PRÉSENCE
VIVANTE DE LA CABALE II LA CABALE CHRÉTIENNE FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS |
Paulus Ricci, Philosophica prophetica ac talmudistica pro christiana…, Augsburg, 1514. Gallica-Bibliothèque Nationale de France. |
CHAPITRE IV LA CABALE EN ITALIE |
Agostino et Paulus Ricci
Nous ignorons comment il aura obtenu ses connaissances en matière de Cabale, en partie déficientes, mais Ricci (1512 ?-1564) était un converti, et sa propre filiation et quelques relations l’amenèrent à traiter des éléments cabalistiques, ce qu’il voulut attester dans son œuvre, qui penche davantage vers la littérature, si l’on considère qu’il est l’auteur de la Comedia I tre tiranni210 dont le succès le rendit célèbre. Il était aussi médecin, et médecin pontifical, une charge qu’il occupera plusieurs années. Quant à l’information donnée au sujet de cet autre médecin français, Symphorien Champier, qui en fait le frère de Paul, du même nom, un célèbre cabaliste chrétien que nous verrons plus avant, elle ne semble pas absolument sûre. Il faut songer que tous les textes cabalistiques écrits par des juifs convertis comme les Ricci ne pouvaient nommer et transmettre la Sagesse hébraïque à moins de la renier et ne l’utiliser que pour la «conversion» assez improbable des intellectuels juifs, comme lui, entre deux religions, l’Ancien et le Nouveau Testament, unis par la même métaphysique, c’est-à-dire la Cabale, révélée aux cabalistes juifs aussi bien qu’aux philosophes gnostiques et aux alchimistes hermétiques qui se voyaient obligés à se déclarer chrétiens. Une situation qui les place toujours au bord de l’abîme, rejetés par les juifs pour leur «désertion» et vus avec une grande méfiance par les chrétiens, qui ne les reconnaîtront jamais vraiment comme des «leurs». En réalité, cela est habituellement le cas de quiconque décide de ne pas souscrire à un parti ou une religion, puisque, s’intéressant fondamentalement à l’expérience de la métaphysique, il sait que toute particularité ou partialité sont des limitations, des chaînes, et il consacrera donc ses efforts et ses prières à s’en libérer. Au contraire, pour celui qui est attaché, et ne veut ou ne peut se défaire de ces liens, cette attitude de «liberté» est une «insulte» à sa propre lâcheté, et il consacrera alors plus d’efforts à tenter de l’écraser qu’à sortir de sa prison. Nous devons souligner ici, une fois de plus, la différence entre métaphysique (Cabale) et religion, et expliquer que la trinité des principes aussi bien que la notion d’infini (Eyn Sof) sont des réalités que partagent l’ésotérisme chrétien et judaïque, mais qui ne sont pas exprimées actuellement par la voix de leurs ministres et théologiens, qui se réfèrent à un monde différent de celui des cabalistes, poètes et théurges, même si métaphysique et religion peuvent coexister si l’on considère chaque chose à son niveau. La religion est intimement liée à ce qui est humain; cela dit, nous dirons que la Cabale, en opposition, est associée au non-humain. Par conséquent, du point de vue «humain», la religion donne «plus», puisqu’elle soutient, réconforte et pardonne, elle est fraternelle, tandis que la métaphysique n’a rien à voir avec tout cela, ni avec ses analogues ou ses contraires. La Cabale traite de la Connaissance, c’est-à-dire de la possibilité qu’a l’homme d’incarner sa part non-humaine, une grâce que peu se voient accorder, car beaucoup la refusent comme «mineure», la considérant comme ignorante, inférieure, répulsive, mais ne savent pas qu’ils font référence à la Sophia Perennis, une possibilité présente au sein de toutes les âmes. D’autre part, c’est une erreur de considérer le «mysticisme», toujours religieux, comme le but ou la culmination du processus de Connaissance du Sacré, tâche expérimentale propre au cabaliste et toujours liée à la métaphysique, et non à la religion. Il est également faux de considérer l’extase et l’état extatique, obtenu dans un court laps de temps et qui survient de temps en temps, grâce à l’abstinence morale, de grandes privations et une profonde piété, comme le but de la quête du cabaliste. Au contraire, l’état de Connaissance, de déification, n’est pas accidentel mais permanent –à moins que l’intéressé ne l’interrompe– et absolument normal chez tous ceux qui sont capables de s’ouvrir à leur Destin, quel qu’il soit, puisque la déité est en nous, pas ailleurs, ni hors de l’être humain qui la perçoit. Comme l’on pourra le voir, l’autre Ricci, Paulus, maintenant chrétien, est un important représentant de la Tradition, un sage d’un autre niveau, à qui la métaphysique est donnée grâce à son intuition intellectuelle, sa fidélité à sa forme traditionnelle et sa connexion avec elle, quelle que soit l’horrible forme que puisse prendre son existence, encore une fois. Ainsi, celui qui jette l’opprobre sur les juifs est le même qui écrit une lettre intitulée Defensoria contra obtrectatore Cabale ad venerabilis D. Doctorem… et qui traduit le Portae Lucis de Gikatilla (Sha’arei Orah) et le fait publier avec une aujourd’hui célèbre gravure de l’Arbre soutenu par un cabaliste, que nous reproduisons en page 207, avec les noms des sefirot en hébreu, et est donc l’un des principaux architectes de la Cabale à la Renaissance, bien qu’assez différent, dans la Tradition, de Pic et Reuchlin. Gravure choisie par Paulus Ricci pour illustrer la traduction de Sha'arei Orah par J. Gikatilla, dont le nom latin est Portae Lucis. Augsburg, 1516. Paulus Ricci fut assez maltraité par J. Blau dans son The Christian interpretation of the Cabala, que nous avons déjà mentionné, où il lui octroie le dur qualificatif d’apostat;211 dans cette courte entrée signée par Godfrey E. Silverman de l’Encyclopaedia Judaica,212 le qualificatif est conservé, bien que l’on soit plus objectif avec le personnage, Paul Ricci, dont il est dit:
Lynn Thorndike nous dit de ce péripatéticien:216
Ainsi, outre à Florence, Venise et Rome, les sciences et les arts se cultivaient et déployaient comme un filet lumineux qui brillait aussi sur les cités de Ferrare, Padoue, Milan, ou Bologne. C’est précisément de là qu’est originaire Archangelo de Borgonovo (?-1569), dont l’œuvre a été qualifiée de plagiat par Scholem, comme si un travail de compilation, traduction et écriture sur la symbolique cabalistique s’appuyant sur les textes de ses prédécesseurs n’était que grossière copie. Et cela n’est pas le cas du point de vue de la tradition qui se reproduit génération après génération, et il n’y a pas d’objection à expliquer et exposer le modèle de l’Arbre de Vie et autres symboliques dans le but de les actualiser. Et c’est ce que ne semblent pas avoir compris de nombreux critiques, qui s’investissent d’une autorité pour déprécier des auteurs comme celui qui nous occupe à présent. Borgonovo a été le disciple de Giorgi, et écrivit des Commentaires aux conclusions de Pic de la Mirandole selon les sages cabalistes où il réunit du matériel du comte de la Concordia, de Paulus Ricci, Reuchlin, Léon l’Hébreu, incluant de plus les textes fondamentaux de la Cabale, comme le Sefer Yetsirah, l’ensemble étant publié à Venise en 1569. En 1557, il avait publié un Dichiaratione sopra il nome di Giesu secundo gli Hebrei, Cabalista, Greci, Caldei, Persi et Latini, et il publiera, en 1564 à Bologne, son Apologie. Ce personnage vivait à Ferrare, dont la cour était gouvernée par les d’Este, une autre des familles protagonistes de premier rang de l’époque, comme les Gonzague l’étaient à Mantoue, familles qui favorisaient, par le biais de leurs alliances matrimoniales, luttes et intrigues, toutes sortes d’occasions d’échanges à de nombreux niveaux. Ce que nous voulons dire par là, c’est qu’il n’existe pas uniquement une lecture littérale et horizontale de l’histoire –tissu d’anecdotes et d’événements– mais aussi, et surtout, une lecture verticale, où les constantes copulations, aventures et mésaventures des dieux se reflètent dans les existences étonnantes de ces personnages. Émanations célestes qui les fécondaient et qui, en un geste de grâce, répandaient alentour sous forme de la magnifique recréation cosmique imprimée dans leurs villas, jardins, fêtes, bals, commerces, divertissements, études, lectures, livres, voyages, etc., comme un grand chant de louange aux noms indéfinis de la divinité. Ce que nous, héritiers de cette tradition, continuons de faire aujourd’hui dans l’espace immense de l’âme, que nul totalitarisme ne pourra jamais détruire. Pour compléter, bien que toujours imparfaitement, cette grande fresque de l’émergence de la pensée cabalistique à la Renaissance italienne, nous devons aborder maintenant un personnage ayant vécu aux temps qui voyaient s’approcher les vents paralysants de la Contre-réforme. Une période qui, en dépit de sa rigidité, ne parviendrait pas à faire taire des idées si fortes qu’elles palpitent encore de nos jours. Nous faisons référence à Giordano Bruno. |
NOTAS | |
208 | Du mouvement de la huitième sphère, une œuvre pleine de philosophie et de mathématiques, où sont démontrées plus clairement que le jour aussi bien les erreurs des Antiques que des Modernes, et où l’on peut lire plusieurs dogmes des platoniciens et de l’ancienne magie, que les Hébreux appellent Cabale, avec l’ajout d’une épître sur les auteurs de l’astronomie. |
209 | La Kabbala Cristiana del Renacimiento, op. cit., 103-104. |
210 | Représentée à Bologne en 1530, durant la fête de couronnement de Charles V offerte par Clément VII. Dans les études de théâtre et de littérature italienne, cette œuvre est considérée comme un précurseur des montages scéniques rapides et nouveaux, ainsi que pour ses apports à la langue en ce qui concerne certaines tournures et ses incorporations à l’italien de termes pleins d’une fine ironie. |
211 | Pour le démentir, il suffirait de voir la couverture de sa traduction du Portae Lucis (que nous publions ici) pour remarquer qu’elle reproduit pour le lecteur le diagramme (théurgique) de l’Arbre de Vie. |
212 | Encyclopaedia Judaica. Ed. CD-Rom. Keter Publishing House, Jérusalem, 1997. |
213 | Nous avons pu obtenir cet ouvrage, ainsi que l’Epistola defensoria contra obtrectatorem cabale… et De sexcentum et tredecim mosaice sanctoris edictis ainsi que Philosophica Prophetica ac Talmudistica pro Christiana veritate tuenda cum iunion haebreaorum sinagoga mirabili in geni acumine disputatio sur le site internet suivant: Austrian Literature Online: www.literature.at; http://www.literature.at/viewer.alo?viewmode=overview&objid=13449 |
214 | Gravure choisie par Paulus Ricci pour illustrer la traduction de Sha’arei Orah de J. Gikatilla, dont le titre en latin est Portae Lucis. Augsbourg, 1516. |
215 | Paulus Ricci, Philosophica prophetica ac talmudistica pro christiana…, Augsbourg, 1514. Gallica-Bibliothèque Nationale de France. |
216 | Lynn Thorndike, History of Magic and Experimental Science Part 9. Columbia University Press, New York, 1941, p. 94. |
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