PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS

Première page de la Haggadah de Sarajevo, Espagne, v. 1350-60.
Lire de droite à gauche: 1. Deuxième jour : le firmament séparant les eaux d’en haut et celles d’en bas. 2. Troisième jour : la création de la végétation.

CHAPITRE IV
LA CABALE DE CASTILLE
(suite)

 

La fragmentation de l'unité en deux latéralités, qui donne sur l'Arbre de Vie les deux colonnes –celle de la Force ou Miséricorde et celle de la Forme ou Rigueur– ajoute de nouvelles possibilités au développement de la trame de l'univers, car ainsi que le dit encore le Zohar, cette fois dans la section Vayéchev publiée dans le tome III de Verdier :

Ainsi donc il y a deux degrés : « Béni » et « Maudit », l’un va vers son côté, l’autre va vers son côté. Du premier sortent toutes les bénédictions des mondes d’en haut et d’en bas, et tout bien, toute lumière, tout salut, tout rachat. Du second sortent toutes les malédictions, toute ruine, tout sang, toute désolation, toute méchanceté et toute impureté du monde. (p. 131)

Ces tendances, loin d'être irréconciliables, sont celles qui donnent naissance à la manifestation, car l'on ne pourrait parler de lumière sans sa contrepartie l'obscurité, ni de la Grâce sans la Rigueur, ni du jour sans la nuit, etc. Le côté de la Miséricorde émet des énergies expansives, centrifuges et fécondes, mais tout ce flot génératif s'évanouirait s'il n'y avait un côté contractif, centripète et accueillant pour recevoir les effluves bénéfiques et fixer leurs limites afin de faciliter les coagulations à tout niveau. Opter pour l'un ou l'autre de ces côtés serait s'abandonner à la dissolution, par excès ou par manque, car ce n'est que par leur conjonction que sont rétablis l'ordre et l'harmonie, la voie du centre, symbolisée sur l'Arbre séfirotique par la Colonne de l'Équilibre. En outre, dans le Zohar comme dans d'autres textes cabalistiques, le versant gauche ne se présente pas uniquement comme le versant négatif au sens de « mauvais » mais fait plutôt référence à l'oubli, ainsi que nous le voyons dans cet extrait :

« Il y eut que, à la fin » (Gen. 41:1). Qu’est-ce que « la fin »? Rabbi Siméon dit : Un lieu sans mémoire et c’est la « fin » de gauche. Pour quelle raison? Parce qu’il est écrit : « Si tu te souviens de ce que je fus avec toi, lorsqu’il t’arrivera du bien » (Gen. 40:14). Convient-il à Joseph le Juste d’avoir dit : « Si tu te souviens de ce que je fus avec toi » ? En fait, quand Joseph eut analysé son rêve, il se dit : A l’évidence, il s’agit d’un rêve qui relève de la mémoire ; or il se trompa à ce sujet, car tout dépendait du Saint béni soit-il. En conséquence, le lieu où était l’oubli se dressa devant Lui. Il est marqué : « Mais le grand échanson ne se souvint pas de Joseph, il l’oublia » (Gen. 40:22). Puisqu’il est dit: « Mais le grand échanson ne se souvint pas de Joseph », pourquoi ajouter « il l’oublia » ? C’est que « il l’oublia » se rapporte au lieu où est l’oubli et qui est la « fin » du côté de l’obscurité. « A la fin de deux ans » (Gen. 41:1). Que signifie « deux ans » ? Qu’un degré retourna au degré où il y a mémoire. (Op. cit., pág. 260)

Ainsi donc, « l'autre côté » ou le côté gauche pris à l'extrême revient à une totale immersion dans l'ignorance, l'erreur et la stupidité, d'où le rapport avec le diable, Satan ou l'Ange de la mort, entité qui du reste n'est pas hors du cosmos ni de l'être humain, mais est assimilée à ces énergies niaises, maladroites et ineptes qui se satisfont du péremptoire et de l'anecdote, et donc de la mort, mais qui, une fois reconnues, nommées, domptées et transmuées, peuvent devenir un moteur d'ascension dans les clairs-obscurs de l'Arbre de Vie, permettant ainsi d'incarner toutes ses énergies et de les conjuguer dans chaque monde, jusqu'à atteindre la Plénitude ou le Bien qui est au-dessus de toute opposition ou complémentarité, puisque par son grade hiérarchiquement supérieur il comprend et réunit en lui toute polarisation, aussi élevée ou universelle soit-elle. Charles Mopsik observe dans le chapitre intitulé « L'inclinaison au mal et le combat du juste » du tome III du Zohar de Verdier :

Plus loin, au début de la section Miqets, le Zohar propose un développement sur la « boue de l’or », qui est une autre appellation de ce rebut de l’obscurité (fol. 193a, voir infra Miqets note 1.9), perçu encore comme l’extrême limite du « côté gauche », l’extériorisation de la puissance de jugement débordant par le bas le monde de l’émanation. Dans d’autres passages en revanche, le Zohar identifie le penchant au mal non pas avec le « déchet de l’obscurité » mais avec « l’obscurité », à savoir la sefira Guevoura même, ce qui relativise sa négativité; voir Zohar I, 23a, 49a, II, 26b passim et comparer avec R. Moïse de Léon, Nefech ha-Hakhama (p. 123): « Le penchant au mal est un épanchement de la dimension de gauche » et surtout Traité sans titre (fol. 347b): « Le penchant au bien vient du côté droit e il est la réalité de la droite même, le penchant au mal vient du côté gauche et sa réalité est la gauche. » Droite et gauche étant les symboles respectifs des sefirot Hessed et Guevoura. La source du Zohar et de R. Moïse de Léon sur l’origine des deux penchants est apparemment l’enseignement de R. Moise de Burgos: « [Le penchant] au bien émane du secret du degré de la plénitude de la droite tendue pour recevoir ceux qui se convertissent, qui est la réalité du bien parfait faisant subsister et perdurer toute chose dans une éternelle continuité, par la grâce (Hessed) de Dieu tous les jours. [Le penchant] au mal procède par cahots et par bouleversements pénibles et mauvais survenant avec grands fracas et fortes secousses, depuis la racine du fondement de gauche, qui mène à gauche dans l’ombre de mort et le désordre… » (Sefer 'Amoud ha-Smoli, ed. Scholem, Tarbiz, IV, 1993).

Dans la tradition juive, la figure du juste, qui est en quelque sorte celle du cabaliste, concerne cet être humain qui pénètre et identifie ces deux tendances dans son intérieur et, conservant une attitude complètement guerrière, ne se plie pas à la pression de la descente et de l'obscurité, mais recherche le sentier lumineux et ascendant, symbolisé par la droite, comme le montre ce fragment du tome III du Zohar :

Viens et vois : le Saint béni soit-il façonna l’homme pour qu’il se fortifie par la Torah et pour qu’il marche sur un chemin de vérité, qu’il aille du côté droit et non pas du côté gauche. Et parce qu’il leur incombe de marcher du côté droit, ils [les hommes] doivent accroître l’amour réciproque, et faire qu’il n’y ait pas de haine entre eux, en sorte de ne pas renier la droite, qui est le lieu où adhèrent les israélites.

Mais comme nous le notions plus haut, il ne s'agit pas de substituer un courant à un autre, mais de livrer avec les deux une bataille de successives purifications dans le monde intermédiaire de l'âme afin de conquérir finalement la Grande Paix de l'état d'Éternité, comme en témoignent ces deux fragments, le premier correspondant au livre de Moïse de Léon intitulé Chéquel ha-Qodech cité par Mopsik dans le même tome :

[Les anciens] ont dit que les âmes des justes, dans la géhenne [terrestre], doivent être lavées et purifiées de la saleté de ce monde, afin d’entrer dans le jardin d’Éden terrestre vêtues de pureté. Il n’est de nettoyage et de purification pour l’âme que par le feu, car l’origine même de l’âme est le secret du Feu dévorant. Elle se lave donc dans le feu pour être purifiée et blanchie de sa saleté afin de pénétrer dans le jardin d’Éden terrestre pure, lavée et blanchie, comme une femme qui vient de se purifier de sa saleté. Quand elle se tient à sa place dans le jardin d’Éden terrestre, purifiée et lavée de sa saleté, elle est comme une femme qui s’est purifiée de son impureté sans s’être unie à son époux. Quand le jour vient où l’âme s’élève pour s’unir à son Époux, elle monte pour contempler sans voile la lumière de vie, « de nouvelle lune en nouvelle lune et de sabbat en sabbat » (Es. 66:23) ; cependant, il existe une géhenne en haut où elle se baigne et se lave et se purifie davantage, de la même façon que la femme se baigne et se lave la nuit où elle devient enceinte en s’unissant à son époux. Ainsi l’âme, étant montée dans la géhenne supérieure, se baigne, se lave et se purifie davantage afin d’accéder au jardin d’Eden d’en haut pour contempler la vie cachée.

Ce que Moïse de Burgos, de qui Moïse de Léon avait probablement reçu ces enseignements, exprime dans ce fragment du Sefer 'Amoud ha-Smoli, également cité par Mopsik :

Et après avoir été [les âmes] éprouvés et blanchis en ayant été passés par le grand feu symbolisant la gauche, après avoir été purifiés, après avoir été passés par le feu des eaux lustrales, ils [les justes] auront expiés et pourront s’élever jusqu’au degré de leur source pure, en s’en tenant strictement à toute sainteté, pour entrer à tout moment dans le Sanctuaire intérieur. (Verdier, tome III)

Ainsi le Livre de la Vie continue de se développer et de se régénérer dans ces textes arcanes, qui ont trop souvent été livrés aux interprétations grossières et littérales, horizontales, restreintes, surtout chez ces esprits à la vue courte (qu'ils soient religieux, dogmatiques et moralistes, ou complètement désacralisés, rationalistes et matérialistes) qui, par stupidité, ignorance ou soif de pouvoir, petit et particulier, les ont manipulés et dénaturés à leur guise. Puisque l'origine de tous les mondes ou sphères de l'unité du Cosmos sont de nature supra-céleste, verticale et intemporelle, les interprétations à l'échelle humaine effectuées pour le contentement et la satisfaction des apathiques n'ont pas leur place ici.158 La Création est toujours maintenant, elle se régénère à chaque instant, elle n'a pas grand-chose à voir avec des concepts comme évolution, progrès ou avancée, mais avec la notion de simultanéité et de certitude, car comme le dit un cabaliste, « aujourd'hui est le premier et dernier jour de la Création », et l'être humain, favorisé par le don de la conscience, peut donc expérimenter l'intuition intellectuelle et, invoquant les dieux, les facettes toujours plus subtiles de la réalité, et être ainsi tiré du puits de l'oubli, récupérant la mémoire d'idées qui sont la projection cosmique de l'Illimité. Si nous lisons le passage suivant de la Création de l'être humain avec la virginité d'un cour déprogrammé, il peut nous suggérer beaucoup de nouvelles choses, et peut-être une lueur éclairant l'Invisible et l'Intangible sera-t-elle reconnue par le plus pur de notre âme :

« Elohim dit : Faisons l’homme » (Gen.1:26). « Le secret de YHVH est pour ceux qui le craignent » (Ps.25:14). L’Ancien des Anciens entama ainsi ses paroles : Siméon, Siméon, qui est celui qui dit : « Faisons l’homme » ? « Et Elohim dit » : qui est-il cet Elohim  ? Mais pendant ce temps, l’Ancien des Anciens s’était envolé, on ne le voyait plus. Quand rabbi Siméon eut entendu qu’il avait été interpellé par le nom de Siméon, sans être qualifié de « rabbi » (mon maître), il cria vers ses compagnons : Aucun doute possible C’était le Saint, béni soit-Il, lui même qui (nous a visités). Lui dont il est dit : « L’Ancien des jours s’assit » (Dan.7:9). Le moment est venu de nous ouvrir à la question qu’Il nous a posée, car à l’évidence, elle contient une idée qu’il n’était pas légitime de dévoiler auparavant, mais il vient d’apparaître que nous pouvons nous y risquer maintenant.159

Est-on prêt à prendre le risque ? S'il en est ainsi, en avant, mais si au contraire nous continuons de nous accrocher à la complaisance du connu et au monde réduit préfabriqué par un milieu où tout est étiqueté, quantifié et archivé en fichiers inamovibles ou ne pouvant être échangé que contre d'autres produits de valeur équivalente, le passage nous sera interdit. Sur les sentiers de la Cabale, il faut plutôt se dépouiller de toute sécurité, de tout confort, conditionnement ou possession, physique ou matérielle, mais surtout psychologique, afin de pouvoir naître alors à la conception philosophique du monde et du moi. Il faut lâcher toutes les amarres et non pas posséder mais reconnaître la valeur de ce qui en a réellement. Il n'y a pas de plus grand trésor que d'être ce que l'on connaît. Et ce que proposent constamment les écrits sapientiels que nous sommes en train d'étudier, c'est d'incarner le véritable secret que renferme l'être humain :

Rabbi Siméon expliqua : Il en est comme pour un roi qui avait de nombreux bâtiments à construire et qui, pour ce faire, disposait d’un architecte. Ce dernier ne construisait rien de sa propre initiative, c’est le roi qui décidait. Un verset y fait allusion : « Je serai pour lui un artisan » (Pro.8:30). Le roi, c’est sans conteste la Sagesse Suprême dans l’En-haut, ainsi que la Colonne centrale dans l’En-bas. Elohim est comme un architecte dans l’En-haut, et c’est la Mère suprême; mais comme architecte dans l’En-bas, c’est la Présence (Chekhina) de l’En-bas. L’épouse n’a pas l’initiative d’entreprendre quoi que ce soit en dehors de l’autorité de son époux, et il en va ainsi pour toutes les constructions qui relèvent du Proximal (Atsilout). Aussi, le Père suprême s’adresse-t-il par le dire à la Mère suprême : Que ces constructions soient comme ceci et comme cela. Et elles le sont aussitôt. Un verset l’indique (que nous lirons dans l’ordre où il se donne) : « Et il dit : Elohim, que la lumière soit! et la lumière fut » (Gen.1:3). Les mots « Et il dit », montrent qu’il [le Père suprême] s’adressait ici à Elohim, lui demandant : « que la lumière soit ». Le maître d’oeuvre est celui qui dit, l’architecte commence alors les travaux sans délai. Ainsi en est-il de toutes les constructions qui relèvent du Proximal (Atsilout), par exemple Il disait : « Qu’il y ait un espace » (Id.v.6), « Qu’il y ait des luminaires » (Id.v.14), et tout était immédiatement accompli. Lorsqu’il parvint aux abords du monde de la séparation, qui est celui des individus différenciés, l’architecte160 dit, s’adressant au maître d’oeuvre : « Faisons l’homme dans notre ressemblance, comme notre forme » (Id.1:26). Le maître d’oeuvre répondit : Certes, il est bon de le faire ainsi, mais sache qu’il fautera devant toi parce qu’il est stupide. Un verset en témoigne : « Le fils sage réjouit son père, et le fils sot fait le chagrin de sa mère » (Pro.10:1). La Mère – l’architecte – dit alors : Puisque sa faute concerne la Mère et non le Père, je voudrais qu’il soit créé selon ma forme, aussi « Elohim créa l’homme dans sa ressemblance » (Gen.1:27). La Mère ne voulut pas être associée avec le Père (dans la création de l’homme). Or, quand l’homme vint à fauter, s’appliqua [22b] le verset : « A cause de vos emportements votre mère a été renvoyée » (Es.50:1). En effet, le roi (le Père) dit à la Mère : Ne t’avais-je pas prévenu que plus tard l’homme fautera ? Il envoya alors l’homme en exil et il exila sa Mère avec lui. Ce qui éclaire le verset déjà cité : « Le fils sage réjouit son père et le fils sot fait le chagrin de sa mère » (Prov.10:1). « Le fils sage », c’est Adam – l’homme en tant qu’il relève du Proximal (Atsilout). « Le fils stupide », c’est l’homme en tant qu’il appartient à la Création (Beria). Les compagnons, ayant entendu ces paroles, se levèrent ensemble et s’écrièrent en choeur : Rabbi, rabbi, il y a donc une séparation entre le Père et la Mère. Dans l’optique du Père, l’homme relève du Proximal (Atsilout), et dans l’optique de la Mère il est dans la Création (Beria). Rabbi Siméon leur déclara : Compagnons, compagnons, il n’en est pas exactement comme vous le dites. L’homme du Proximal était à la fois masculin et féminin, donc structuré par le Père et la Mère ensemble, ce qu’un verset souligne : « Et il dit : Elohim que la lumière soit ! et la lumière fut ». Les mots « que la lumière soit » indiquent le Père, et les mots « Et la lumière fut » indiquent la Mère. C’est cela l’homme : deux visages. Néanmoins, l’homme n’a de ressemblance et de forme que de la Mère suprême, celle-ci se comprend comme étant un nom de remplacement161

L'androgynie est un état de conscience de l'Être Universel, hiérarchiquement supérieur au sexué, et c'est simultanément le point central ou la synthèse de chacun des états indéfinis de la Création, elle est inscrite dans la moelle du macrocosme et dans celle du microcosme, donc de l'être humain qui est rebis par essence, masculin et féminin, même si extérieurement l'une des deux facettes a la primauté.

Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, c'est-à-dire dans six directions, composée de toutes, selon la règle supérieure, avec des membres disposés comme pour suggérer la Sagesse ésotérique, créature totalement exceptionnelle. « Faisons l'homme » : le mot Adam (homme) implique masculin et féminin, créés entièrement par la Sagesse supérieure et sainte. « À notre image, selon notre ressemblance » : les deux étant combinés, de manière que l'homme puisse être unique au monde et tout gouverner ». Adam, masculin et féminin à l'image et ressemblance. (Dujovne, El Zohar, I. Bereschit)

Mais en même temps, la Cabale révèle également que le monde ne s'est pas encore manifesté lorsque la dualité est présente, c'est donc le constant paradoxe imposé à notre cour pour lequel la solution la plus élémentaire pour le résoudre est d'opter pour une seule de ses parties au détriment de l'autre. Sur ce point également les textes ésotériques ne cessent d'apporter leur lumière, et un exemple en est le Zohar qui donne en d'innombrables épisodes des informations sur la tâche de reconnaissance des apparents opposés se manifestant dans tous les ordres en complémentarité, et la nécessité de toujours les conjuguer à l'intérieur de soi :

Une fois que les trois lettres furent parvenues jusqu'au monde inférieur, fut perçu dans sa forme complète le nom d'Adam pour comprendre en un nom le mâle et la femelle. La femelle était collée au côté de l'homme et Dieu envoya a l'homme un profond sommeil et il se coucha à l'endroit du temple. Dieu lui retrancha alors la femelle. (Scholem, Zohar. Le Livre de la Splendeur.)

Combien d'interprétations erronées pour ce passage et à combien de confusions a-t-il conduit ! Dans sa littéralité, il a prêté le flanc aux innombrables démonstrations de la domination du mâle sur la femelle, ou à la réaction contraire, à savoir la tyrannie des femmes sur les hommes. Ces lectures exotériques et vulgaires ont provoqué des luttes sans fin qui divisent et rendent la conciliation presque impossible. Et cela est tellement enraciné dans notre culture que c'est un poids encore identifiable aujourd'hui. Mais la lecture ésotérique dévoile de nouvelles conceptions, émanées de la vérité et de la non-dualité. Mâle et femelle ont été présents dans l'histoire sacrée de la tradition juive dès le début, exerçant des fonctions symboliques universelles, comme celle de la polarisation primordiale au sein de la déité dont la séparation permet d'être à l'origine du jeu d'émetteur et récepteur, et de ses infinies conjugaisons, ses équilibres et déséquilibres, contractions et expansions d'une danse qui répète à chaque instant l'harmonie de ce qui est en haut et de ce qui se trouve en bas, de la droite et de la gauche, etc. En outre, l'union de l'homme et de la femme, assimilable au haut et au bas, constamment répétée dans le Zohar, se réfère au bout du compte à l'union ou la conjonction des opposés (coniuctio-oppositorum) qui est absolument propre à tout système métaphysique et initiatique, et au travail énorme pour en obtenir l'accession, dont l'exemple le plus connu est celui de la tradition extrême-orientale du yin et du yang et de leur complémentarité en Tao dont il est dit qu'il n'est ni l'un ni l'autre. Voici plusieurs exemples où les liens secrets qui relient tout l'univers s'expriment à partir des relations du couple :

Il correspond à l'homme d'être toujours « mâle et femelle », pour que sa foi demeure stable et pour que la Présence jamais ne l'abandonne. (.) « c'est même l'obligation du mâle, une fois rentré au foyer, de donner du plaisir à sa femme, car grâce à elle, il a obtenu l'union céleste ». (.) « Par conséquent, l'homme doit veiller à jouir de ce plaisir du Sabbat, durant lequel se consomme l'union des sages avec leurs épouses. Ainsi, 'tu sauras que ta tente est en paix', car la Présence t'accompagne et habite en ta demeure et, pour cette raison, 'tu visiteras sa chambre et ne pècheras point', en accomplissant avec joie l'obligation religieuse d'avoir des rapports conjugaux face à la présence. C'est ainsi que les savants de la Torah, loin de leurs épouses durant les six jours de la semaine qu'ils consacrent à son étude, se trouvent durant cette période unis à un compagnon céleste, et ne cessent point d'être 'mâle et femelle'. » (.) « De même, lorsque l'épouse d'un homme est dans ses jours de séparation, durant ces jours, tandis qu'il l'attend, l'homme a avec lui le compagnon céleste et continue d'être 'mâle et femelle'. (.) « Suivant la doctrine secrète, les mystiques doivent offrir tout leur esprit et tout leur but à l'Un [Shekhinah] ».162

Et, ainsi que cela a été répété en d'autres occasions, la Création est inachevée, et nécessite l'action théurgique de l'être humain pour la compléter, la maintenir en vie. Le jour où il ne restera plus un seul homme sur la face de la Terre qui incarne cette mission, cette humanité expirera, et juste à cet instant l'aube d'un nouveau monde se lèvera. Mais maintenant, le rite de la prière du cour, qui favorise l'union, doit être constant chez celui qui assume une telle mission avec dévouement et courage :

En vérité, la forme shmah s'adresse toujours à l'aspect masculin de la Divinité, alors que la forme shmiah s'adresse à l'aspect féminin. (.)  En outre, les mots 'écoute, ô Seigneur, ma prière' font référence à la prière silencieuse, tandis que les mots suivants 'et écoute mon cri' font référence à la prière à voix haute de l'homme angoissé, tout comme nous lisons 'et leurs cris montèrent jusqu'à Dieu' (Ex. II, 23). Le terme signifiant 'leurs cris' indique l'élévation de la voix et l'élévation des yeux, du regard, vers le ciel. (.) C'est pour cela que cette prière se récite assis, mais que lorsque la prière se rapproche du Roi Suprême, Il est là pour la recevoir, et alors nous nous levons devant le très haut Roi, car le féminin s'unit alors au masculin. (Dujovne. El Zohar, II. Jayé Sara)

L'exil du peuple juif est une autre question importante dans l'histoire de cette tradition, et une symbolique que l'on retrouve constamment dans l'enseignement doctrinal. L'on pourrait de nouveau tomber dans la seule interprétation littérale, que l'on ne nie absolument pas, puisqu'il est parfaitement connu que les hébreux sont partis de leur terre, de même que leurs périodes d'esclavage, le retour en Israël, la déportation et leurs errances à travers le monde jusqu'à nos jours, tout comme les dénigrements sans fin qu'ils ont subis, et jusqu'à des génocides. Mais en même temps que cette vision, il existe un sens plus intérieur : le mythe de l'expulsion de la Terre Sainte fait référence à l'éloignement de la conscience de l'être humain de l'état d'Unité, ou état principiel, et à son irradiation vers des états plus grossiers et matérialisés, ce qui révèle que l'être humain est en réalité un exilé dans ce monde, un étranger ayant « atterri » sur la jante ou la périphérie de la roue et plongé dans la stupidité et l'ignorance pour avoir perdu la mémoire de son ascendance et de son origine, d'où la naissance de la douleur et de la souffrance, et la soif de récupérer cet état de plénitude oublié, ce qui a donn naissance au mythe du retour à la Terre Promise. Dans le peuple juif, le juste est le symbole de celui qui décide d'entreprendre le chemin du retour à sa demeure véritable et supracosmique. La douleur qui l'accompagne en permanence est une forme de sacrifice, l'image du solitaire qui va contre vents et marées à la conquête de la liberté totale.163 Solitaire, car personne ne peut faire le chemin pour un autre ; solitaire, car il n'y en a pas d'autre, et donc tout espoir et toute attente ne serait que simple évanescence. Et pour réaliser un devoir aussi sublime, il faut de défaire de ses attaches et conditionnements matériels et psychiques (tâche ardue, car les ego grandissent au moindre aliment qu'on leur donne), et même aller au-delà. Les beautés aperçues ou reconnues après la purification des aspects les plus denses de l'âme ainsi que les splendeurs des idées ou des intuitions de la majesté de tout ce qui est, doivent être abandonnées de la même manière. L'arrachement de tout ce qui est manifesté ou créé est total, peut-être détaché à l'extrême, mais c'est seulement ainsi que l'on pourra naître à la conception de ce qui n'est déterminé par rien. Et tout cela doit être exempt de toute mentalité mercantile qui n'offre que dans le but d'obtenir un bénéfice en échange, tout en se réservant quelque chose pour soi au cas où. Nous l'avons déjà dit, le plus beau trésor est d'être ce que l'on connaît, mais si l'on a le désir d'aller au-delà de la Connaissance, il faut également se libérer de son plus précieux trésor et s'ouvrir sans réserve au Mystère insondable. La Cabale sait, à l'instar de toute tradition authentique, que le bagage qui a été donné à l'être humain pour réaliser ce voyage olympien est l'âme. À cet aspect, le Zohar est aussi très didactique et il décrit, avec la clarté propre à qui reconnaît la trame de l'Être Universel, l'origine et la provenance de l'âme, sa nature, l'itinéraire circulaire de son parcours et les éternellement paradoxales expériences des ruptures de niveau qui lui rendent possible l'ascension des degrés de conscience. C'est sur certaines de ces questions que nous voudrions nous arrêter maintenant. Le Zohar dit :

Au-commencement. Que soit béni le Nom du Roi des rois des rois, le Saint, beni soit-Il, car Il a créé le monde et l’a fondé par la sagesse, le discernement et la connaissance. Il a créé en correspondance avec ces derniers trois mondes : le monde supérieur, le monde d’en-bas, et le monde médian. Il donna au microcosrne d’en-bas la forme des trois : la forme parlante (médabéret), la forme végétante (tsoméhét) et la forme pensante (çikhlit). Sache que le monde d’en-bas subsiste par l’air; tu observeras aussi que le corps subsiste par l’âme (néféch), celle-ci par l’air et l’air par le Créateur, béni soit-Il. Sache que le Créateur, béni soit-Il, a créé l’homme. Il l’a créé par la ressemblance et la forme et l’a fondé à partir de quatre choses séparées l’une de l’autre : le feu, le souffle, l’eau et la poussière, évoqués par « Et la terre était tohu-bohu et l’obscurité était sur la face de l’abîme et le souffle d’Elohim… » (Gen. 1:2).164

Et, à propos de la nature et des propriétés de l'âme, Dujovne explique dans son introduction :

Dans la condition originelle de l'homme avant son péché, la 'vêture', c'est-à-dire le corps, est encore de la nature de la lumière ; l'image de Dieu est encore visible en elle ; la Nature en son tout regarde avec révérence l'homme qui se trouve encore relié à son origine céleste et doué de toute sagesse. C'est seulement en conséquence du péché que l'abandonne l'image divine, son corps devient obscur et des êtres inférieurs comme les bêtes sont capables de lui inspirer un sentiment de peur. Même si le corps de l'homme reflète comme un miroir des mystères célestes, son essence réelle est constituée par son âme. Dans le Zohar, comme dans les systèmes théosophiques et beaucoup de systèmes philosophiques, l'âme est représentée comme triple.165

Et il poursuit :

Les trois désignations que l'on trouve dans l'Écriture, Néfesch, Ruaj et Neschamah, s'emploient pour indiquer trois degrés de l'âme dans son rapport au monde supérieur et à l'inférieur. Néfesch, qui signifie littéralement vitalité ou force vitale, ou peut-être aussi élan vital, fournit à l'homme ses sentiments et ses impulsions, avec tout ce qui le connecte extérieurement au monde terrestre et intérieurement à ce qu'il a de commun avec les bêtes. À l'autre extrémité de l'échelle se trouve Neschamah (littéralement souffle, respiration), qui est le souffle de la spiritualité la plus élevée, le pont qui le rattache au monde céleste. Le lien de connexion entre les deux est constitué par le Ruaj (littéralement 'air', 'vent'), l'organe propre à la vie intérieure de l'âme. (Op. cit.)166

En outre, le spécialiste argentin souligne d'autres thèmes abordés dans le Zohar, aussi importants que celui de l'unité essentielle parmi toutes les facettes de l'âme167 ; il signale également la possibilité d'établir une correspondance entre celle-ci et les états de veille et de sommeil, ainsi qu'avec ceux du parcours post-mortem, sans oublier le thème de la transmigration, tous ces aspects possédant les connotations néoplatoniciennes qui dénotent cette unité essentielle des traditions qui émanent de la Tradition Unanime. Ainsi est-il déclaré dans l'introduction de Dujovne, citant le Zohar lui-même :

Dans le sommeil, l'âme est dominée par le néfesch, exactement comme de jour c'est le ruaj qui est dominant. La part la plus élevée de l'âme monte alors vers des régions célestes, pour contempler la présence du roi. Les rêves sont l'un des moyens par lesquels tout ce qui doit arriver est annoncé à l'avance. (.)

Dormir est aussi une brève image du processus de la mort, dans lequel les trois parties de l'âme se séparent l'une de l'autre. Pour un temps, Néfesch flotte sur le corps, causant ainsi 'les douleurs de la tombe'. Ruaj entre dans le plus bas jardin d'Éden et Neschamah dans le Jardin d'Éden supérieur. Pour un temps, le défunt retient la forme de son corps, mais il est ensuite doté d'un corps neuf et plus subtil pour sa vie dans les règnes les plus élevés de l'existence. À l'entrée du chemin de son existence la plus haute, l'homme retrouve l'Adam Kadmon, son prototype céleste. Pour les âmes des initiés, la manière de monter aux règnes les plus élevés de l'existence est une chose différente. Et il en est ainsi en vertu d'avoir été plus ou moins en contact direct avec ces régions, y compris dans leur vie terrestre, de façon que les êtres célestes ont écouté le maître Siméon ben Yochaï alors qu'il enseignait ici, sur la terre, et la manière dont l'enseignement est mené à bien à l'Académie trouve sa contrepartie dans 'l'Académie Supérieure'. (Le Zohar, I)

Il est important de signaler que ce qui existe entre tous ces ordres ou ces symboliques sont des rapports de correspondance –et non pas des identités littérales–qui sont le fondement et le support pour éveiller et utiliser la pensée analogique ou symbolique qui favorise la Connaissance et le discours magique théurgique. Car en employant seulement la logique rationnelle, cartésienne et analytique, ce chemin de réalisation spirituelle et intérieure n'est pas viable et finit par avorter. Avec les facultés humaines, nous pouvons parvenir à construire un système perfectionniste, mais nous tuons les infinies possibilités d'appréhension supra-individuelle, sans parler des supranaturelles ou métaphysiques. Et de nouveau l'aiguillon du Zohar :

Mais qui peut voir YH? Ce la suite du verset qui l'explique par ces mots: « YH dans la terre des vivants ». Viens et vois: quand les âmes se sont élevées vers le lieu du bouquet de la vie, elles s'y délectent de la splendeur du « Miroir éclairant », dont la lumière rayonne depuis [66a] le lieu du Tout-Sublime. Et si l’âme ne se revêt pas de la splendeur d'un autre vêtement (que le corps), elle ne peut s'approcher pour voir cette lumière. En voici le secret: de même qu'est donné a l'âme un habit (le corps) dont elle se revêt pour pouvoir subsister en ce monde-ci, de même lui est donné un vêtement de splendeur suprême pour pouvoir subsister dans ce monde-là et pour voir le « Miroir éclairant » au sein de la «terre des vivants ». (…) Ainsi, les âmes des justes s’habillent-elles d’un vêtement dans ce monde là ayant même essence que lui et elles peuvent alors supporter la vision de la lumière qui éclaire la « terre des vivants. ».168

Cela n'empêche pas que l'âme comprenne en soi le paradoxe initial de la sexuation, et que plus elle est cultivée par le monde matériel, concret et formel, plus elle est éloignée de sa condition originelle, bien qu'il soit également vrai que la récupération de cet état primordial de pleine fusion avec l'Esprit se réalise en conjuguant sa face obscure, contractive et restrictive, avec la face lumineuse, expansive et féconde. La Cabale donne le nom de qliphot à ces énergies descendantes mais, loin de les nier, elle incite plutôt à les reconnaître en soi et à les transcender, afin que la lumière immarcescible et immatérielle de l'âme purifiée 'resplendisse avec plus d'éclat'. Voici comme illustration ce bref extrait d'un cabaliste postérieur à l'époque du Zohar :

Comme les âmes. montant selon dispositions et mérites reçoivent de la plus haute lumière une plus excellente illumination ; comme au contraire lorsqu'elles déchoient de la vertu et se précipitent dans l'inférieur obscur elles perdent la perfection et la lumière et sont plongées dans la privation et les ténèbres, sujettes et esclaves au lieu de libres et seigneuriales qu'elles étaient du joug tyrannique des esprits impurs [c'est-à-dire les qelippot] qui comme un noir nuage s'interposant entre le soleil et l'homme les prive de lumière et les gonfle d'obscurité et de misère.169

Néanmoins, les qliphot ne devraient pas être vues comme le mal ou les démons, suivant les interprétations courantes, mais comme les noms inversés des énergies des sefiroth qui demeurent en elles. Leur caractéristique selon le discours cabalistique n'est pas l'ascension de l'âme à travers les sphères ni la communication avec ce qui est, tout compte fait, supra-humain, mais précisément ce qui empêche de sortir des états humains au moyen de la pensée concentrée et des oraisons, c'est-à-dire les énergies qui s'y opposeraient ; qu'elles soient d'une espèce terrible ou simplement des questions considérées comme 'bonnes' dans l'ordre existentiel et qui, dans l'ordre métaphysique, sont parfois un obstacle infranchissable pour le travail du cabaliste, telles que : l'amour, le mariage, la famille, la propriété, le prestige ou la possession sous toutes ses formes, et tout ce qui est en rapport avec le confort spirituel. Mais pas uniquement le 'positif' ; un autre écueil important empêchant d'appréhender les réalités supérieures peut aussi être fait de la crainte face à l'inconnu (une peur qui tourne souvent au refus ou à la répression) inculquée par la morale ou les coutumes170 sclérosées génératrices de milliers de préjugés et de conditionnements.Il nous faudrait également faire une référence à ces énergies les plus dissolvantes, à savoir l'accumulation d'obsessions, de phobies et de manies en tout genre qui, dans leur caractère le plus extrême et le plus terrible, sont symbolisées dans la Cabale par Lilith171, l'autre femme d'Adam, mère d'une génération infâme, dont il est dit qu'elle déambule à travers le monde en dévorant les enfants. Cette énergie est analogue à celle des lamies grecques, ces monstres au torse de femme d'une grande beauté et aux extrémités de dragon, dont l'avidité est insatiable. Ces puissances sont également sous-jacentes dans l'âme de l'initié, et tentent de l'attirer et de le retenir dans leurs rets, se manifestant comme le désir pour le désir, le travail pour le travail, le sexe pour le sexe, la passion pour la passion, etc., c'est-à-dire tout ce qui tend à attraper sans fin de transmutation et qui, par conséquent, désintègre, annule et empêche toute amorce d'ascension ou de déploiement de la conscience. Mais si elles sont reconnues, taillées, domptées et transmuées (c'est-à-dire soumises aux processus de l'alchimie spirituelle), leur force s'inverse et devient la soif d'être absorbé par le Principe ; une fois l'union réalisée, à quelque niveau que ce soit, cette énergie n'est autre que celle de l'Amour.

Le thème central dans le discours du Zohar, et dans celui du cour de celui qui se consacre à vivifier ce qui est couché dans ses rouleaux, est justement l'Amour et les manières d'y accéder, lié directement à l'Intelligence, puisque des certitudes déterminées et certains éclairs de l'énergie nommée Binah produisent de l'Amour et s'imposent peu à peu à l'intérieur de la conscience et, comme telles, agissent sur tout l'être humain, qui vit alors d'une autre manière, modifiant sa conduite et s'ouvrant de plus en plus à la Possibilité Universelle. Cet Éros que l'être humain est capable de réaliser en lui-même, c'est-à-dire dans le microcosme, s'élargit et s'étend de manière naturelle au macrocosme en vertu de l'analogie entre l'un et l'autres de ces ordres, et parvient même à l'accroître, voire à le modifier, ce qui se traduit par la libération du microcosme de toutes ses entraves et de tous ses conditionnements, en claire correspondance avec la libération vécue par le macrocosme, ce qui fait que le Créateur n'est plus sa création, il s'en délivre et se réintègre au jamais manifesté. C'est ce que tous les textes sacrés hébreux nomment le jubilée, et c'est ce qui se rapproche le plus de l'expérience totale de l'Amour : absence de limite, expérience de l'éternité et de l'infini. Dans le traité Sifra di-Tzéniutha, cette réalité est exprimée ainsi :

(Exode, 34, 29) : « Et Moïse ne s’aperçut pas que la peau de son visage resplendissait. » C’est pourquoi il est écrit (Gen., 3, 21) : « tuniques de peau ». Resplendissait, comme il est écrit (I, Samuel, 16, 13) : « Et Samuel prit la corne d’huile. » Il n’y a pas d’onction, si ce n’est par la corne.– (Ps., 89, 18) : « Et par ta volonté notre corne sera élevée. » (Ps., 132, 17) : « Là sortira la corne de David. » Il est le dixième roi. Il provient du Jubilé qui est la Mère. Comme il est écrit (Josué, 6, 5) : « Et ce sera lorsque retentira la corne du Jubilé », resplendissement jubilaire, la dixième est couronnée par la Mère, par la corne seront retrouvées la libération et l’abondance, pour faire revenir l’esprit à lui-même. C’est la corne du Jubilé. Le Jobel est le Hé. Et le Hé, c’est le souffle de l’esprit sur tout, et tout reviendra à sa place… (ch. V).

La civilisation hébraïque a octroyé une grande valeur à la Magie et à la Théurgie, bien que souvent de manière voilée, surtout afin d'éviter les formes mineures, phénoménales ou inversées de ces sciences ou arts qui connaissent les rapports ou les liens subtils et secrets entre tous les mondes, les plans et les degrés de la manifestation universelle. L'être humain reçoit tous les effluves célestes172 et, inversement, tout geste qu'il réalise a une influence dans les sphères invisibles, de façon que tout est en interrelation par un jeu d'équilibres, d'ajustements et de déséquilibres propres aux lois qui règlent et maintiennent en vie le Cosmos, lequel cesse d'être la forme où nous le maintenons prisonnier et n'est plus que l'expression de ce qu'il est. Tout geste, tout signe est alors l'évocation d'un discours unique qui détruit toute norme de pensée logique, la magie de la vie s'imposant à l'emprisonnement de l'esprit qui tente toujours de construire en vain. Le Zohar est rempli de pages où l'on parle des correspondances entre les astres et les organes du corps humain173, entre le mouvement des étoiles ou les signes météorologiques et certains événements significatifs de son histoire sacrée. L'accent est mis également sur les rapports entre les patriarches, les rois ou les prophètes174 et les sphères de l'arbre de vie, entre les lettres et la conformation des mondes et des êtres qui les habitent, et une longue suite d'analogies et de relations presque intangibles.En outre, ces textes en soi, convenablement assimilés comme ce que nous disions des substances hallucinogènes, peuvent provoquer des ruptures de niveau dans l'âme de l'adepte ; ils brisent le discours engourdi de l'esprit et rendent possible l'accès à d'autres domaines, parfois imprécis, inexprimables, mais qui s'éclairent à la lumière de l'Intelligence et deviennent limpides, et ne sont en tous cas jamais conquis par mérites mais par la grâce céleste à laquelle on s'ouvre.

De même qu’il existe de l’eau pure et de l’eau trouble, ainsi il y a du bon vin et du vin mauvais. Le bon vin est un vin parfumé, le vin mauvais est un vin fermenté et c’est le mauvais vin. Et il faut savoir que le secret du vin mauvais est le vin qui rend ivre l’homme qui pénètre en son sein pour son malheur, jusqu’à ce qu’il ne sache plus distinguer sa droite de sa gauche. Et par ce vin le premier homme pécha, et Noé pécha par lui, comme il est dit: « Il but du vin, s’enivra, et se découvrit au milieu de la tente » (Gen. 9:2). il est écrit [« tente » avec un ] car c’est le lieu du mal. En vérité, combien le niveau où sont les assistants du grand prêtre, ceux qui ont un rang dans la prêtrise, est chose éminente ! Car bien qu’ils aient péché et que leur faute ait été inscrite [dans la Torah], [nos maîtres], de mémoire bénie, ont dit : « Ils étaient ivres de vin, mais ils n’étaient pas saouls. » Tu sais déjà qu’il y a une grande différence entre être ivre et être saoul. L’homme ivre parle devant le Roi et sa prière est une [vraie] prière. L’homme saoul ne parle devant personne et sa prière est une ignominie. En vérité, celui qui est ivre de vin relève du domaine du vin précieux ; et à cause de l’excès de leur appétit et du désir qu’ils éprouvaient envers lui, [les fils d’Aaron] en burent beaucoup. Et [les maîtres] ont dit : « Auparavant, un verdict de mort à leur égard était sorti de devant le Lieu, béni soit-il, comme il est écrit : “Ils contemplèrent Dieu, ils mangèrent et ils burent” (Ex. 24:11) et il est marqué : “Et sur les notables des fils d’Israel il ne porta pas la main” (ibid.). » Or maintenant, à cause de l’excès de leur désir d’entrer dans le Pardés, ils s’y introduisirent et burent du vin bon et précieux. Et là ils entrèrent au sein du vin mauvais qui est proche du bon et ils en burent une très infime quantité afin de voir, et ainsi ils furent ivres mais pas saouls et ils furent jugés devant le Lieu, béni soit-il, et ils moururent.175

Toutes les questions que nous avons abordées ne sont pas exemptes d'incompréhension, surtout chez ceux qui s'entêtent à attraper et réduire à des paramètres restreints la symbolique par laquelle se révèle la doctrine, ce qui, nous l'avons vu, a provoqué dans le cas du Zohar diverses controverses, y compris une virulente polémique actuelle dans laquelle certains secteurs dogmatiques et fondamentalistes s'évertuent à attaquer la Cabale et ses textes sapientiels. En ce qui concerne le Zohar, ils n'hésitent pas à taxer d'ineptie l'attribution de ses textes à la plume d'un individu, ce qu'ils considèrent plus ou moins sacrilège, et davantage lorsque l'on dit que Moïse de Léon en avait fait commerce, comme si la parole de Dieu ne pouvait pas s'exprimer par le biais d'émissaires ou d'intermédiaires synthétisant des enseignements dispersés (oraux et écrits) unis à leur propre révélation ou expérience spirituelle intérieure, ni que soient employées des stratégies extrêmement variées afin de continuer la transmission rituelle, garantissant ainsi la régénération de l'univers. Nous avons vu que G. Scholem, de sa position de chercheur universitaire laïc, reconnaît cette paternité, qui n'est pas incompatible avec celle qui est attribuée au légendaire Simon bar Yochaï, puisque toutes deux sont des adaptations horizontales d'une révélation toujours verticale et atemporelle qui se réécrit à tout instant. Scholem admet aussi, comme nous l'avons dit, l'existence d'une influence gnostique sur les origines de la Cabale, ce qui lui a valu plus d'une critique, en ceci que les factions littéraires de sa tradition l'on taxé d'hétérodoxe et même d'impie, comme ce qu'affirme Philip S. Berg (disciple du Rabbin Yehouda Ashlag), du Centre de Recherche de la Cabale, qui dit dans le prologue du Parashat Pinjas :

En ce qui concerne l'auteur du Zohar, ceux qui mettent en avant le Rabbin Shimon comme auteur du Zohar ne font certainement pas partie de l'érudition juive, car les cabalistes qui connaissent intimement le Zohar ont soutenu à l'unanimité que son auteur fut, sans aucun doute, le Saint rabbin de la période mishnaïque Simon bar Yochaï. Seuls ceux qui sont très éloignés de cette branche de la Sagesse ont exprimé un doute sur ce point. En se basant sur des rumeurs inventées par ceux qui craignent la Cabale et donc s'y opposent, certains pédagogues ont attribué la paternité du Zohar à des maîtres de rang inférieur à celui de l'autorité mishnaïque, le Saint Shimon bar Yojaï. Il suffit d'affirmer que l'auteur considère sans équivoque que ces personnes sont dans l'erreur. (Introduction).

Pour sa part, Charles Mopsik adopte une perspective combinatoire entre l'exotérisme juif et son ésotérisme, reconnaissant des influences néoplatoniciennes et même chrétiennes dans sa conception, ce que les puristes religieux utilisent comme excuse pour attaquer la Cabale en la considérant comme un mélange de savoirs. Au fond, ceux qui adhèrent à ces prises de position rigides ne la voient pas comme l'essence de leur tradition, et ils méconnaissent de plus l'existence d'une Tradition Unanime et primordiale dont découlent toutes les autres, entre lesquelles existe inévitablement une identité essentielle, puisqu'elles ne sont pas autre chose que des branches d'un tronc unique.Et même si cela paraît étrange, celui qui pénètre dans le « Livre de la Splendeur » se perçoit comme un univers d'ombres et de lumières, et se joint à un discours qui se grave dans son cour, avec étonnement, car c'est lui-même qui l'écrit, dans la mesure où c'est lui qui reçoit les illuminations, c'est-à-dire qu'il établit des rapports de plus en plus subtils avec la Lumière ou Verbe.

 

NOTES
158
À propos de l’appréhension des réalités spirituelles, voici ce que dit Moïse de Léon lui-même : « Les générations suivantes se sentirent attirées par ces choses ; tout cela pénétra dans leur cœur et les connaissances s’y plantèrent comme des clous. L’on ne peut concevoir (ce secret) au moyen de la raison ni à travers l’explication d’une autre personne, mais seulement par le mystère de la sagesse intérieure qu’est la Cabale et qui vient de Moïse sur le Sinaï ». (Scholem, Las grandes tendencias de la mística judía…).
159
Le Zohar. Tiqouné ha Zohar. Tome I, Verdier, Lagrasse, 1991.
160
Dans d’autres traditions, cet architecte est assimilé au Démiurge, l’artisan divin. Ce n’est pas le cas dans la Franc-Maçonnerie, où le « Grand Architecte correspond au Maître d’Oeuvre (Roi et Père) de cette citation.
161
Le Zohar, tome I, œuvre citée.
162
Citations du livre de Scholem Zohar. Le Livre de la Splendeur…
163
L’on dit de Noé, dans le Zohar : « Il y découvrit la sagesse qui enseigne sur quoi repose le monde, et comprit donc que c’est grâce au sacrifice qu’il tient et que sans lui, ni les êtres de l’En-haut ni ceux de l’En-bas ne subsisteraient. » Le Zohar. Béréchit. Tome I, Verdier.
164
Le Zohar, tome I. Verdier.
165
Dujovne. El Zohar, I.
166
Ce commentaire de Dujovne se réfère à des passages du Zohar comme le suivant : « ‘Âme’ (néfesh) et ‘esprit’ (rúaj) ne sont pas deux degrés différents, mais un seul degré avec deux aspects. Il y a encore un troisième aspect qui doit les dominer tous deux et qui s’ajuste à eux comme eux s’ajustent à lui, et qui est appelé ‘esprit supérieur’, neschamah. Tous les degrés se trouvent disposés avec sagesse et leur contemplation jette de la lumière sur la Sagesse Supérieure. Cet esprit entre en eux et ils s’y unissent, et lorsqu’il domine chez un homme, un tel homme et appelé saint, parfait, totalement consacré à Dieu. ‘Âme’, néfesh, est l’incitation la plus basse, elle soutient et alimente le corps et s’y trouve liée étroitement. Lorsqu’elle est suffisament qualifiée, elle devient le trône sur lequel repose l’esprit inférieur, rúaj, comme il est écrit : ‘jusqu’à ce que soit répandu sur nous l’esprit d’en haut’ (Is. XXXII, 15). Lorsque tous deux sont suffisamment préparés, ils sont qualifiés pour recevoir l’esprit le plus élevé, neschamah, auquel l’esprit le plus bas sert de trône, et qui est indécouvrable, suprême par-dessus tout. Ainsi, il y a un trône qui repose sur un trône, et un trône pour le plus élevé ». Dujovne. El Zohar, II. Lej Lejah.
167
Le traducteur nous dit : « Cette unité de l’âme est désignée par le simple nom ‘Moi’ (Ani). D’après Müller, ce que le Zohar désigne par ce nom n’est pas tant l’unité individuelle que cette unité cosmique divine d’où jaillit l’unité individuelle ». El Zohar, I.
168
Le Zohar, tome I. Verdier.
169
Herrera. Puerta del Cielo, VI.
170
Une autre chose sont les commandements, pris non pas au sens exotérique et castrateur mais en tant que loi de Dieu, qui s’appliquent pour une part aux principes élémentaires macrocosmiques et microcosmiques dans lesquels l’initiation est réalisée, et d’autre part aux éléments, usages et coutumes propres à la génération du peuple d’Israël où pourraient fructifier ces initiations, c’est-a-dire un milieu historique apte à recevoir les effluves célestes d’une façon particulière, étant donné les circonstances temporelles qui marquent toute réalisation.
171
Le Zohar dit : « Nous avons appris que lorsque l’homme est descendu sur la terre à la ressemblance supérieure, tous ceux qui le virent, les êtres d’en haut et les êtres d’en bas, vinrent à lui et le firent roi de ce monde. Ève eut Caïn de la saleté du serpent, et pour cela descendirent de lui toutes les générations iniques, et de son côté est la demeure des esprits et des démons. Pour cela tous les esprits et démons sont pour moitié de la classe des êtres humains d’en bas et moitié de la classe des anges d’en haut. Ainsi, également, ceux qui naquirent d’Adam après étaient pour moitié de la sphère inférieure et moitié de la sphère supérieure. Après que ceux-ci soient nés d’Adam, il eut de ces esprits des filles de la beauté des anges célestes et aussi de la beauté des êtres inférieurs de façon que les fils de Dieu se dévièrent derrière elles ». (Dujovne. El Zohar, V). C’est là la généalogie inframondaine, humaine et divine imprimée dans notre âme, tension entre haut et bas. Aspirons-nous à conjuguer cette polarité, à la transmuer, la transformer et nous délivrer de tout conditionnement ou nous conformons-nous seulement avec le revêtement opaque du simplement humain, voire avec les ténèbres de l’infrahumain ?
172
« L’homme est continuellement exposé à des influences cosmiques qui agissent par le biais des étoiles ou, plus précisément, des êtres spirituels qui oeuvrent à travers les étoiles », déclare Dujovne, que nous avons déjà cité.
173
Par exemple Saturne avec la rate, Jupiter avec le foie, Mars avec la bile, etc.
174
Dans les gloses du Zohar l’on voit apparaître fréquemment la correspondance de l’énergie incarnée par Abraham avec celle de la sefirah Hessed, celle d’Isaac avec Guevourah, Jacob avec Tiferet, Joseph avec Yessod et David ou Judas avec Malkhout, entre autres.
175
Moïse de Léon. Le Sicle du Sanctuaire