Guénon dans le cœur*
C’est avec la joie la plus vive que nous souhaitons nous associer à l’hommage dû à René Guénon 50 ans après sa disparition. Pour ceux dont il a été le guide intellectuel et l’initiateur dans le monde de la connaissance, l’œuvre et son auteur sont véritablement providentiels. La rencontre de Guénon leur a permis d’échapper à la sente obscure ­ comme le relate Dante au début de la Divina Comedia ­ et de rejoindre une lumière vivace dans le cours de leur destinée : la gratitude qui en résulte est donc de rigueur parmi ceux qui ont vécu dans la fréquentation de sa pensée. Pourtant, en dépit de tout cela et des différentes monographies, numéraux spéciaux de revues et études à lui dédiées, Guénon est encore bien peu connu et ne figure pas dans la littérature officielle d’un pays comme la France, où il est né, et en la langue de laquelle il a écrit la presque totalité de ses textes. Ce fait peut néanmoins s’expliquer par la «solidification» de nos temps et l’absence d’intérêt pour les thèmes que traite notre auteur, lesquels ­ comme il le signale tant de fois ­ sont en fait laissés de côté par le monde moderne dont la paralysie, en ces jours de la fin, en arrive aujourd’hui à l’obscurcissement à peu près complet de l’entendement et à l’élimination de tout symbole, comme messager du «plan intermédiaire». Il faut ajouter à cela quelque chose de beaucoup plus grave: l’interprétation fausse ou tendancieuse qu’ont faite de sa pensée des individualités qui, obéissant à des intérêts personnels et influencés par on ne sait trop quelles forces obscures, ont édulcoré et adultéré son oeuvre, l’utilisant même à leur profit, en particulier certains personnages qui ont prétendu en être les continuateurs, alors qu’ils en ont rogné les aspects les plus importants et occulté les principaux éléments au détriment de leur somme. Je pense qu’en relevant ces circonstances, nous nous situons dans la réalité du message guénonien concernant la société actuelle, et plus précisément dans l’ésotérisme présent depuis la mort de René Guénon jusqu’à nos jours.

Il est parfois difficile de faire abstraction des questions personnelles quand il s’agit de faits ou de phénomènes, ou même quand on parle d’un auteur qui, à travers son oeuvre nous a fait partager une pensée que nous ignorions, et un monde merveilleux qui pourtant résonne au plus profond de notre intimité, au point de changer totalement nos valeurs et, de ce fait, d’orienter notre vie d’une manière entièrement différente de ce que l’on attendait. De toute façon, on me pardonnera d’utiliser le pluriel puisque je me permets de parler non seulement au nom des rédacteurs de la revue Symbolos, avec qui nous partageons le même point de vue, mais aussi au nom de très nombreux lecteurs de Guénon. Je ne me réfère pas à certains de ces prétendus «maîtres» de la pensée guénonienne, desquels nous n’avons appris que peu de chose, ou même rien. Ceux à qui je m’en rapporte sont ceux-là qu’a touchés l’œuvre de Guénon, laquelle est à la fois simple et complexe, puisque cette dernière qualité lui est attribuée tant en raison de la difficulté d’expression propre à la Science Sacrée, qu’en raison de celle qui existe en l’état profane quand il s’agit de comprendre des vérités d’un autre ordre, obstacle qui les déforme ou les réduit à leur expression littérale. Mais ceux qui ont été touchés par cette oeuvre, nous ont communiqué depuis des années leurs inquiétudes et nous ont aussi manifesté leur reconnaissance pour la signification qu’ont apportée ces textes dans leur vie, bien qu’ils aient trouvé difficile, pour différentes raisons, d’aller au fond de cette pensée, ce qui nous amènerait aussi à considérer les diverses lectures que l’on peut faire de l’œuvre de Guénon et qui sont caractéristiques de certaines limitations inhérentes à chacun, en définitive, et présentes en toutes choses.

Le fait d’assumer cette possibilité de parler au pluriel me permet de faire connaître certains types de vécu dont nous supposons qu’ils sont ceux de beaucoup de lecteurs de Guénon, bien que les formes puissent en avoir été, et continuer à en être, différentes.

En premier lieu, nous voulons souligner, comme un trait distinctif de son oeuvre, cette exactitude dans l’expression, cette clarté conceptuelle, qui s’entrevoit comme explicite en dépit de la phrase longue, des subordonnées, des notes ; ce qui nous oblige à faire attention à ce qui se dit, à relire, à essayer de comprendre ­ puisque nous avons eu déjà une série de petites «révélations» qui nous obligent à nous arrêter sur le texte et bien sûr aussi sur les renvois en bas de page. D’autre part, ce sont les constantes corrélations offertes au lecteur qui, d’une manière ou d’une autre, éveillent en lui une espèce de «réminiscence» concernant une multitude d’images qu’il ne se rappelait pas, mais qui formaient une part de son bagage culturel ; et cela sans doute provoque à son tour, en l’intéressé, une multitude d’analogies.

Nous noterons qu’en bien des cas, cette exactitude est susceptible d’entraîner une grande rigueur intellectuelle dans la quête que poursuivent ses lecteurs ; quant à la «réminiscence» et à l’analogie, le champ très riche qui s’ouvre à nous est certainement le plus véritablement universel que nous ayons connu.

De même, Guénon crée une terminologie parfaitement adéquate à sa manière de dire, et la répète tout au long de son oeuvre. Elle n’est pas le résultat d’une simple convention, mais, en utilisant les termes de façon précise, elle leur restitue leur valeur, et même, souvent, en remontant à la racine étymologique des mots. Son discours ne s’éloigne pas non plus, par le biais de déclamations et d’obscurités rhétoriques, du langage philosophique et culturel d’une honnête éducation et est tout à fait compréhensible pour son époque et les années qui l’ont suivie. A part l’acception prise, en ces dernières années, par quelques rares termes, comme celui de «personne». aujourd’hui utilisé en relation avec le simple ego et la «personnalité» (et que Guénon dénommerait peut-être maintenant «individualité»), son oeuvre ­ un enseignement permanent ­ est parfaitement claire et lisible pour ceux qui se concentrent sur leur lecture. Elle est tout à fait appropriée aussi pour ceux qui ont étudié la religion catholique, le thomisme en particulier, et l’on y trouve même des traits d’un certain rationalisme ­ encore qu’il refuse la raison ­, traits fort utiles pour se faire comprendre des gens de notre formation ; cela vaut aussi en ce qui concerne ses divers aspects logiques et même positivistes, s’il nous est possible de nous exprimer ainsi.

Il est autre chose de remarquable : après une lecture qui dure depuis tant d’années, en ce cinquantième anniversaire de sa disparition, non seulement demeurent encore les idées, mais aussi les mots avec lesquels elles ont été formulées, et il suffit d’une relecture pour percevoir la cadence extraordinaire du discours, qui répond à la structure selon laquelle se construit son oeuvre, et qui se prolonge d’étude en étude, de chapitre en chapitre, de livre en livre.

Mais ce qui a été fondamental pour beaucoup d’entre nous, c’est l’idée de ce que le symbole représente véritablement et la valeur qui se dégage de cette conception, laquelle est d’autre part ce qui fait de lui un médiateur légitime et lui confère sa fonction authentique. Pareillement, la relation des divers symboles entre eux constitue des codes parfaits de connaissance et des ouvertures qui vont se révélant au fur et à mesure que l’on avance dans son travail, que l’on étudie ces codes et qu’on les comprend ; pour ce faire, on envisage les diverses formes sous lesquelles se manifeste l’Etre universel, à travers diverses cultures, ou diverses expériences qui peuvent se déduire par analogie et qui sont à la portée de tout être humain contemporain, dont elles forment l’environnement.

Ces correspondances de culture à culture, de mythe à mythe, entre des langues différentes, et ainsi de suite, sont caractéristiques de Guénon, qui manie et développe des symboliques différentes, éloignées, même, dans le temps et l’espace, entrelaçant des images qui finissent par se convertir en un langage propre, véhicule de ces idées qu’il appelait la Science Sacrée. On l’a bien dit: j’intelligence brille avec ce qui la reflète.

Dans un article antérieur (Symbolos 11-12, 1996, p. 221 «L’Initiation Hermétique et René Guénon»), nous avons dit que l’ordre observé dans la lecture de l’œuvre, vaste et complexe, de Guénon, peut entraîner des différences entre telle ou telle manière d’aborder sa pensée et l’ésotérisme en général : Cela se fait expressément en accord avec le niveau culturel, l’universalité des images, les préjugés de ses lecteurs et les convictions du «vieil homme». Sans doute est il utile, et même nécessaire que soit lancé un pont du côté de l’état profane, celui, en général, de l’immense majorité de ceux qui entreprennent ces études pour la première fois. Mais il est également indispensable, en prévision du développement ultérieur de cette oeuvre, messagère de la Bonne Nouvelle, que l’on reste ouvert à la métaphysique, sans la rabaisser à des intérêts individuels, ou de groupe, afin de ne pas empêcher ainsi d’entrevoir au moins son immense pouvoir intellectuel, et donc transformateur, que tous les gens ne sont malheureusement pas capables d’assimiler vraiment, en raison précisément de leurs limitations. C’est le cas typique de ceux qui ont conscience d’appartenir à quelque religion (comme si tel n’était pas notre cas à tous, d’une manière ou d’une autre), préférant leurs «croyances» à toute nouvelle possibilité, et qui voient en Guénon un auteur qui les incite à approfondir cette religion. Cependant, et bien que le métaphysicien français établisse çà et là les différences entre la Science Sacrée et la religion 1, et plus précisément les religions abrahamiques, ils ne peuvent éviter de les assimiler entre elles, et de croire même que les termes de religion et de Tradition sont synonymes exclusifs.

Il est superflu de dire que ces religions sont des supports également valides pour la réalisation intellectuelle-spirituelle, ou pour parvenir à la connaissance, comme le montrent de nombreux exemples dans le passé, et, aujourd’hui encore, elles peuvent être considérées comme des voies valables, pourvu qu’elles dominent le plan de l’individualité, dont elles sont des extensions plus ou moins sublimée, ce qui les oblige à cultiver certaines notions sur la divinité de type anthropomorphique et historique, et à se considérer comme ses propriétaires, au mépris de toute autre forme de réalisation, même dans le cas des autres branches abrahamiques. Cela débouche fatalement, comme on peut le prévoir, sur de confus et contradictoires mouvements intégristes et fondamentalistes, sans aucun amour de la vérité, ni désir de connaître, et qui ont même essayé d’utiliser l’œuvre et la figure de Guénon selon leurs intérêts de chapelle, individuels et limités. Ces attitudes, incongrues face au développement du discours guénonien, ne sont sans doute pas sans relation avec l’obscurité et l’ignorance propres aux trames ultimes de cette fin de cycle qui affecte toutes les institutions, et en premier lieu les religieuses, étant donné leurs rigides structures dogmatiques 2.

Nous faisons spécialement allusion à F. Schuon et à ses épigones, à la confusion de la religion et de la métaphysique, et surtout à l’assimilation entre les sacrements chrétiens et l’initiation, ce qui suppose que le processus de la connaissance est implicite dans le Christianisme et ses rites. C’est, d’un côté, la négation de l’authentique réalité de l’Initiation, que Guénon, tout au long de son oeuvre, met en relief, et à laquelle il attribue une importance radicale, un caractère inéluctable et propre au processus de transmutation ; et d’un autre côté, c’est l’égaler à tout autre rite religieux, donc exotérique, dans les deux autres manifestations nées historiquement des évolutions de l’émanation abrahamique ; ces dernières débouchent sur le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam, c’est-à-dire sur des formes qu’engendre la loi qu’elles manifestent à travers d’hypothétiques dogmatismes, donnant ainsi la priorité à la lettre sur l’esprit, à l’exotérique sur l’ésotérique, et éliminant, de cette manière, la possibilité de dépasser cette loi propre au message implicite de ces religions. C’est nier ainsi, ou escamoter, les innombrables traditions, hormis celles «du Livre», nous faisons allusion à rien de moins que l’Hindouisme, le Taoïsme, la Tradition Mahayana ou Lamaïsme, le Shinto, le Zen, la Maçonnerie, prototype de la société initiatique, la Tradition Hermétique à laquelle le métaphysicien français reconnaît la Connaissance des Petits Mystères, et les dizaines de cultures chamaniques d’Asie, d’Afrique, d’Océanie et d’Amérique, ou les groupes traditionnels que l’on croyait morts et qui aujourd’hui renaissent avec une nouvelle vitalité. Tous sont purement et simplement niés, laissés de côté, à seule fin d’accepter les limitations de ces manifestations émanées du tronc abrahamique, qui sont, comme nous le savons les seules, selon Guénon, à correspondre au terme de religion, particulièrement au sens moderne du mot 3.

Federico GONZALEZ
NOTES
* Revue Vers la TRADITION, Nº 83-84 "Pour nous, René Guénon 1886-1951. Hommage pour le cinquantième anniversaire de son retour à Dieu. Ce que nous lui devons" (Mars-Juin 2001). [Voir le chapitre VI du livre Ésotérisme XXIème siècle: Autour de René Guénon, dans lequel ont été incorporées toutes les citations qui dans un premier temps n'avaient été que simplement signalées. D'autre part le contenu de ces notes a été élargi].
1

«Or par là-même qu’il s’agit d’ésotérisme et d’initiation, il ne s’agit aucunement de religion, mais bien de connaissance pure et de "science sacrée", qui, pour avoir ce caractère sacré (lequel n’est certes point le monopole de la religion comme certains paraissent le croire à tort), n’en est pas moins essentiellement science ... » (Aperçus sur l’Initiation, chap. XI : «Organisations initiatiques et sectes religieuses»).

– Voir aussi : Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, chaps. II : «Christianisme et Initiation» et V : «Le langage secret de Dante et des "Fidèles d’Amour" II » ; L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, chaps. I: «Généralités sur le Vêdânta», XXI : «Le "voyage divin" de l’être en voie de la libération» et XXII: «La Libération finale» ; Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2è partie, chaps. IV: «Tradition et religion», VI: «Rapports de la métaphysique et de la théologie» et IX: «Esotérisme et exotérisme ; Aperçus sur l’Initiation, chaps. III : «Erreurs diverses concernant l’initiation», VIII : «De la transmission initiatique», XV : «Des rites initiatiques», XXIII : «Sacrements et rites initiatiques», XXIV : «La prière et l’incantation» et XXXII : «Les limites du mental» ; Orient et Occident, 2è partie, chap. IV: «Entente et non fusion» ; L’Erreur Spirite, 2è partie, chap. X: «La question du satanisme».

2

«... et l’unité elle-même, à son tour n’est pas un principe absolu et se suffisant à soi-même, mais c’est du Zéro métaphysique qu’elle tire sa propre réalité». «L’Etre, n’étant que la première affirmation, la détermination la plus primordiale, n’est pas le principe suprême de toutes choses ; il n’est, nous le répétons, que le principe de la manifestation, et on voit par là combien le point de vue métaphysique est restreint par ceux qui prétendent le réduire exclusivement à la seule "ontologie" ; faire ainsi abstraction du Non-Etre, c’est même proprement exclure tout ce qui est le plus vraiment et le plus purement métaphysique». (R. Guénon, Les États multiples de l’Etre, chap. V : «Rapports de l’unité et de la multiplicité». Et aussi : «Avant propos» ; chap. I : «L’Infini et la Possibilité» (fin) ; III : «L’Etre et le Non-Etre» ; XVI: «Connaissance et conscience» ; XVIII: «Notion métaphysique de la liberté»).

Voir aussi, entre autres : l’Homme et son devenir selon le Vêdânta, chaps. I: «Généralités sur le Vêdânta» (fin), VII: «Buddhi ou l’intellect supérieur» (note en bas de page), X : «Unité et identité essentielles du "Soi" dans tous les états de l’être» ; XV : «L’état inconditionné d’Atmâ», XXI «Le "voyage divin" de l’être en voie de libération» ; Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 1è partie, chap. VIII : «Pensée métaphysique et pensée philosophique» (fin) ; Symboles fondamentaux de la Science Sacrée, annexe III complémentaire au chap. XXI («La Montagne et la Caverne») ; Le Symbolisme de la Croix, chap. IV: «Les directions de l’espace» ; La Grande Triade, chaps. II: «Différents genres de ternaires», IV: « "Yin" et "Yang"». ­ Voir encore : Paul Vulliaud, La Kabbale Juive, Tome I, IX. I: «L’Infini (En-Soph)», Éditions d’Aujourd’hui, Plan de la Tour (Var) 1976.

3 Rappelons, en passant, qu’à une certaine époque de sa vie, Guénon pour ceux qui ne le connaissaient pas personnellement, était un auteur hindouiste, comme René Daumal, entre autres, qui vivait à Paris en contemporain de notre auteur. De même, n’oubliez pas les références de Guénon à la Tradition Hindoue et à sa pureté en regard des autres : il disait qu’elle était vivante, mais qu’on avait coutume, comme pour le Taoïsme, de la considérer comme morte. Actuellement, un critique a risqué le crédit de son opinion en affirmant, de façon très générale, qu’il voit dans les personnes influencées par l’œuvre de Guénon, des caractéristiques typiques émanées de sources hindoues dont Guénon était le porte-parole (Nelly Emont, revue ARIES, n. 8, décembre 1988). Cet auteur a raison, à part qu’il ignore que la même essence est présente dans toutes les traditions. Tel est également le cas dans les religions ­ bien que parfois ce ne soit pas explicite ­, et aussi dans les formes initiatiques qui ne constituent pas une religion, comme la Maçonnerie et tant d’autres. On s’en aperçoit quand on a approfondi ces diverses traditions et que l’on dépasse le niveau de la divinité créatrice prise comme l’ultime instance de la possibilité de connaître. Le Non-Etre, véritable Infini (pour la cabale hébraïque : En-Soph [], ou Ayn [] : Rien, ou rien de ce qui puisse être quoi que ce soit), en fait foi de façon pleine et entière.