’on dit néanmoins que ces dernières se meurent d’une trop grande vitesse, et le microcosme de même en vertu des lois de l’analogie ; mais c’est là un secret sacré, Loué soit-Il.
118
Textos Herméticos, introduction, traduction et notes de Xavier Renau Nebot, Editorial Gredos, Madrid, 1999.
119
Charles Mopsik, Le sexe des âmes, Éditions de L’Éclat, Paris-Tel Aviv, 2003; Cabale et cabalistes, Éditions Albin Michel, Paris, 2003; Les grandes textes de la cabale, Éditions Verdier, Lagrasse, 1993.
120
Il ne peut en tout cas pas cesser d’exister dans la Cabale une indissoluble identité entre Eyn-Soph et Keter, bien que l’intuition intellectuelle les perçoive sous des formes distinctes, car Eyn-Soph se réfère à la Possibilité Universelle et Keter qu’à un des mondes ou humanités indéfinies.
121
Lettre sur la Sainteté. La relation de l’homme avec sa femme. Igueret ha-Qodech. Verdier, Lagrasse, 1993.
122
Dans une note en pied de page, Mopsik dit à propos de ce terme : « Cette expression signifie littéralement ‘mesure de la taille’. Elle renvoie à une doctrine anthropomorphique qui s’enracine dans le judaïsme antique et qui connut des développements importants dans la philosophie juive, le piétisme achkénaze et la cabale médiévale. » (p. 9, note 7)