CHAPITRE VII
AU SUJET DE RENÉ GUÉNON
(suite)
 

RENÉ GUÉNON. Les Dossiers H. L’Âge d’Homme, Lausanne. 1984. 324 pp. Dirigé par Pierre-Marie Sigaud.

SOMMAIRE: Pierre-Marie Sigaud: Prologue; OUVERTURE: Jean Tourniac: Nouvelles réflexions sur l'œuvre de René Guénon; André Coyné: L'œuvre de Guénon dans la seule perspective qui l'explique; Frithjof Schuon: Quelques critiques; ETUDES: Gérard de Sorval: Jalons pour situer la tradition catholique face à l'œuvre de René Guénon; Jean Borella: Gnose et gnosticisme chez René Guénon; Marie-Madeleine Davy: Remarques sur les notions d'ésotérisme, de métaphysique et de tradition envisagées dans leur rapport avec le christianisme; Jean Hani: La contribution de René Guénon à l'intelligence de l'Art Sacré: l'exemple de l'Icône de la Nativité; Alain Daniélou: René Guénon et la tradition hindoue; Françoise Le Roux et Christian-J. Guyonvarc'h: René Guénon et les études celtiques; Marco Pallis: "Le Roi du Monde" et le problème des sources d'Ossendowski; CONTRE CULTURE: Walter Heinrich: Guénon et la Méthode Traditionnelle; Francisco García Bazán: Champ d'application de la doctrine métaphysique; Victor Nguyen: Maistre, Maurras, Guénon: contre-révolution et contre-culture; René Alleau: De Marx à Guénon: d'une critique "radicale" à une critique "principielle" des sociétés modernes; LECTURES: Frédérick Tristan: Réflexions sur René Guénon (Extraits inédits du Journal de Frédérick Tristan). Michel Le Bris: Pour en finir avec les guerres de religion (notes); Eric Ollivier: La porte du rêve; F. J. Ossang: Via Guénon, sous le signe du feu; Philippe Trainar: Eloge; Bruno de Panafieu: René Guénon, in memoriam; Aldo Ciccolini: Entretien; RECEPTIONS CRITIQUES: León Daudet: Compte-rendu d'Orient et Occident (1924); Roger Gilbert-Lecomte: Compte-rendu de La Crise du Monde Moderne (1928); René Daumal: Encore sur les livres de René Guénon (1929); André Bretón: René Guénon jugé par le Surréalisme (1953); André Gide: Extrait du Journal (1943); Henri Bosco: Entretiens en pays d'Islâm (1951); Michel Deguy: Guénon et la "Science Sacrée" (1963); CORRESPONDANCE: René Guénon: Lettres a Pierre Germain, Nöelle Maurice-Denis, R. Martínez Espinosa, F. G. Galvao, Eric Ollivier; CHRONOLOGIE; BIBLIOGRAPHIE: Aymon de Lestrange; NOTES SUR LES AUTEURS.

   L’édition de ce volume (de 322 pages grand format) représente sans aucun doute un effort, bien qu’elle n’aie pas été bien accueillie par divers groupes "guénoniens" car, selon certains, elle semblerait davantage une critique de la pensée de Guénon qu’un hommage. Nous ne partageons pas ce critère. Nous indiquerons plus bas quelques collaborations. Ce dossier a été conçu par Pierre-Marie Sigaud.

Quelques critiques. Frithjof Schuon.
    Schuon, qui souscrit à 90% à la pensée générale de Guénon (quoique la dénaturant et la manipulant), bien évidemment son prédécesseur, tente de dissimuler le fait dans une prose littéraire avec laquelle il se vante d’expliquer la même chose d’une manière soi-disant plus "artistique", "philosophique" et "poétique", avec de nouveaux exemples, empruntés en particulier à des écrivains chrétiens ésotériques (M. Eckardt, Denis l’Aréopagite, etc.) et ne perd pas une occasion, comme c’est le cas, d’opposer des objections à la pensée du grand métaphysicien, pour tenter ainsi de s’en différencier et posséder apparemment sa propre vie intellectuelle et spirituelle, supérieure même à celle de Guénon, attitude qu’il a affichée depuis 1946 sans autre résultat sérieux.

   Son œuvre est d’une parfaite uniformité, et avoir lu un seul de ses chapitres revient à les avoir tous lus, car son style ampoulé, prétendument littéraire, se répète sans cesse, recourant aux mêmes trucs et subterfuges (celui, par exemple, qui consiste à employer constamment "l’inversion" des conceptions ou des phrases et les jeux de mots, avec la prétention d’utiliser de brillants procédés de type analogique). Comment pourrait-on comparer une œuvre aussi riche que celle de Guénon avec celle qui ne fait que développer quelques-uns de ces concepts d’une façon frivole et intéressée ? Quel rapport entre le discours monotone et linéaire de Schuon, qui paraît un rassemblement de messages et prédications philosophiques du dimanche, et un auteur capable d’écrire des libres aussi différents que L’Erreur Spirite ou La Théosophie, histoire d’une pseudo-religion, fondés sur la documentation, que L’Ésotérisme de Dante ou Le Roi du Monde, en passant par les extraordinaires exposés géométriques et arithmétiques du Symbolisme de la Croix ou de Principes du Calcul Infinitésimal, pour ne pas continuer de citer le reste de ses livres et articles ?

   Revenant au texte que nous commentons, nous dirons que Schuon ne reconnaît dans l’être humain que la possibilité des états individuels, les états supra-individuels n’étant qu’une simple aspiration humaine, et de là l’importance attribuée à la religion, la morale et la "sainteté", car lui-même ne connaît pas d’autres états, chose bien étrange si l’on regarde la qualité et la prétention de ses livres, et il confond la sortie de Maya, si laborieusement obtenue, avec les buts toujours plus subtils de l’initiation, donc de la réalisation de l’Être Universel avant la mort, et non pas des états du Non Être, qu’il refuse, se raccrochant à son rôle égotiste de gourou, pris dans les rets de sa personnalité ; pour cela, sa recherche spirituelle est une voie sans issue, un simple échelon d’introduction, un peu plus avancé dans la voie de la Connaissance que certains instituts de yoga ou des sectes comme "Les Enfants de Dieu"; de là vient aussi son besoin de signaler les "erreurs" et de ponctuer d’annotations logiques et théologiques une œuvre aussi inspirée, qu’il n’a pu atteindre par ses propres limitations intellectuelles nées d’un cœur étroit, empli d’étranges rancunes et envies, et d’une psyché maladive, maniérée et compliquée, qui le porte à assumer un rôle tyrannique, qui ne lui incombe pas, comme un écran pour dissimuler et nier ce qu’il ne peut savoir que d’une façon toute superficielle, car il n’a pas reçu la grâce nécessaire pour transposer ces limites que le destin octroie si généreusement à d’autres, plus frais et "ingénus". Pour Schuon, il n’y a ni véritable miracle, ni poésie, ni connaissance ; seulement des normes logiques (théologales), "prospective littéraire", beauté de consommation et petite érudition ; c’est une façon de nier la grâce et détourner le mot mystère en le vulgarisant, car il lui est octroyé dans son œuvre un caractère allégorico-religieux, refusant à ceux qui sont sur la Voie Symbolique d’accéder à la Connaissance authentique et de s’y identifier au moyen d’un contrôle de type dogmatique exercé de par ses propres déficiences spirituelles, qu’il pare de caractéristiques universelles, et sa conception personnelle de Dieu. En d’autres termes : s’il n’est pas possible d’accéder à certains états, l’on couvre d’objections logiques ou formelles ceux qui les révèlent de la meilleure façon qui soit, par le biais des symboles et des images, c’est-à-dire que l’on sape leurs fondations, par incapacité métaphysique, au moyen des arguments médiocres et bureaucratiques de qui croit avoir fait une carrière de philosophe religieux, ou ésotériste, prenant sa source dans son conditionnement petit-bourgeois et les préjugés sociaux, culturels et dévots qu’il a été incapable d’abandonner. Il est cependant digne d’attention que les critiques qu’il fait sont, dans certains cas, en concordance avec d’autres oppositions à l’œuvre de Guénon, comme s’il prétendait s’attirer la sympathie de ceux qui les ont faites et apporter ainsi de l’eau à son moulin. L’une d’elles, parmi d’autres, fait référence à ce que "Guénon semble avoir une sorte d’allergie contre tout ce qui est proprement humain" ; bien sûr, dans l’œuvre de Guénon, intégralement dirigée vers la réalisation des états non-humains de l’Être, ce qui est proprement humain doit sembler mineur, ou, dit en d’autres termes, l’on connaît ce qui est humain (à n’importe quel niveau existentiel) et l’on en tient compte, c’est inclus dans la cérémonie et il est donc nécessaire de le dépasser. Pourquoi, sinon, écrire et se consacrer à ce métier ? Quel serait, dans ce cas, le sens de la vie et du travail de Schuon ? Gagner des sympathisants et des disciples, ce pour quoi il devrait essayer de discréditer Guénon qui, avec sagesse, ne voulut pas avoir d’élèves, extraordinaire décision qui prend toute son ampleur à considérer le cap donné à son discours après sa mort et les parasites de son œuvre. Est-ce là la mission d’un saint ? Ce n’est en tout cas pas celle d’un sage. Les lecteurs de Guénon n’ont nul besoin qu’un cadet comme Schuon vienne défendre Guénon contre lui-même. Pour l’amour de Dieu ! Quelle prétention ridicule et pédante déguisée en "intellectualisme" ! L’on a l’impression d’être face à un travesti, et que les bons exécutants de la simulation sans plus, beaucoup d’entre eux étant de véritables artistes, veuillent bien nous pardonner.

   Après ces paroles générales, nous analyserons quelques autres erreurs que Schuon impute à Guénon et qu’il semble avoir sélectionné durant toute sa longue vie au moyen d’un examen pointilleux de son œuvre. Cependant, avant de débuter cette tâche dans laquelle nous n’englobons pas la question initiation/catholicisme qui nous est étrangère et dont la polémique dure depuis plus de quarante ans, nous avons relu plusieurs fois l’article de Schuon, qui semble tout savoir, et nous opinons que ses objections sont encore moins substantielles qu’il paraît à première vue, telles qu’il les présente et vu qu’elles dépendent d’une conception dialectique et technique de l’ésotérisme, d’un niveau inférieur à celui que semblent posséder les différents collaborateurs de cette publication ainsi que d’autres hommages et œuvres à ce sujet, sans compter les enseignements généraux de l’Ésotérisme, la Science des Symboles, la Tradition Hermétique, les doctrines orientales et la connaissance des peuples archaïques, aux facettes multiples et souvent contradictoires en apparence, et qui seraient incapables de résister à une analyse logico-dialectique, parmi lesquelles l’Hindouisme, le Bouddhisme, le Judaïsme, que dire de l’Islam, éternel contrepoint, obscurantisme et fanatisme tout au long de son histoire, sans parler de l’Église de Rome ou de la Maçonnerie elle-même et, ce qui est plus encore, du discours de n’importe quel texte sacré, avant que le "suisse" ne découvre la poudre. Ce qui nous fait penser que ce qui a été dit précédemment est plus que suffisant en regard des méthodes employées par le critique de Guénon, de son niveau, de la mauvaise foi et du manque d’élégance qu’il manie dans ses analyses, ainsi que du langage irrespectueux qu’il utilise envers celui qu’il a mis à sac et qui oblige à le traiter de même. L’Histoire de l’ésotérisme est néanmoins si vaste, si complexe et contradictoire, pour qui veut la voir et ne pas tomber comme lui dans la partialité, que des personnalités de cet acabit y trouvent aussi leur place.

   Se créer sa propre image, c’est y répondre à perpétuité ; il n’y a plus de surprise, tout est aseptisé, domestiqué et consommable, ce qui est en soi une trahison puisque, la déité étant un constant étonnement, c’est là une façon de la nier et c’est alors l’image fixe, parfaite et sainte, ou satanique, que l’on a de soi-même ­ou de la doctrine­ qui devient dieu, ou son aimable succédané, niant la possibilité de l’Éternel Présent en immobilisant un schéma horizontal illusoire et abjurant donc l’Être authentique, et prend son identité bien au dessous de l’Identité Suprême. Nous sommes au cœur du royaume du Démiurge auquel nous nous identifions, peut-être sans le savoir, car il n’y a pour nous d’autre espace que cet éblouissement inéluctable. « Si tout ne vaut rien, le reste vaut encore moins » dit un jour un irascible poète. Schuon, cependant, suivant les courants modernes, considère qu’il convient d’être un "humaniste" dans ses écrits, bien qu’il ne cite pas même Érasme de Rotterdam.

   Pour terminer, nous signalerons spécialement deux "positions" de Schuon dans ce travail sur l’œuvre de Guénon. Il dit tout d’abord que l’infini n’est rien de plus que ce qui n’est pas fini, dénaturant ainsi l’emphase dont Guénon charge ce terme, par ailleurs plein de signification. A l’instar de Guénon, ce mot a pour nous une claire résonance liée, à un certain niveau, à la différence entre infini et indéfini, de même que l’invisible n’est pas seulement ce qui ne se voit pas, car ce sens impliquerait que tout ce que nous ne voyons pas serait invisible (par exemple le contenu de l’armoire du voisin) et ce qui, par nature, ne peut être vu ; de la même façon, l’infini n’est pas uniquement ce qui n’est pas fini ainsi que l’affirme Schuon sournoisement, sinon qu’il n’est pas même rattaché à la Trinité des Principes Universels, ni par conséquent à l’Unité ou à l’Être qui est en soi une spécification de tout ce qui N’Est Pas.

   Au sujet de la deuxième prise de position, nous admettons l’objection de Schuon (par ailleurs déjà faite par J. Evola, que nous citons : « Dans le domaine de l'initiation, il convient également de faire des réserves précises (exprimées jadis dans mon essai ‘Sur les limites de la ‘régularité’ initiatique’) vis-à-vis de la conception quasiment bureaucratique de l'initiation défendue notamment par Guénon... » ­voir l’hommage 100 ans, Guénon, L’Âge d’Or) qui disqualifie la vie ou l’expérience personnelle de la Connaissance de quiconque y est appelé, en l’opposant à l’exécution de certains rites qui, lorsqu’ils ne sont pas vécus, ne sont que de simples cérémonies ou formalités, qui n’ont d’initiatiques que le nom.

Gnose et gnosticisme chez René Guénon. Jean Borella.
   L’auteur croit que jusqu’à 1912, année de son entrée dans l’Islam, rien de ce que Guénon a écrit dans la publication La Gnose et autres media n’est digne de valeur, y compris son magistral travail sur le Démiurge, et pour le prouver, il s’étend dans une interminable discussion théologique et philosophique, étalant une inutile érudition spéculative qui prétend démontrer ce qui est clair dans le reste de l’œuvre de Guénon, en particulier dans Les États Multiples de l’Être et L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, et narre certaines "anecdotes" de sa vie et de son œuvre, auxquelles pourraient d’ailleurs en être opposées d’autres tout aussi effectives et ne conduisant à rien. Quelles sont les intentions de Borella dans cet article et d’autres du même genre où, faisant étalage de ses connaissances de professeur et basochien, il ne fait que jeter de la poudre aux yeux pour n’arriver à rien ? D’un autre côté, sa terminologie donne l’impression qu’il ne croit pas que les états les plus élevés de l’être puissent être appréhendés et expérimentés par les humains, sinon qu’il ne s’agit que de catégories logiques d’un système philosophique fermé, de simples abstractions.

   Nous ressentons pour Borella un peu la même chose que pour Schuon : nous admirons l’intelligence, et par moments, la profondeur de pensée, et nous avons même parfois savouré ses expressions heureuses, il faut le reconnaître, mais il s’y trouve finalement quelque chose d’artificiel, de trop élaboré et trop habile, comme une chose déjà connue, non seulement pour nous être abreuvés à la même source sinon pour une situation qui nous est familière depuis notre jeunesse, un goût de léger orgueil intellectuel consenti, admit et exercé, fréquent chez certains esprits religieux et universitaires que nous avons bien connus, et totalement absent chez Guénon, car son œuvre possède la beauté et la grandeur accablantes d’un poète rebelle, d’un mathématicien réformateur, bien plus proche de la contre-culture que du vernis culturel, ce qui a été remarqué par des auteurs aussi différents qu’André Gide, René Daumal, André Breton et Antonin Artaud.

Remarques sur les notions d'ésotérisme, de métaphysique et de tradition envisagées dans leur rapport avec le christianisme. M. M. Davy.
   Un excellent travail de cet important écrivain chrétien, qui fait de son point de vue une version équilibrée et objective de l’œuvre et de la pensée de Guénon. Elle conclut son étude par ses mots : « René Guénon a tracé une voie dont on ne saurait mésestimer la valeur. Elle conserve son essentialité à l'égard d'une époque donnée. Aujourd'hui, l'homme moderne tend à se libérer du poids non seulement des institutions, mais de certaines manières de voir et de vivre les traditions. (...) Aujourd'hui, l'homme est invité à s'adresser à son propre maître intérieur dans le mystère de sa propre dimension de profondeur. »

"Le Roi du Monde" et le problème des sources d'Ossendowski. Marco Pallis.
   Au bout de près de quarante ans à publier la même chose, l’auteur continue d’insister sur la question des termes Agartha et Shambala, dans le but de diminuer l’autorité de Guénon.

De Marx à Guénon: d'une critique "radicale" à une critique "principielle" des sociétés modernes. René Alleau.
   C’est un exposé inhabituel et très intéressant que celui de cet article qui compare la pensée de Guénon et celle de Marx, comme deux façons de voir l’Histoire et la vie en général, y compris la critique du travail dans la société moderne.

   Nous voulons aussi attirer l’attention, dans ces "Dossiers", sur la bibliographie de toutes les œuvres en français de Guénon, ainsi que sur les traductions en plusieurs langues de quelques-unes d’entre elles ­anglais, allemand, portugais, espagnol, italien et suédois. L’on y trouve également le détail de toutes les œuvres écrites par différents auteurs sur Guénon, ou qui ont d’une façon ou d’une autre fait référence à son œuvre et à sa vie, ce qui nous donne un total de cinquante-cinq, jusqu’à l’année de publication de ces Dossiers (1984). Idem pour les numéros spéciaux de revues et, enfin, les multiples articles parus au long des années et consacrés au grand métaphysicien français. Et, pour finir, nous signalerons des notes sur les auteurs ayant participé à ce volume monographique.


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L'ÂGE D'OR: Spiritualité et Tradition. Revue trimestrielle. Editions Pardès, B.P. 47, 45390 Puiseaux. France. 1986-87. 151 pp. Rédacteur en chef: Georges Godinet. Numéro spécial, René Guénon.

SOMMAIRE: Avertissement; Julius Evola: René Guénon et la «scolastique» guénonienne; J. E.: Le «don des langues»; J. E.: Sous prétexte de conquérir la Terre, l'homme a rompu tout contact avec la réalité métaphysique; Un entretien avec Henry Montaigu, pour son livre "René Guénon ou la mise en demeure": «René Guénon n'est pas venu pour conserver le vieux-vieux monde en décomposition, mais pour nous rendre les principes intangibles en vue du renouvellement total de tout», (Entretien réalisé par David Gattegno); Pierre et Jean-Louis Grison: Deux aspects de l'œuvre de René Guénon; Claudio Mutti: René Guénon et le «préjugé classique»; Chantal Étienne: René Guénon: étude astrologique; Une lettre de René Guénon à Noèlle-Maurice Denis-Boulet, du 19 décembre 1918 (extraits); Daniel Frot: René Guénon, «témoin à charge» de la crise du monde moderne (recension de: Charles-André Gilis, "Introduction à l'enseignement et au mystère de René Guénon"); D. F.: Une vision «hiératique» de René Guénon (recension de: Jean Robin, "René Guénon, Témoin de la Tradition"); Jean-Marie Balcet: Pour rendre hommage à René Guénon (Recension de: Cahier de l'Herne sur René Guénon); Roberto Bigliardo: Tradition et Civilisation (recension de: Piero Di Vona, "Evola e Guénon, Tradizione e civiltà"); Jean Bernachot: René Guénon et la renaissance du sacré; Patrick Jauffrineau: Les journées traditionnelles de Reims.

   Dans son propre éditorial, la direction de la revue explique que la publication de ce numéro extraordinaire consacré à Guénon en raison du centième anniversaire de sa naissance, poursuit fondamentalement deux objectifs : offrir aux lecteurs intéressés par l’œuvre de Guénon des informations complémentaires, et résumer et rendre témoignage de l’un des principaux colloques développés en commémoration du centenaire de l’auteur.

   De ce numéro spécial, nous soulignerons les trois collaborations présentées par J. Evola, ésotériste italien qui diffère de Guénon sur quelques points, en particulier en ce qui concerne la Franc-Maçonnerie ; il commence son premier article en disant : « Indéniablement, René Guénon doit être considéré comme un Maître de notre temps. Ses contributions à la critique du monde moderne, à la compréhension du ‘monde de la Tradition’, des symboles et des enseignements métaphysiques ont une valeur exceptionnelle. » Si nous ne pouvons être d’accord sur certains points de vue d’Evola, nous devons reconnaître la qualité générale de son œuvre, sa contribution à l’ésotérisme occidental et le sérieux que l’auteur apporte à son travail. Pour terminer cette mention sur J. Evola, nous citerons un autre fragment de son article «René Guénon et la «scolastique» guénonienne» : « Il convient enfin de faire justice de ce qu'écrivit un jour Guénon dans un article malheureux intitulé ‘Nécessité d'un exotérisme traditionnel’, où il offrait sur un plateau de dangereux encouragements et alibis à un conformisme frileux et petit-bourgeois. Ils feraient bien, nos ‘premiers de la classe’, d'approfondir la véritable signification de ce qu'on a appelé la Voie de la Main Gauche, voie qui possède un caractère non moins traditionnel que celle de la Main Droite, mais présente, en outre, l'avantage de mettre parfaitement en relief la transcendance propre à toute réalisation et à toute aspiration vraiment initiatiques. Le ‘guénonisme’ abstrait et intellectualisé, celui de simples ‘centres d'études’, peut certes l'ignorer ; mais la fracture entre les formes de la vie extérieure et les résidus du traditionalisme exotérique, d'une part, et, d'autre part, toute possibilité d'orientation transcendante ­ cette fracture est désormais, selon nous, trop profonde et irréversible. »

   Remarquable aussi l’interview faite à Henry Montaigu, disparu il y a deux ans. Montaigu, éditeur et directeur de la revue La Place Royale émet dans cette interview, avec son habituel lyrisme passionné, d’intéressantes considérations sur l’œuvre de Guénon.

   À souligner également le texte des frères Grison, intitulé « Deux aspects de l’œuvre de René Guénon ».L’article est long, et les deux aspects pris en compte sont Le Message de l’Asie et Pour un christianisme traditionnel.

   Dans la première partie du Message de l’Asie, les frères Grison reprennent un bon nombre de citations du livre Orient et Occident pour identifier les aspects occidentaux qui se sont détachés de l’idée de Principe à partir du XIVe siècle, constatant que cette déviation "moderne" vers la périphérie a défiguré l’être individuel au nom d’une hallucination collective qui, comme le dit Guénon, prend les plus vaines chimères pour d’incontestables réalités. Ils poursuivent en portant clairement sur les relations entre Non-Être et Être, et font une brève et fluide introduction à la métaphysique orientale et à l’idée intégrale de la connaissance en tant que science des sciences.

   La deuxième partie, Pour un christianisme traditionnel s’avère extraordinaire et pleine de considérations sur l’ésotérisme médiéval, avec de très intéressantes références à Pythagore, Dante, Ibn Arabi, Saint Bernard et tous les ordres de chevalerie de l’époque. Nous voulons rapporter une phrase qui le résume en partie : « l'ésotérisme véritable est tout autre chose que la religion extérieure, et, s'il a quelques rapports avec celle-ci, ce ne peut être qu'en tant qu'il trouve dans les formes religieuses un mode d'expression symbolique ». Ils constatent également la déviation qui se produisit à la fondation de la Grande Loge d’Angleterre, créée en 1717 par les pasteurs protestants Anderson et Desaguliers dont le grade maçonnique était celui de compagnon et qui instaurèrent une maçonnerie dont les auteurs se demandent si elle ne naquit pas incomplète, par la propre vérité des grades initiatiques.

   A souligner aussi, la clarté de l’exposition sur le OM et la source de méditation ésotérique qu’il constitue et l’universalité réellement implicite dans le christianisme traditionnel.

   Les frères Grison, importants collaborateurs de la revue Études Traditionnelles et du Dictionnaire des Symboles Chevalier-Gheerbrant, nous amènent à travers cet extraordinaire article à toute une réflexion sur l’histoire sacrée d’Occident.


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RENE GUENON ET L'ACTUALITE DE LA PENSEE TRADITIONNELLE. Actes du Colloque International de Cerisy-La Salle: 13-20 Juillet 1973. Editions du Baucens, Belgique 1977. 333 pp. Dirigés par René Alleau et Marina Scriabine.

SOMMAIRE: Nadjmoud-Dine Bammate: Discours inaugural; René Alleau: Introduction; Discussion; Jean Pierre Laurant: Sources historiques de la pensée de Guénon, Discussion (avec la lecture d'un texte de Gabriel Asfar: Guénon et l'Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues­ Héresies et vérités; 1re Table ronde: Témoignages sur René Guénon; Jean Tourniac: Réflexions sur l'œuvre de René Guénon, Discussion; Philippe Lavastine: Tri-Varga (Les Trois Valeurs); Nadjmoud-Dine Bammate: René Guénon et L'Islam, Discussion; 2e Table ronde: Le Soufisme; Robert Amadou: René Guénon et le Soufisme; Max Lejbowicz: Essai d'une approche astrologique de René Guénon, Discussion; Jean Baylot: René Guénon et la Franc-maçonnerie, Discussion; Bernard Guillemain: René Guénon et le symbolisme maçonnique, Discussion; 3e Table ronde: L'Initiation (avec lecture d'un texte de Gaston Georgel); Maurice de Gandillac: L'homme et le monde dans le Corpus hermeticum, Discussion; 4e Table ronde: Le Symbolisme (avec un communication de Pierre Narcollier: Réflexions sur la voie symbolique selon René Guénon); 5e Table ronde: Les Sciences traditionnelles (avec lecture d'un texte de Frans Vreede: Science moderne et initiation actuelle); 6e Table ronde: René Guénon et le Catholicisme (avec lecture de textes de Gaston Georgel et de François Chenique); Marina Scriabine: Contre-initiation et contre-tradition, Discussion; René-Marie Burlet: Art et tradition (débat avec projections); 7e Table ronde: Le Roi du monde (avec des exposés de René Alleau et Philippe Lavastine); Jean Hani: René Guénon et la politique, Discussion; Antoine Faivre: Démystification et remythisation, Discussion; Gilles Ferrand: Du rôle et de quelques aspects de la jeunesse (résumé de l'auteur), Discussion; Séance de clôture; Notes; Table des illustrations; Table des matières.

   Ces colloques, ayant eu lieu du 13 au 20 juillet 1973, furent édités quatre ans plus tard grâce à l’initiative de Marina Scriabine et Nadjmoud-Dine Bammate, le premier colloque étant consacré à l’œuvre et à la personnalité de Guénon. Nous indiquerons quelques uns des travaux présentés, non sans signaler auparavant la richesse des dialogues tenus après chaque conférence qui dénotèrent l’intérêt du public pour tout ce que nous appellerons, respectueusement, le "phénomène guénonien".

L'homme et le monde dans le Corpus Hermeticum. Maurice de Gandillac.
    Cette conférence ­durant laquelle Guénon n’est pas même nommé­ est éditée sous forme d’un texte de dix pages, commentant brièvement certains aspects des Hermética que le Père Festugière, suivi en partie, développa en quatre épais volumes sans en terminer avec le sujet, ce qui est courant dans ce type de travaux. De notre point de vue, nous ne voulons pas commenter la conversation en soi, mais indiquer l’importance de l’intervention de Monsieur Gandillac à faveur de l’incorporation des livres du Corpus Hermeticum dans un symposium consacré à Guénon, lequel, tout en ne précisant jamais de quels "livres hermétiques" il s’agit ­à l’exception du livre d’Hénoch­, s’y réfère à deux reprises dans Formes Traditionnelles et Cycles Cosmiques, dans son étude "Le Tombeau d’Hermès", où « il est dit qu'Idris ou Hénoch écrivit de nombreux livres inspirés, après qu'Adam lui-même et Seth en avaient déjà écrit d'autres; ces livres furent les prototypes des livres sacrés des Égyptiens, et les Livres hermétiques plus récents n'en représentent en quelque sorte qu'une ‘réadaptation’, de même aussi que les divers Livres d'Hénoch qui sont parvenus sous ce nom jusqu'à nous. » Et dans une note de l’étude appelée "Hermès" « Ne faudrait-il pas conclure ... que le Livre d'Hénoch, ou du moins ce qui est connu sous ce titre, doit être considéré comme faisant partie intégrante de l'ensemble des ‘livres hermétiques’ ? » Ces brèves références de Guénon suffiraient pour croire que s’y insinue une voie de recherche, puisqu’il s’agit de textes sacrés et donc réellement traditionnels dérivés de l’Égypte hellénistique, et même de certains livres gnostiques, en dépit de la méfiance de Guénon envers le gnosticisme.

   Durant le débat qui suivit apparurent néanmoins divers interlocuteurs qui énoncèrent de curieuses opinions sur ce sujet, parmi lesquels René Alleau se fit remarquer en manifestant qu’il fallait faire la différence entre l’hermétisme du Corpus Hermeticum et l’hermétisme de la Renaissance, et dit par la suite que le Corpus Hermeticum était une sorte de mélange, une théosophie syncrétique à la Madame Blavatsky.

   La découverte des textes de la Hermética eut une importance évidente à la Renaissance (la croyance existait alors qu’ils avaient été écrits par le dieu Hermès lui-même) et les siècles suivants, comme cela a été démontré dans l’œuvre de Frances Yates ; cela est également incontestable pour l’Alchimie ou, mieux, la Tradition hermético-alchimique ainsi que l’a appelée Évola ; d’autre part, les manuscrits égyptiens de l’époque grecque du Corpus sont indubitablement en rapport avec la Gnose, ainsi que l’a démontré une version de l’Asclepios trouvée chez Nag Hammadi.

   Il faudrait donc aussi préciser qu’il existe une Tradition antérieure que nous pourrions appeler hermétique/gnostique, et qui engendre par ailleurs l’Alchimie et l’actuel ésotérisme hermétique en général, pour lequel la Table d’Émeraude es un texte sacré et qui s’organise sous l’égide d’un dieu, Hermès Trismégiste, produisant des formes qui ne sont que des adaptations à des temps et des lieux différents de la révélation Hermétique.

   Pourquoi tant de préjugés autour du Corpus Hermeticum, véritable ensemble de sagesse révélée qui, à l’instar de tous les textes sacrés ­à commencer par les Évangiles chrétiens­ est totalement ésotérique et susceptible d’avoir quatre niveaux de lecture pouvant même s’opposer les uns aux autres ?

L'initiation. Gaston Georgel.
    N’ayant pu assister au colloque, Gaston Georgel envoie une brève communication sur ce sujet, ce qui donna lieu à la troisième table ronde, qui traitait précisément de l’initiation. Y interviennent des auteurs distingués et des membres du tableau des participants, comme les deux efficaces organisateurs de ces réunions, et S. Hutin, B. Guillemain, J. P. Laurant, Dr. Schnetzler, P. Lavastine, J. P. Teste, P. Warecollier, etc., qui tentent d’élucider le sujet et ce qu’en pensait Guénon, en traitant non seulement de la Franc-Maçonnerie et du Catholicisme, mais aussi du Bouddhisme et des traditions archaïques australiennes. Notre attention a été fortement attirée par une attitude qui nous semble généralisée chez les personnalités qui ont traité ces sujets : elles se réfèrent exclusivement à la possibilité d’une Initiation en la rattachant uniquement à cérémonies et rituels, ou à des activités religieuses. En fait, l’Initiation est une initiation à la Connaissance, et c’est là ce que manifeste Guénon tout au long de son œuvre ; l’on sait également qu’il souligne, sur les traces d’Aristote, l’identité entre Être et Connaissance, raison pour laquelle l’on est ce que l’on connaît. L’initiation sans l’être est une absurdité, qu’il s’agisse de Grands ou de Petits Mystères, et les récipiendaires d’une influence spirituelle de transmission verticale, quoique reçue dans l’horizontal, sont porteurs de cette Connaissance qui est surtout une expérience concrète, un acquis absolu et ineffaçable, ce pour quoi l’on parle précisément de la Connaissance comme une obtention graduelle, par le biais de toutes sortes d’épreuves englobant le physique, la psychologie et la spiritualité, et qui s’incarne dans l’être individuel en l’identifiant à l’Être Universel, expression affirmée du Non-Être (En Soph), qui n’a qu’un rapport indirect et réflexif avec cérémonies, sacrements et attitudes solennelles. Le rite véritable est le Rite de la Connaissance, produit de l’Intuition Directe née du Cœur, édifié par un Enseignement qui n’a pas grand-chose à voir avec attributions bureaucratiques et formalités institutionnelles.

   Seul René Alleau, presque à la fin de la table ronde, identifie la Connaissance avec l’Être et assimile ainsi l’initiation aux degrés de Connaissance de l’Être Universel, mais il le fait comme en passant et sans paraître y accorder l’importance capitale qu’elle implique vraiment.

Démistification et remythisation. A. Faivre.
    L’auteur commence par faire une distinction entre les termes ésotérisme, mot relativement récent, et théosophie en tant que science des analogies et des correspondances, qui a eu cours tout au long de l’histoire des idées et qui exclue l’occultisme, sujet qu’il n’est pas intéressant de traiter dans son exposé. Il pense ainsi que l’œuvre de Guénon est, par sa propre envergure, le meilleur prétexte pour parler de la situation et la signification actuelle de notre tradition occidentale.

   Il poursuit par une révision synthétique de la culture d’Occident, dans un développement aussi plein de bon sens que d’intéressantes trouvailles que nous sommes nombreux à partager avec l’auteur, soulignant bien entendu le type de pensée qu’il nomme théosophique et qui comprend tout ensemble Marsilio Ficino et les kabbalistes chrétiens, la philosophie de la nature, l’école de Chartres, les mancies et spécialement le Tarot, l’iconographie alchimiste, Jung, et même Bachelard, Gilbert Durand, etc., de manière à éclairer progressivement la pensée théosophique qu’il ne rapporte pas, c’est vrai, à Madame Blavatsky, ni ne tente d’enfermer dans des modules rigides. Le discours d’Antoine Faivre, d’où ressort l’imagination créatrice et le plan de l’imaginaire, est plus qu’intéressant et se trouve être impossible à résumer, car il représente en soi une magnifique synthèse, ce pour quoi nous ne pouvons qu’en recommander à nos lecteurs une lecture attentive et la méditation conséquente.

   Il conclut son excellent travail en mettant sur la table diverses idées de la culture contemporaines, orpheline de principes transcendants, puisque la pensée de Guénon, qui n’est pas, il est vrai, celle d’un "homme moderne", est, paradoxalement, constamment actuelle.

   Il est à remarquer que l’on peut, tout au long de cette étude, constater l’importance que peut avoir une recherche, ou mieux, une attitude historique, pour enrichir et contribuer à se situer par rapport au programme et surtout à l’Enseignement directement consacré à la Connaissance et, par voie de conséquence, à l’Initiation. Distinguons à ce sujet que la fonction de Guénon, éminemment verticale, et aussi évidemment historique.



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