Codex Aubin, p. LXXIX


CHAPITRE X
COSMOGONIE ET THÉOGONIE
L'on considère Nezahualcoyotl, roi de Texcoco, comme l'un des héritiers de l'antique tradition toltèque qui, sans aucun doute, a été d'une façon ou d'une autre la matrice de la plupart des grandes civilisations méso-américaines actuellement connues.

Nous avons déjà fait référence à la pyramide à'neuf degrés' qu'il fit construire, sur lesquelles se trouvait Tloque Nahuaque, le dieu inconnu, le donneur de vie, celui qui n'avait pas de second. Cette pyramide n'était sans doute pas seulement un lieu d'adoration, d'après la notion que nous en avons de nos jours, mais aussi un modèle de l'univers à l'échelle –comme tous les temples traditionnels–, la manifestation symbolique de la cosmogonie héritée de la culture toltèque. Nous reviendrons sur le sujet au cours de ce livre, mais nous souhaitons maintenant souligner un autre point, celui de la poésie de Nezahualcoyotl dans la mesure où c'est également l'expression de l'image du cosmos que possédait le roi-poète.

Se référant à la déité, il nous dit:

«Nulle part peut être la demeure de l'inventeur de soi-même.
Dieu, notre seigneur, de toutes parts est invoqué,
De toutes parts est aussi vénéré.
L'on cherche sa gloire, son renom sur la terre.
Il est celui qui s'invente lui-même: Dieu.
De toutes parts il est aussi vénéré.
L'on cherche sa gloire, son renom sur la terre.»


Cet inventeur de soi-même est, certes, un artiste créateur:

«Ô toi qui avec des fleurs
peins les choses
Donneur de la Vie:
Avec des chants tu
Les baignes de teintes,
Tu les nuances de couleurs:
Tout ce qui doit vivre sur la terre!
Et puis se brise
L'ordre des Aigles et des Tigres:
Seulement dans ta peinture
Nous avons vécu ici sur la terre!»


Cette conception de la vie comme une activité du pinceau divin se reflète dans l'homme qui:

«Dans la demeure des peintures il commence à chanter,
Il essaie le chant,
Il répand les fleurs,
Son chant se réjouit.

Le chant résonne,
Les sonnailles se font entendre
Et leur répondent
Nos tambourins fleuris.
Il répand les fleurs
Il réjouit son chant.

Sur les fleurs chante
Le joli faisan,
Son chant il déploie
À l'intérieur des eaux.
Lui répondent
Plusieurs oiseaux rouges,
Le bel oiseau rouge
Chante avec beauté.

Libre de peintures est ton cœur,
Tu es venu pour chanter,
Tu fais résonner tes tambours,
Tu es le chanteur.

À l'intérieur de la demeure du printemps,
Tu réjouis les gens.»


Assimiler l'univers à une maison de peintures –à l'instar de celle où étaient conservés les codex–, bibliothèque et pinacothèques divines, et l'homme à celui qui peut recréer le chant universel (être son barde ou son ministre), est une explosion de formes et de couleurs, une image éblouissante.
1 C'est concevoir le monde –et notre passage dans la vie– comme une œuvre d'art permanente où sont projetées de changeantes images indéfinies, belles et fantastiques à parts égales, qu'elles soient colorées par le bonheur ou par la tristesse, par la floraison de la paix ou par la dramatique bataille cosmique. José Luis Martinez écrit:

«... la vie semble à Nezahualcoyotl semblable aux livres peints et le Donneur de Vie agit avec les hommes comme le tlacuilo, qui peint et colore les figures pour leur donner vie. Mais, à l'égal que dans les livres, les hommes aussi sont consumés par le temps:

Comme une peinture
Nous nous effacerons
Comme une fleur
Nous devons nous dessécher

Sur la terre,
Telle la vêture de plumes
Du quetzal, du zacuan
De l'azulejo66
, peu à peu nous périrons.

Rien ne peut être fait à cet encontre, tous nous périrons, de quatre en quatre, et cette vie feinte du livre que la divinité peint et efface selon son caprice est notre unique possibilité d'existence.»2 


Codex Mendoza, IIIe part

La maison, ou temple, des chants et des peintures est l'endroit où le sacré et l'énergie des dieux sont vécus au moyen de danses, de fleurs et de couleurs, ce qui revient à dire à travers la poésie, la beauté et les sciences du rythme comme des symboles des esprits qui ont formé activement l'univers dont cette maison ou ce temple est le reflet. D'autre part, les psaumes, les chants et les peintures agissent de concert lors des rituels, qui interprètent les mythes et actualisent les croyances et les énergies cosmogoniques en les symbolisant, comme c'est l'opinion de E. S. Thompson et de Miguel León Portilla au sujet de ses cérémonies au cours desquelles se conjuguaient la lecture des codex et les récits, aussi bien dans la civilisation maya que dans la nahua, bien qu'en toute logique, cela n'ait pas été la seule forme d'invocation.

Cependant, cette 'maison' ou temple –cette caisse théâtrale avec ses personnages et ses scénographies, sa scène ou ses planches–, cet espace sacré qu'est le cosmos, possède une forme, une structure imitée par les constructions des hommes: leur base est quadrangulaire et se visualise ou bien comme une pyramide à degrés aux côtés triangulaires lorsque l'on veut mettre l'accent sur l'existence de plusieurs niveaux ou plans de réalité –9 ou 13 ciels–, ou bien comme un simple cône, comme c'est le cas des tentes des nomades indigènes, ou simplement comme des cubes, telles les maisons du culte de nombreuses tribus, qui se trouvent entourées d'iguanes gigantesques, dans les mythes et les codex mayas.3 Il faut souligner que, pour les Précolombiens, l'espace n'est pas seulement une chose statique, divisée en quatre points cardinaux fixes et absents, sinon qu'il est aussi vivant que le temps, se recréant constamment et constituant un élément actif et permanent de la manifestation; les esprits qui le forment agissent à perpétuité comme des énergies impliquées dans le processus génératif, où ils se conjuguent avec les déités du temps et leurs chiffres numériques, ainsi qu'avec les esprits du mouvement, divinités passagères et toujours présentes. Ainsi le soleil n'est pas fixe, sinon qu'il exprime différents types d'énergies quand il naît (orient), quand il se trouve à son apogée (sud-midi) ou quand il se couche (occident).4 Cette dynamique de reflets ou d'énergies multiples construit et détruit le cosmos de manière pérenne, et l'équilibre aussi, pour le conserver, constituant ainsi la dialectique, la loi du rythme universel où les coordonnées de temps, d'espace et de mouvement semblent une galerie des glaces, ou des rêves. Ometéotl, Dieu unique et dual comme l'androgyne primordial platonicien, l'hermaphrodite alchimique, la sphère idéale pythagoricienne, ou les deux moitiés de l'œuf du monde égyptien et hindou, demeure impassible pendant l'alternance de ces deux énergies, qui émanent cependant de son corps incréé qui ne s'altère ni se transforme:

«... lui Mère des dieux, Père des dieux;
celui qui est couché sur le nombril de la terre,
celui qui est ceint de turquoises,
celui qui est enfermé dans des eaux aux couleurs d'oiseaux bleus,
celui qui est le dieu ancien, celui qui demeure dans les ombres de l'enceinte des morts.»5   


La manifestation de cette déité suprême –une et duale, et donc trine-– est le plan du monde, le quaternaire, sur lequel elle agit, se synthétisant dans la quintessence ou point central (clairement défini dans le signe de la croix) symbolisé par le chiffre cinq, qui se convertit ainsi en module, en proportion présente en tout être et toutes choses, mesure archétypale de l'harmonie universelle. Ces idées sont le fondement de la théogonie et de la cosmogonie nahua et sont également valables pour toute la tradition américaine –avec diverses variantes secondaires, comme nous continuerons de le voir–, en précisant qu'une théogonie n'est pas une théologie dogmatique, tout comme la cosmogonie n'est pas une cosmologie au sens de thèse 'scientifique' fondée sur la statistique, sinon une symbolique, dans la véritable acception de ce mot.


Codex Vaticano. P. LV-LVI.

D'autre part, la comparaison entre les diverses sociétés précolombiennes et leurs expressions symboliques est tout aussi valide que celle pouvant être faite entre ces cultures et d'autres, qui ne soient pas autochtones et continentales. Déjà les Grecs et les Romains, qui vécurent et fécondèrent la pensée traditionnelle, et coexistèrent avec d'autres peuples et civilisations de nature très différente de la leur –rappelons la multitude d'influences et de formes religieuses et philosophiques qui ont caractérisé la Méditerranée, avant et après Jésus-Christ– considéraient comme normal d'effectuer les transpositions du panthéon ou des symboles d'une civilisation à une autre, et de cette dernière à une troisième, parce que les adeptes de ces déités ou de ces idées avaient procédé de cette façon; ce qui revient à dire que les assimilations s'étaient produites de manière spontanée, obtenant naturellement les identités et les équivalences –adaptées à un nouveau contexte, à une culture émergente–, qui étaient considérées comme formant part du développement normal d'une société et des rapports qui s'y établissent. Ils comparaient divers panthéons et leurs symboles, et enregistraient les différentes formes et noms que prenait la déité, les énergies du sacré, selon les lieux, les temps et les hommes. D'autre part, les mécanismes propres de la pensée sont associatifs et la comparaison se produit instantanément, car elle forme part du parcours de l'esprit. Pour établir une proposition donnée, dont l'évidence ne serait pas immédiate, l'esprit sélectionne un problème par substitution et le compare à un autre, et cet autre à un troisième, jusqu'à en trouver un qui lui soit connu –par le biais de ce processus d'enchaînements et de prototypes–, et dont la vérité ait déjà été établie auparavant, ou devienne évidente, grâce à quoi s'éclaire aussi bien la validité de la proposition en soi que celle de l'ensemble –ici le contexte d'une société traditionnelle– où elle prend effet.


Codex Nuttal 21.I

Il est important de savoir que l'unité culturelle et linguistique des peuples indo-européens à travers leurs diverses phases et transformations a été clairement établie –malgré l'atomisation des formes– et ce simple énoncé gagne du temps et tranche les difficultés relatives aux problèmes d'interrelations culturelles et traditionnelles, dénoue les doutes et tire au clair des concepts oubliés que la science moderne, telle que nous la connaissons, a toujours ignorés. De nouvelles difficultés se présentent néanmoins, car s'il est vrai que l'unité traditionnelle de la pensée archétypale, l'identité des Idées –et par conséquent de la cosmogonie et théogonie de civilisations aussi différentes, aux yeux des profanes, que les civilisations juive, égyptienne, iranienne, grecque et hindoue– apparaît comme évidente, il n'en est pas de même des nombreuses formes prises dans le développement historique –qui n'est pas le même dans toutes les traditions– et qui constituent les formes d'expression assumées par les idées et les archétypes. Si, au moyen d'une méthodologie comparative, nous établissons les mêmes identités prototypes et symboliques –y compris dans leurs manifestations secondaires– entre les civilisations et cultures indo-européennes et les précolombiennes, non seulement nous parviendrons à découvrir d'impressionnants rapports de forme mais aussi à altérer notre conception du monde et refuser la validité des hypothèses pseudo-officielles et pseudo-scientifiques en vogue ainsi que leurs jugements. Jugements qui partent d'une description donnée de la réalité héritée sans le savoir, et considérée comme leur appartenant en propre, et même personnellement, sans que ce ne soit davantage qu'un ramassis de thèses et d'opinions fantastiques émises il n'y a que trois ou quatre siècles et prises comme s'il s'agissait du monde même (c'est-à-dire en confondant ce que l'on pense aujourd'hui du cosmos et ce qu'est le cosmos en soi).6 Et elles se multiplient sans queue ni tête, ignorant la possibilité d'un point de vue différent du leur, le condamnant ainsi comme suspect et 'illégal' en raison de leurs préjugés et conditionnements; et même si celui-ci se trouve parfaitement documenté et qu'il soit accessible à toute personne qui s'y ouvre et s'y intéresse –personne qui, en tant que sujet de ces inquiétudes, vivra ses résultats comme des révélations, puisqu'ils dissiperont son ignorance et brilleront de la lumière de la Connaissance, qui d'ailleurs se suffit toujours à elle-même.

 


Motifs indigènes argentins.



NOTAS 
1 Curieusement, le mazdéisme donne au paradis le nom de 'maison des chants'.
a Oiseaux du continent américain. (N.D.T)
2 José Luis Martinez, Nezahualcoyotl, Vida y Obra (Nezahualcoyotl, Vie et œuvre), Fondo de Cultura Económica, Mexico. 1980.
3 J. Eric S. Thompson, Historia y Religión de los Mayas (Histoire et Religion des Mayas), Editorial Siglo XXI, Mexico. 1977.
4 Pour les Précolombiens, le temps n'est pas linéaire mais cyclique, circulaire. Sur ce point, ils coïncident pleinement avec toutes les sociétés traditionnelles dans lesquelles le symbole de la Roue –image du cycle qui revient à son point de départ– joue un rôle aussi important, de même que dans les mythes associés à 'l'éternel retour'. Les calendriers en sont la preuve irréfutable, qui se répètent de manière invariable –comme le cycle des planètes et le passage de certaines étoiles– bien que jamais de forme identique, sinon analogue, vu la quantité de variables, possibilités et nouvelles coordonnées qui s'établissent continuellement en raison de l'immense diversité d'éléments, de corrélations et de facteurs toujours différents qui entrent en jeu dans l'œuvre cosmique, et qui font qu'une situation ou un être ne puissent jamais se répéter de manière identique, c'est-à-dire sous la même forme ou manifestation individualisée, mais si comme des projections d'un archétype éternel avec lequel ils correspondent et s'identifient.
5 Codex Florentino, traduction de Angel Maria Garibay K.
6 C'est-à-dire que l'on considère une description de la réalité comme s'il s'agissait de la réalité en soi. Il existe un document qui prouve clairement le niveau de connaissance que possédaient la plupart des peuples précolombiens à l'arrivée des Européens. Il ne s'agit plus dans ce cas de prêtres qui répondent aux envahisseurs, comme dans l'épisode des tlamatinime raconté dans le premier chapitre de cet ouvrage, mais d'un guerrier, Nicarao, qui répond aux admonestations et jugements de Gonzalez Davila, premier conquistador de l'actuel Nicaragua, pays qui lui doit d'ailleurs son nom. Le fait est raconté dans la première des Décades de Pedro Martir de Angleria, humaniste connu du seizième siècle. L'on y rapporte un dialogue entre ces deux personnages, dans lequel le conquistador, après l'avoir vaincu, commence à le sermonner en lui disant qu'il serait bon que les Indiens ne se fassent plus la guerre entre eux, qu'ils cessent de danser et de s'enivrer, qu'il obéissent une bonne fois au Roi d'Espagne qui était tout-puissant et au Souverain Pontife qui était infaillible. Ce à quoi Nicarao répondit qu'ils n'allaient pas laisser la guerre aux femmes, et qu'ils ne faisaient de mal à personne en dansant et en s'enivrant. Puis il commença à poser des questionscomme: si la religion des Espagnols leur interdisait de tuer, pourquoi donc tuaient-ils les Indiens? Et, de façon plus sibylline, et c'est ce qui est intéressant: Que savaient-ils du déluge? Y en aurait-il un autre? Qu'arriverait-il à la fin des temps: le monde se détruirait-il ou les astres lui tomberaient-ils dessus? Quand s'achèverait la course du soleil et s'éteindrait-il avec la lune et les étoiles? Quelle était la taille des astres et qui les soutenait et les faisait se mouvoir? Où l'âme irait-elle après s'être séparée du corps? Peut-être le Roi et le Pontife ne mouraient-ils pas, l'un pour être tout-puissant et l'autre infaillible? Et aussi, changeant de sujet, pourquoi ces quelques hommes voulaient-ils tant d'or? Il est évident que le chef, qui avait perdu la bataille face à l'Espagnol non par manque de courage sinon pour la différence technique en armement, connaissait parfaitement l'ignorance des ambitieux conquistadors, et c'est avec mépris qu'il devait se rendre devant la force de ceux qui ne savaient rien de la cosmogonie et de la théogonie universelle, ce qui démontre la supériorité intellectuelle et spirituelle du conquis sur le conquérant, qui ne sût pas, bien évidemment, répondre à ses questions. Ce texte est cité ici à titre d'exemple de la connaissance qu'avaient les Précolombiens sur les problèmes de la cosmogonie et la théogonie, spécialement pour une petite nation où n'aurait jamais pu se voir aucune grande civilisation.