PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS
CHAPITRE V
LA CABALE DE SAFED

Elijah de Vidas
Les épigones de l’œuvre de Cordovero se manifestèrent à travers les écrits d’autres cabalistes qui l’ont suivi et s’en sont inspirés. Mais de nombreux autres ne s’exprimaient pas par les livres et continuèrent néanmoins de travailler sur ses enseignements, ce qui fit de Safed un important centre du judaïsme, aussi bien religieux que cabalistique, remarquable pour sa piété et son mysticisme, comme nous venons de le dire.216

C’est ce qui ressort dans Safed Spirituality, Rules of Mystical Piety, The Beginning of Wisdom, de Lawrence Fine217, qui y synthétise clairement les oeuvres les plus notables de cette période et de l’éthique juive associée au cabalisme:

Les principales œuvres qui expriment ces tendances sont: (a) Tomer Devorah [Le Palmier de Déborah] de Moïse Cordovero; (b) Reshit Hokhmah [Principe de Sagesse] d’Elijah de Vidas; (c) Sefer Haredim [Livre des Dévots] d’Eléazar Azikri; et (d) Sha’arei Haredim [Portes de Sainteté] d’Hayyim Vital. L’on peut ajouter à cette liste deux autres livres populaires qui n’ont pas été composés à Safed: Shnei Lubot ha-Berit [Les Deux Tables de l’Alliance] d’Isaïah Horowitz, écrit au début du XVIIe siècle, et Qav ha Yashar [Le Droit Chemin] de Zvi Hirsch Koidonover, ouvrage écrit en Europe de l’Est vers la fin du XVIIe siècle.

Alors que chacun de ces livres occupe une place distinctive et significative dans l’histoire de la littérature cabalistique, le Reshit Hokhmah de de Vidas en est sans aucun doute le fleuron. Il a été dit, avec raison, que cet exhaustif et volumineux traité sur la morale est, avec le célèbre Devoirs du Cœur (XIIe siècle) de Bahya ibn Paqudah et Masilat Yesharim [La Voie de la Droiture, XVIIIe siècle] de Moïse Hayyim Luzatto, parmi les plus influentes œuvres d’éthique juive jamais écrites.

Dans cet immense panorama, nous prendrons du livre de Fine des informations sur un cabaliste et son œuvre. Il s’agit d’Elijah de Vidas et d’un texte à lui, le Reshit Hokhmah, qui a été l’un des livres les plus diffusés de la Cabale en général et par lequel ont été transmis les enseignements –surtout ascétiques et mystiques– de cette ville de Galilée, ce qui a permis que Louria soit projeté dans le futur, en particulier en Allemagne et chez les hasidim, d’une grande importance pour la Cabale actuelle.218 Lawrence Fine en donne quelques éléments biographiques:

Bien qu’ayant été l’auteur de l’un des livres prééminents de toute la littérature éthique juive, l’on ne connaît pratiquement rien de la vie d’Elijah de Vidas (1593). Par son nom, il semble que sa famille soit venue d’Espagne, bien que de Vidas lui-même soit très probablement né à Safed. De Vidas fut un disciple important de Moïse Cordovero, auquel il se réfère comme «mon maître» tout au long de son livre. Il est très significatif que la relation de de Vidas avec Cordovero se reconnaisse par sa confiance fondamentale dans les enseignements de ce sage, puisque le Reshit Hokhmah est imprégné de l’esprit de Cordovero du point de vue cabalistique.

Bien que de Vidas n’ait pas été formellement le disciple d’Isaac de Louria, nous savons qu’il connaissait Louria et ses enseignements. De Vidas le mentionne à cinq reprises dans son Reshit Hokhmah, s’y référant même comme «mon maître» à une occasion. À un autre moment, il écrit qu’il a reçu un enseignement particulier directement de Louria. De plus, dans la narration détaillée selon Hayyim Vital des exercices contemplatifs connus sous le nom de yihudim, qui étaient enseignés par Louria, ce dernier donna dix instructions personnalisées à de Vidas. Sur cette base, il semblerait que de Vidas soit la seule personne qui, sans être un disciple formel de ce maître cabaliste, ait reçu de telles instructions. Même si le Reshit Hokhmah ne porte pas le sceau distinctif de la Cabale Lourianique, il est néanmoins clair que de Vidas connaissait personnellement Louria et était attiré par ses enseignements.

De l’anthologie du Reshit Hokhmah présentée ensuite, condensée par Jacob Poyetto et publiée par l’auteur et traducteur que nous suivons ici, nous avons sélectionné quelques points nous paraissant adéquats:

Le livre de de Vidas est divisé en cinq «Portes»: «La Porte de la Crainte», «La Porte de l’Amour», «La Porte du Repentir», «La Porte de la Sainteté» et «La Porte de l’Humilité». Chacune d’elles contient et est en soi virtuellement l’extension d’un livre et est, en plus, divisée en un certain nombre de chapitres.

Parmi les cinq «Portes» que nous présente Elijah de Vidas, nous voudrions citer ce qui correspond à la «Porte d’Amour», en quelques courts extraits de son Reshit Hokhmah et qui nous semble synthétiser non seulement le livre mais aussi l’atmosphère de ce qu’était Safed:

Chapitre I. L’essence de l’amour consiste à nous livrer corps et âme pour la sanctification de Dieu. Cela fait référence à ce que R. Siméon bar Yohaï, qu’il repose en paix, a noté dans le Zohar [1, 11b] où il apprendra que l’essence de l’amour comprend l’incorporation de la divine Miséricorde [Hesed] dans la sévérité du Jugement divin [Din]. C’est-à-dire la phrase biblique «avec toute ton âme» qui signifie donner son âme pour sanctifier le nom de Dieu. Car lorsque le Saint, Béni Soit-Il, mettra quelqu’un à l’épreuve, l’imprégnant de Jugement –qu’il s’agisse d’un grand homme ou de quelqu’un d’ordinaire– jusqu’à ce qu’il soit sur le point de donner son âme pour l’amour de Dieu, il devra le faire comme l’ont fait Ananías, Misael et Azarías. De cette manière, un individu peut incorporer la Miséricorde dans le Jugement. De même, une personne peut inclure le Jugement dans la Miséricorde, car l’individu aime le Saint, Bénit Soit-Il, pour sa Miséricorde et les nombreuses choses qu’Il fait pour lui, lesquelles découlent toutes de la Miséricorde.

Chapitre II. Ainsi, cette récompense d’en haut est de «contempler la grâce du Seigneur», comme cela a été expliqué plus en détail auparavant. Car chaque personne mérite récompense dans le futur en proportion de ses actes terrestres. Si elle ne mérite récompense qu’au niveau de l’âme vitale [nefesh], son lieu de repos sera là où les âmes vitales demeurent après la mort. Et si elle mérite récompense au niveau de l’esprit [ruah], elle jouira du Paradis. Si elle mérite récompense au niveau de l’âme supérieure [neshamah], elle aura le privilège de monter au règne supérieur du Paradis. Ceux qui atteignent le degré de l’âme supérieure sont appelés amants de Dieu.

Chapitre IV. S’ «unir» à Dieu consiste à ce qu’une personne se joigne avec son âme à la Shekinah et concentre toute son attention sur son Unification, ainsi que sur la séparation de toutes les coquilles (ou enveloppes) malignes. De façon similaire, une personne doit ôter de son esprit toutes les pensées impures, ainsi que R. Siméon bar Yohaï, qu’il repose en paix, l’a expliqué. Car au moment de l’unification elle doit s’unir contemplativement à la Shekinah sans permettre qu’aucune pensée extérieure ne vienne la distraire. C’est cela que nos Sages, bénie soit leur mémoire, voulaient dire lorsqu’ils enseignaient: «L’on ne peut boire dans une coupe et penser à une autre» [Nedarim 20b]. C’est aussi ce qui est connu comme l’enfant né d’ «une femme que l’on a prise pour une autre par erreur» [Nedarim 20b]. La personne doit se concentrer exclusivement sur la Shekhinah et reconnaître que ses pensées impures sont des distractions du dehors qui peuvent la séparer d’Elle. Au lieu de cela, l’on devrait s’unir à la Shekhinah de la manière appropriée et la dégager de tout mal.

Chapitres V et VI. Une personne doit également réfléchir à la préoccupation providentielle de Dieu envers Israël, comme cela est démontré par le partage de sa Connaissance avec ceux qui le méritent. Ainsi, nos Sages enseignèrent: «Voyant les Sages d’Israël, l’on devrait dire: Béni soit Celui qui a imparti Sa sagesse à ceux qui le Craignent» [Ber. 58a]. À Safed, située en Haute Galilée, sont apparus des Sages pour qui il était approprié de réciter cette bénédiction. Ils étaient capables de pratiquer la science de la physionomie et pouvaient informer un homme sur tout ce qu’il avait fait –en bien et en mal. Sans doute, ces individus ne méritaient cette sagesse magnifique [qui est semblable à la possession du Saint Esprit] qu’en raison de leurs actes vertueux et leur saint comportement.

Un autre type de connaissance de la même classe est la Cabale pratique, c’est-à-dire la formation des noms divins de Dieu qui peuvent être permutés en un certain nombre de formes différentes, comme «cinquante-deux», «quarante-deux» et «soixante douze» lettres-noms de Dieu. Et même s’il s’avère que pratiquer la permutation des noms divins n’est pas approprié pour n’importe quel individu –car quel est celui qui mériterait d’utiliser le sceptre du Roi, si ce n’est celui qui est près du Roi– nous savons cependant avec une absolue certitude qu’une personne qui sait pratiquer cette science et qui est qualifiée pour le faire peut être à l’origine de choses prodigieuses, ce dont j’ai personnellement témoigné et que j’ai entendu que cela a été fait.

Chapitre VIII. Un individu qui cherche à s’unir à la Shekhinah doit continuellement agir pour Son bénéfice à Elle, que ce soit par l’étude de la Torah, ou un autre commandement, afin d’inciter les «eaux féminines» en Elle, car la Shekhinah n’est pas unie [à Tif’eret] sauf par le biais des âmes des individus justes. Maintenant, vu que cet amour entre la Shekhinah et Tif’eret dépend de ce qui est juste, il est important qu’elles se hâtent de s’unir à Leur amour.

Même pendant la période où le Temple était encore debout, après l’accomplissement du sacrifice, il y avait des Israélites dans ses divisions et des Lévites chantant en chœur, comme s’il y avait eu une incitation continue d’en bas. Et d’autant plus à présent, à cause de nos nombreuses transgressions, durant ce long et amer exil dans lequel la Shekhinah est privée de l’incitation d’en bas par l’acte sacrificiel –et n’est que peu soutenue par les actions des justes– elles doivent la relever de Son état abattu. Car Elle est «le tabernacle de David qui est tombé» [Amos 9, 11], qui chaque jour s’enfonce encore plus bas que le précédent. Tout cela à cause de nos transgressions, comme il est dit: «Et pour tes transgressions ta mère fut emprisonnée» [Is. 50, 1]. Car à cause de nos péchés Elle tombe plus bas, et au moyen de nos actions justes Elle se fortifie. Cela Lui sert d’aliment, comme il est dit dans le Zohar [III, 40a]. C’est certainement notre responsabilité de le faire, vu que la Shekhinah demande à Israël, Ses enfants, qu’ils Lui portent assistance. C’est-à-dire que nous devons l’aider au moyen des yihudim qui accompagnent nos prières, et notre étude de la Torah, car ceux-ci lui servent de subsistance et de soutien. Bien qu’il n’y ait pas de [parfait] «mariage» intra-divin dans notre condition d’exil, nous devons quand même la fortifier à travers des actes d’unification qui Lui procurent un certain degré d’inspiration. À ce propos, le Tiqqunim [146b] enseigne: «Mais certes, tant que la Shekhinah demeure en exil, chaque individu qui accomplit un commandement afin de la tirer de là est considéré comme rendant hommage à l’Un Saint, Béni soit-Il.» Tel est le désir de la Shekhinah, à savoir que nous l’unifiions continuellement au moyen de la prière, de l’accomplissement des commandements, y compris les actes de bienveillance et autres préceptes de la Torah…

À présent, nous nous occuperons du cabaliste le plus prestigieux de Safed, Isaac Louria, surtout pour la répercussion que ses enseignements eurent par la suite en Europe.

NOTES
216 En réalité, certaines pratiques du « mysticisme » de Safed sont similaires à celles du christianisme du Moyen Âge et de la Renaissance par l’ascétisme, la dévotion et la piété, et en particulier à celles des ordres conventuels, bien qu’avec des orientations propres, parfois surprenantes.
217 Safed Spirituality, Rules of Mystical Piety, The Beginning of Wisdom, traduction et introduction de Lawrence Fine, Paulist Press, New Jersey, 1984.
218

Éditions du Reshit Hokhmah de de Vidas jusqu’en 1930: Venise, 1579 et 1593; Cracovie, 1593; Berlin, 1703; Amsterdam, 1708, 1717, 1731, 1737 et 1776; Constantinople, 1736; Zolkiew, 1740 et 1791; Fürth, 1763; Koretz, 1781; Dyhenfurth, 1786, 1811, 1818; Slavuta, 1792; Chlov, 1797, 1816; Lvov, 1804, 1811, 1863 et 1877; Zhitomir, 1804; Sudlikov, 1825; Livourne, 1856; Czernovitz, 1861; Josefow, 1866; Varsovie, 1868, 1875, 1886, 1930; Muncas, 1895; Vilna, 1900. Les éditions du condensé du Reshit Hokhmah ha-Qasar de Jacob Poyetto jusqu’en 1937: Venise, 1600 et 1605; Bâle, 1603; Cracovie, 1612 et 1667; Wandsbeck, 1688; Francfort-sur-Oder, 1702; Amsterdam, 1725; Zolkiew, 1772, 1796, 1804 et 1806; Lvov, 1798; Ostrog, 1806; Chklov, 1816; Vilna, 1817; Hruboshov, 1819; Minkovitz, 1822; Satmer, 1838 et 1937.