Codex Madrid, pp. LXXV-LXXVI

CHAPITRE XVIII
MYTHOLOGIE ET POPOL VUH 
Alfonso Caso a tout spécialement relevé la création de la cité céleste, précédant la terrestre, mise en évidence dans plusieurs cultures du Mexique. Ainsi, cette cité céleste est habitée par les prédécesseurs mythiques, leurs ancêtres, qui constituent une généalogie de noms que l'on retrouve, par exemple, dans certains codex méso-américains. Ces 'généalogies' ne sont pas strictement historiques au sens limité et exclusivement politique que nous donnons aujourd'hui à ce terme. Elles sont mythiques et symboliques, bien qu'elles ne doivent pas pour autant être opposées à l'histoire.1 

Ces noms 'généalogiques' sont imprégnés de signification numérique, linguistique, astronomique, magique, rythmique et cyclique, etc. Dans l'actualité, les groupes Triquis, communauté fermée et traditionnelle d'Oaxaca, vénèrent leurs ancêtres, leur 'lignée', qu'ils rattachent directement à la cité céleste, où tout autre monde où ils vivent, ce qui se produit en particulier le jour chrétien des défunts. La cité céleste est un espace différent, un pays qui coexiste avec le nôtre, une patrie au corps spirituel où demeurent les dieux, et les défunts. Une réalité impalpable que connaissaient déjà les égyptiens:

«Ignores-tu, ô toi Asclépios, que l'Égypte est l'image du ciel et la projection dans ce monde de toute l'ordonnance des choses célestes?» (Hermès Trismégiste, Corpus Hermeticum).


Ce qu'est la cité céleste au symbolisme spatial, les généalogies ou les ancêtres le sont au symbolisme temporel, et ils confluent pour cimenter la réalité et la vie tribale. Ils coexistent dans le monde des Idées platonicien et constituent l'archétype. Certains mystiques, comme Swedenborg, nous content leurs expériences dans cette cité habitée qu'ils connaissent parfaitement, jusque dans ses plus triviales particularités. Ils font référence au règne des Immortels, ainsi nommé en raison de la condition de ses habitants. Presque toutes les traditions ont senti qu'elles étaient sur cette terre les héritières de cette cité du ciel et les descendantes de ses habitants, et de là qu'elles aient invariablement pensé que leur patrie constituait le centre du monde; c'est-à-dire un endroit tout spécialement 'cosmotisé', où les énergies du ciel et de la terre, des vivants et des morts, se conjuguaient pour permettre le développement de la vie et de cette communauté dans le temps.

L'Inde pour les Hindous et le Céleste Empire pour les Chinois sont, ou ont été, des symboles évidents de ce qui précède, bien que cette prétention se retrouve chez tous les peuples et cultures, de façon universelle, et tous et toutes ont pareillement et invariablement rendu leur culte à leur lignée. Nous ajouterons que cette cité et ses habitants sont aussi vus dans une perspective eschatologique: il s'agit de la Nouvelle Jérusalem, la cité qui 'viendra' à la fin des temps, la Jérusalem Céleste dont témoigne Saint Jean dans le livre de la Révélation.

En fait, toute la symbologie est basée sur la croyance qu'un plan connu est l'expression d'un autre, inconnu, et sur les correspondances existantes entre eux, ce qui assoit les lois de l'analogie. À l'unanimité, les traditions archaïques ont connu cet espace et ce temps autres où les choses sont plus réelles et effectives, au point que notre monde illusoire et chaotique doit imiter la réalité archétypale pour que sa vie prenne un sens. Cette vibration sur la même longueur d'onde, c'est-à-dire en accord avec le diapason cosmique, est la manière de connaître d'autres plans de la manifestation, plus parfaits puisque plus élevés, subtiles et transparents, d'autres mondes si réels qu'ils en deviennent les authentiques. Mais ceci est une explication moderne, une façon de s'exprimer; pour la mentalité traditionnelle, ignorante de cette terminologie, il n'y a pas grande différence entre la cité céleste et la cité terrestre, puisque la seconde est la première dans ce monde. De la même manière, le roi, ou le cacique actuel, représente le même ancêtre sans questions trop 'personnalisées'; raison qui justifie précisément sa charge.

Les grands mythes et légendes se réfèrent toujours aux genèses cosmogoniques grâce auxquelles l'on explique l'existence et l'on trouve un ordre et un sens à l'instabilité du devenir. La cosmogonie est toujours actuelle, de même que le temps, et se régénère continuellement; dans l'éternité du présent, le passé et le futur s'abolissent. La cité céleste et les ancêtres sont ici et maintenant, et l'homme est un lien permanent entre deux réalités, ou deux mondes. Par la réitération rituelle du mythe ancestral, et au moyen des symboles qui le révèlent, l'on peut effectuer le passage du connu à l'inconnu. C'est le but de tout enseignement et la raison des secrets du métier. Le cacique ou roi précolombien est un chaman en ceci qu'il unit ciel et terre, et c'est pour cette raison qu'il est le chef, et non pas par sa volonté ou celle du groupe. La société tout entière prend part à ces symboles, mythes, rites et enseignements cosmogoniques, que chacun absorbera à sa façon et selon son niveau. La profession de chaman est cependant ouverte à tous et nombreux sont ceux qui reçoivent l'esprit et pratiquent leur 'sacerdoce' de manières distinctes2 Il ne viendrait à l'esprit de personne de tromper sur de telles choses, dont on ne doute pas dans une société archaïque, ce qui serait d'ailleurs immédiatement remarqué en vertu de la propre dynamique du milieu social.

Les mythes se déroulent en un temps autre, dans un 'non temps' et une 'réalité à part' que les symboles représentent et que les rites réactualisent en permanence. Les origines deviennent contemporaines et la situation primordiale est incarnée, donc la vie se re-génère. Il y a bien sûr des niveaux de compréhension et de participation (ou des lectures hiérarchisées de la réalité, ou des degrés de conscience du cosmos et de l'être) de ce que les mythes expriment.Mais ces niveaux ne s'excluent pas sinon qu'ils se complètent. Ainsi, une chose ou un fait symbolique ou mythique peut aussi bien être historique et être localisé géographiquement. De plus, comme nous l'avons dit, un fait céleste correspond à un autre, terrestre, et cette réciprocité est l'une des caractéristiques propres de l'univers et de l'homme, ce qui fait que les différentes lectures de la réalité, ou la connaissance des divers plans où elle se manifeste, ne se repoussent pas les uns les autres, sinon qu'ils se conjuguent plutôt dans le concert cosmique qui peut être expérimenté de façon multidimensionnelle. L'un des plus beaux exemples des mythes précolombiens qui sont parvenus jusqu'à nous se trouve dans le Popol Vuh, livre sacré desMayas Quichés et qui contient un ensemble de légendes cosmiques transmises par tradition orale, représentées, citées et dansées par la communauté (cérémonies qui se réalisent encore en partie aujourd'hui), qui semblent être communes à tous les peuples méso-américains, avec des rapports également étudiés en Amérique du Sud; ce qui n'a du reste rien d'étrange (de même que leurs similitudes avec d'autres livres sacrés analogues d'autres continents) si l'on pense qu'elles décrivent une genèse et une cosmogonie archétypales, et qu'elles sont en parfaite correspondance avec les rites des processus initiatiques (qui provoquent l'apparition d'un homme neuf et véritable, la création d'un être), ce qui actualise en permanence l'histoire mythique, régénérant cet archétype, que ce soit universellement ou individuellement.


Glyphes mayas des 4 directions.
Gauche, Fleuve Bleu. Droite, Codex Dresde, p. L et autres.

Les traditions orales, les inscriptions hiéroglyphiques ou le livre sacré manifestent un modèle exemplaire qui doit être vécu et actualisé en permanence par la communauté, régissant tout à la fois les pensées, les conduites et les activités groupales et individuelles. Ce modèle détermine absolument tout puisqu'il n'est autre que le reflet de la cosmogonie archétypale qui encadre la vie et l'homme. En Amérique Centrale, ce rôle semble être dévolu au Popol Vuh et à d'autres ensembles mythiques et prophétiques, puisque les anciens codex ont disparu en dépit de leur grand nombre et qu'il ne nous reste, dans le milieu maya, que trois écrits en caractères hiéroglyphiques. Toutefois, les glyphes qui y figurent se retrouvent répétés sur des monuments, des stèles et des céramiques. Cette écriture n'a cependant pas pu être déchiffrée, si ce n'est dans une faible mesure, bien que l'on ait pu heureusement en lire depuis longtemps les inscriptions numérales.3 

Nous voulons également mettre l'accent sur la confusion généralisée se référant au déchiffrement de l'écriture maya qui permettrait d'obtenir des connaissances secrètes, voire même techniques, qui seraient d'extrême importance pour l'humanité. Cette attitude est fondée sur la croyance erronée, propre au conditionnement du monde moderne, que quelque chose de littéral, de matériel et de logique se trouve dissimulé dans ces hiéroglyphes..4 Nous devons avertir que, dans le meilleur des cas, ce qui pourrait être lu serait le Popol Vuh ou certains des Chilam Balam, ou des généalogies historiques et sacrées, ou des textes tout aussi 'hiérologiques' qui, pour pouvoir seulement commencer à être compris, nécessiteraient la complète réforme psychologique du lecteur.


Hun Hunahpú sortant de la tortue. Les jumeaux Hunahpú et Ixbalamqué sur les côtés. Céramique maya.

Il se passe également la même chose pour tous les grands textes sacrés de tous les peuples, à commencer par la Bible. Lorsqu'après bien des expectatives l'Occident put connaître 'le livre' perdu du grand mage Zoroastre (Zarathoustra), le célèbre Avesta, il ne trouva qu'un recueil de 'chansons rituelles', de 'règles liturgiques', à savoir un discours ésotérique qui ne révélait rien hors de son propre circuit symbolique, de sa cosmovision, et qui n'était rien de plus que les théories qui formaient ses propres limites mentales, à l'intérieur desquelles elles étaient effectives. C'est aussi le cas du Popol Vuh, écrit en quiché et en alphabet latin pendant la colonisation espagnole –le codex précolombien original n'existait déjà plus, comme il est dit dans le texte–, l'un des grands livres de l'humanité, qui nous conte une histoire sacrée mise en scène dans une géographique tout aussi sacrée, qui coïncide en tant que coordonnées spatio-temporelles dans un cosmos multidimensionnel qu'elles structurent. Car pour les peuples archaïques –et ceux de l'antiquité gréco-romaine classique et postclassique– les lieux, les personnages et les faits étaient les protagonistes symboliques d'une géographie et d'une histoire de caractère transcendantal qui se manifestaient suivant la cadence à laquelle ils se trouvaient assujettis.

Même la forme rythmique de narration des mythes et de leur représentation était en soi sacrée. Le ton de la voix, la récitation, le chant et la théâtralisation, ainsi que les gestes, les costumes, les masques, les ornements, les peintures et tous les détails cérémoniels, constituaient des rites, donc des mythes (et des symboles magiques et théurgiques) en action. Il y a bien sûr différentes lectures des mythes: a) cosmogonique, ontologique, métaphysique; b) émotionnelle, psychologique, morale; c) naturaliste, littérale, motrice. Tous ces niveaux de lecture du mythe (ou de toute réalité) se superposent sans que cela ne cause le moindre problème, et chacun parle un langage direct à ceux qui peuvent y établir la communication. Il va de soi que l'on peut connecter avec tous les plans hiérarchiques, puisqu'ils ne s'éliminent pas entre eux sinon qu'ils coexistent simultanément en harmonie, s'exprimant en de multiples significations. D'où l'importance du mythe en tant que facteur synthétique regroupant et intermédiaire entre les divers plans de la réalité, qu'il peut connecter en étant le symbole, l'unité analogique qui relie un monde à un autre, le temps à l'éternité, le visible à l'invisible, le fini à l'infini. Cela peut être clairement observé dans la dramatisation du mythe, dans le rituel.


Tête de Hun-Hunahpú - Gobelet maya.

Le Popol Vuh était chanté et dansé: le texte intégral était su de mémoire par une bonne partie de la population et les personnages du texte et leurs aventures étaient connus de tous; beaucoup des habitants se chargeaient également de les représenter, de même qu'ils accomplissaient leur part dans d'autres fêtes rituelles.5 Aujourd'hui encore des fragments perdurent de ces cérémonies qui se déroulent depuis des temps immémoriaux. Les lieux rituels où se déroulent les actions sont également symboliques et correspondent même à des endroits géographiques qui existent actuellement. Cette géographie sacrée est réduite et occupe une petite part du Guatemala moderne. Là, et en un temps qui plonge dans les origines, la lumière se fit, et à travers quatre créations successives (en parfait accord avec la Bible, l'antiquité gréco-romaine, l'hindouisme-bouddhisme et l'ensemble des traditions) l'homme actuel s'est formé, produit du cinquième soleil. Ces croyances sont communes à tous les peuples du monde, comme nous l'avons déjà mentionné. Mais ce qui est véritablement intéressant, c'est que, pour une mentalité archaïque, cela arrive toujours, c'est-à-dire dans l'instant présent, ce qui fait que cette création archétypale contée par le mythe n'est autre qu'une réalité vivante maintenant, de laquelle nous parle constamment la propre nature des phénomènes, des êtres et des choses.

 
NOTES 
1 Par exemple, la généalogie des Incas, qui a été intelligemment étudiée par Imbelloni. Les dates et les faits signalés dans les hiéroglyphes mayas ont également un caractère symbolique, sans cesser pour autant d'être historiques. Il s'agit d'histoires mythiques et magiques à la signification cyclique et rythmique, exprimées de manière rituelle et de façon mnémotechnique. L'histoire et la géographie sacrées sont propres à tous les peuples traditionnels. Sans aller chercher plus loin, rappelons les généalogies bibliques, les âges et les événements qui y sont contés, et les lieux géographiques et symboliques présents dans les mythes grecs.
2 «Dans les basses terres tropicales d'Amérique Centrale, de même qu'en des lieux déterminés d'Afrique et d'Asie, de tels individus (les rois-chamans) furent considérés d'origine divine car c'était une croyance certaine qu'ils descendaient en ligne directe des dieux fondateurs de la société, des premiers pères ou hommes créés; l'histoire de ces ancêtres était narrée dans les mythes et leurs noms étaient mentionnés dans les inscriptions comme source de la légitimité de la dynastie». (Miguel Rivera Dorado, La Religión Maya, Alianza Universidad, Madrid 1986).
3 Le mot xok signifie en maya numération, compter, et aussi lire, ce qui relie leurs textes écrits au calendrier. Comme dans toutes les traditions ayant atteint l'écriture, les lettres (ou les glyphes) et les chiffres sont en rapport et se correspondent.
4 Ce qui n'enlève en aucune façon la légitimité des travaux et des études épigraphiques, car ils révèlent le langage métalogique, associatif et symbolique propre aux si raffinées civilisations traditionnelles.
5 Les textes des codex et les hiéroglyphes étaient eux aussi récités et joués de cette manière.