Giordano Bruno
Mais qui est donc Giordano Bruno ?
Pour nous, c’est un « furieux », qui ne s’est pas rangé du côté de la bête immonde qui, invisible, était en train de répandre ses ténèbres dans toute l’Europe, mais qui ne s’y est pas opposé non plus : il l’a vue venir et en a fait le portrait, ce qui revient à lui donner un nom et à la remettre à sa juste place, une frange horizontale et inférieure de la gamme des mondes. Puis, ou simultanément, il s’est laissé emporter par la fougue de son grand amour, l’âme, qui lui rappelait tout ce qui peut être connu. Sa vie est même plus qu’humaine, car l’âme est une et immortelle, et monte et descend sans trêve de l’Esprit au corps et du corps à l’Esprit, guidée par les « fureurs héroïques »,216 qui combattent l’erreur, entravent la bête et s’élèvent vers l’infini.217
Bruno ne peut être enfermé, et toute tentative de le caser dans un moule ou un autre est une erreur complète. Mage et poète, philosophe et mathématicien, initié des mystères d’Hermès, il s’abreuvait directement à l’influence du Noûs, ou Intellect, – éternel et incarné dans le temps à la fois –, forgé, dans notre civilisation, en Égypte, comme le savait bien notre sage.
À partir du mouvement qui avait précédé, accompagné et suivi Pic de la Mirandole, et s’était étendu à toute l’Europe comme nous l’avons rapporté, nous remarquons que la Cabale demeure encore vivante au cours des siècles suivants, non seulement dans le nord de l’Italie, mais aussi dans le sud, comme dans le cas de cet autre sage, qui s’obstinera toujours à établir la Tradition Hermétique et Cabalistique, au point de passer plusieurs années de sa vie en prison – comme Campanella, un autre hermétiste païen du sud de la péninsule – pour en arriver finalement à la condamnation qui le fera brûler vif. Ce martyr de la Tradition Hermétique a payé d’une mort atroce les fautes de l’absurde ignorance a entraîné un tel crime.
La science moderne voit l’assassinat de Bruno comme une circonstance ad hoc pour démontrer le prix qu’il dut payer pour s’imposer… Jusqu’au martyr ! Cependant, Bruno n’avait rien à voir avec cette science, mais avec l’Hermétisme, la Cabale et ses méthodes, qui ne coïncident en rien avec le rationalisme et son discours.
Son œuvre est très vaste, une véritable synthèse d’Hermétisme, Cabale et Christianisme. Le « dialogue » est la méthode principale de son exposition, c’est-à-dire l’art de la maïeutique, grâce auquel il met en lumière l’identité essentielle de ces branches traditionnelles et de toutes leurs sciences. Si nous déroulions chaque écheveau, cela constituerait un volume entier, voire plus, consacré à notre auteur, mais pour nous en tenir à notre objectif, nous devons nous limiter au fil de la Cabale, dont Bruno comprenait l’essence, puisque tout son discours reflète une forte identification avec sa symbolique, qu’il exposera parfois de manière explicite.
En réalité, certains auteurs ont vu dans sa trilogie de dialogues L’Expulsion de la bête triomphante, La Cabale du cheval Pégase et Les Fureurs héroïques, les textes où l’influence cabalistique est la plus évidente. Cet angle déjà esquissé par Frances Yates est repris par Karen Silvia de León-Jones, qui a consacré tout un livre à approfondir la présence de la tradition ésotérique hébraïque dans le modèle cosmogonique et spirituel de Bruno. Son livre Giordano Bruno and the Kabbalah218 est intéressant à bien des aspects, et nous voudrions commencer par en souligner cette citation :
Les Dialogues italiens sont la source de cette étude cabalistique de Bruno. Les trois dialogues appelés moraux, où Bruno développe sa théorie de la magie, seront les sources premières. En particulier, Lo spaccio della bestia trionfante (L’Expulsion de la bête triomphante) présente les cosmogonies égyptienne et chaldéenne combinées à une liste des différentes déités et vertus qui remplacent les anciennes constellations dans les cieux réformés. Les caractères, les idées, et même les figures astronomiques de ce dialogue figurent dans les deux suivants. El Spaccio introduit premièrement, de façon cohérente, expositive et même prophétique, la théorie de la métempsychose – la transmigration des âmes d’un corps à l’autre après la mort –. La cabala del cavallo pegaseo, et le dialogue joint L’asino cillenico, présente la cosmologie cabalistique des dix sefirot. La présentation des noms et des attributs des sefirot est directe, tout comme leur nature syncrétique : elles accompagnent la hiérarchie cosmologique classique. Les cosmologies cabalistique et classique sont faites pour être superposées. Bruno combine l’arbre séfirotique avec les dix sphères du ciel, créant une claire structure parallèle. Et ce qui s’avère plus intéressant : c’est dans la Cabale que la théologie négative de l’asinità (l’abandon de l’humanité) est expliquée pour la première fois. Tout le dialogue est une plaidoirie pour l’utilisation de la Cabale et la croyance en la métempsychose comme une conséquence nécessaire et souhaitée de l’unio mystica. La connaissance cosmologique est la base pour atteindre l’état d’asinità : la condition quintessentielle du mystique, qui abandonne complètement l’existence mondaine des hommes pour se transformer en Âne. L’Asinità garantit au mage ou sage mystique au moins une transmigration de l’âme, sinon l’immortalité. C’est dans la longue exposition de la Cabale que fait Bruno qu’il commence à mettre l’accent sur la prophétie.219 L’asino cillenico est souvent considéré comme un appendice au dialogue précédent. Laissant de côté les éléments satyriques, il offre la meilleure description de ce que l’initié-disciple doit refuser philosophiquement pour atteindre le véritable état d’âne : la compréhension et l’acceptation de la philosophie de Bruno.220
L’important est que l’auteure reconnaît dans son étude la fonction agglutinative de la Cabale dans l’expression de la pensée de Bruno, comme le reflète parfaitement ce passage :
La Cabale peut servir le mieux à ce but parce qu’elle est fondée aussi bien sur des concepts aristotéliciens que platoniciens, ainsi que sur l’exégèse biblique : dans ses structures, la Cabale réalise une synthèse parfaite des traditions classique, égyptienne et judéo-chrétienne. La diversification du discours cabalistique, se concentrant sur l’ordre des sefirot, aspire à l’union avec l’Entité simple que Bruno appelle la Cause Première et le Principe. Dans ses dialogues métaphysiques, Bruno soutient le principe d’unité de toutes les choses et de la réconciliation des opposés. Étant donné la base philosophique de la pensée de Bruno, il ne me semble pas irréconciliable qu’elle réunisse la théologie, la philosophie et la Cabale. En fait, la combinaison des trois n’est pas en soi l’exclusivité de Bruno au xvie siècle.221
Le jeune homme, né à Nola, près de Naples, en 1548, étudia la théologie et la philosophie et, en 1565, entra dans les ordres chez les Dominicains. Mais il y eut très vite des frictions avec la structure ecclésiastique, qui voyait avec beaucoup de méfiance ses intérêts intellectuels. En 1571, nous le trouvons à Rome, enseignant l’art de la mémoire, l’un des sujets qui touchent la Cabale au sens large, puisqu’il s’agit de l’activation de cette faculté au moyen de symboles, signes, codes, talismans, etc., qui, comme l’Arbre de Vie séfirotique, par exemple, associent sympathiquement les divers ordres de réalité, qui deviennent conscients dans l’âme du théurge. Celui-ci, tout en redécouvrant que la structure de sa psyché ne fait qu’un avec le modèle symbolique sur lequel il travaille – ce qui lui offre l’opportunité de se connaître –, remarque aussi la possibilité d’agir comme le réflecteur de toutes les relations secrètes de la conception universelle. Nous reviendrons sur ce sujet plus avant, car maintenant nous voulons nous centrer sur les « dialogues moraux » déjà mentionnés, qui ont bien sûr aussi cette fonction de réminiscence. Pour ce faire, nous tournons notre regard vers F. Yates et son excellent livre Giordano Bruno et la Tradition Hermétique222 qu’elle a consacré à notre auteur, ainsi que toute une série d’articles qu’elle a réunis dans une autre étude, Essais réunis, Lulle et Bruno,223 qui, dans leur ensemble, situent le personnage au centre du magique et difficile moment qu’il a vécu. Dans le chapitre du premier volume intitulé « Giordano Bruno et la Cabale », nous lisons :
Dans La Cabala del cavallo pegaseo, imprimé en Angleterre en 1585 avec la fausse marque d’imprimeur « Paris », Bruno expose l’attitude envers la Cabale, envers les dérivations chrétiennes de celle-ci par l’introduction des hiérarchies pseudo-dionysiennes et envers le syncrétisme religieux, se basant sur la théologie négative du Pseudo-Denys, dont les sources principales étaient Ficin et Pic. Il résume le système cabalistique pseudo-dionysien en indiquant les noms des dix sefirot, leurs significations, les ordres hébreux des anges qui y sont associés et les neuf hiérarchies célestes auxquelles elles correspondent. Enfin, il complète la série des hiérarchies, qui doivent forcément être dix, plaçant à côté de Malkuth, la dixième sefirot et l’ordre angélique hébreu correspondant, l’Issim, un ordre d’ « âmes séparées ou héros ». Bruno a tirés tous ces éléments directement du De occulta philosophia.224
Il symbolise au travers de l’Âne le Néant qui est au-delà des sefirot cabalistiques, et ce symbole de théologie négative, ou d’ignorance, est l’extravagant héros de l’œuvre. (…)
Les Hébreux, continue Bruno après avoir exposé son système cabalistique, ont acquis leur sagesse de sources égyptiennes, et il mentionne ensuite une histoire, extraite du De Iside et Osiride de Plutarque, qui indique à quel point ils en arrivèrent à la corrompre. D’après cette histoire, les Égyptiens furent obligés à changer « leur taureau Opin ou Apin » (le taureau Apis) par un Âne, qui devint pour eux le symbole de la Sagesse. En quelques mots, l’Âne devint le symbole de tout type de théologie négative, qu’elle soit cabalistique ou pseudo-dionysienne et chrétienne, mais Bruno embrasse un nouveau type de cabale (ou plutôt, une espèce d’ancienne cabale égyptienne) et la convertit en sa religion, l’exposant dans L’Asino Cillenico del Nolano.225
Bien que nous ne cessions d’étudier à tout moment le grand travail de la chercheuse britannique pour la récupération de la Tradition Hermétique et ses représentants, comme c’est maintenant le cas de Bruno, nous nous étonnons néanmoins d’une chose qu’elle répète à plusieurs occasions, à savoir que cet auteur aurait réalisé un travail syncrétique et inventé « sa religion ». De notre point de vue, le Nolain n’a rien inventé, mais a su identifier la racine égyptienne de la Tradition Hermétique et relier ses nombreuses ramifications en un seul tronc argumentaire, reconstituant le message éternel à la lumière de l’influx de Thot, Hermès, Mercure, Élie, et du Christ interne. Et il est évident que la Cabale lui a été offerte, ou qu’il l’a vécue, comme un don des dieux pour réaliser ce travail de synthèse qui se traduirait en diverses actions théurgiques, qui lui valurent d’être qualifié de mage, et devenir la proie d’attaques virulentes entre autres pour ce motif.
Dans l’épître qui précède La Cabale du cheval pégaséen, Bruno dédicace le livre au Révérendissime Seigneur Don Sapatino, évêque de Casamarciano, mais nous voyons en relisant ce passage que cette dédicace est plus longue :
Assurément, nul ne pourra tout comprendre plus expressément que vous, puisque vous êtes hors de tout ; vous pouvez entrer partout puisque rien ne vous enferme ; vous pouvez tout avoir car vous n’avez rien (je ne sais si je pourrais mieux décrire votre ineffable intellect). Je ne sais si vous êtes théologien ou philosophe ou cabaliste, mais je sais bien que vous êtes tout cela, sinon par essence, par votre participation ; sinon en actes, en puissance ; sinon de près, de loin. Dans tous les cas, je crois que vous êtes aussi efficient dans l’un comme dans l’autre. Et pour cela voici la cabale, théologie et philosophie, je veux dire une cabale de philosophie théologique, une philosophie de théologie cabalistique, une théologie de cabale philosophique, de sorte que je ne sais si vous possédez ces trois choses en tout ou en partie ou en rien, mais je suis certain que vous avez tout de rien en partie, partie de tout en rien, et rien de partie en tout.226
Quelqu’un se sentirait-il concerné ? Pour celui qui reconnaît, véritablement, que cela s’adresse à qui le désire ardemment, qu’il ne s’agit pas simplement de mots intéressants, curieux, ou des excentricités d’un extravagant personnage mort depuis longtemps, Bruno ajoute :
Mais, revenant à nous, vous me demanderez : Que m’envoyez-vous ? Quel est le sujet de ce livre ? De quel présent m’avez-vous rendu digne ? Et moi je vous réponds que je vous fais don d’un Âne, qu’à vous se présente un Âne qui vous apportera l’honneur, augmentera votre dignité, vous mettra dans le livre de l’éternité.227
Comment donc être la parole vivante de ce livre ? se demande le cabaliste. Et le Nolain poursuit, offrant ponctuellement les outils pour cette tâche, à savoir un ensemble de symboliques présentées parfois comme des schémas, des jeux, des groupes d’images assemblées, des emblèmes, ou bien comme des figures ou des gravures aux liens secrets avec lettres, nombres, vers et même musiques et incantations, comme des plans superposés qui prennent simultanément des dimensions indéfinies, du plan au volume, voire d’autres, insoupçonnées, mais possibles dans l’ordre cosmique. Ce qui nous évoque aussi l’image d’un temps topographique dont, lorsqu’il est consulté tout en parcourant la géographie qu’il décrit, l’on découvre l’identité entre le tracé sur le papier et les lieux parcourus. Et c’est la même chose pour l’aventure de la Connaissance. Ces symboles ou codes sont comme les plans du concert macrocosmique et microcosmique, l’empreinte d’un sceau unique que l’être humain aussi porte gravé en lui-même, et que le rite de la mémoire rend présent, actuel et presque évident ; et nous disons presque parce que ces réalités, à l’exception de celle du monde concret et matériel, sont invisibles. Dans La Cabale du cheval pégaséen, le modèle choisi par Bruno à ces fins mnémotechniques228 est celui de l’Arbre Séfirotique :
Sebasto – C’est ce qu’ont dit des théologiens principaux et de premier ordre, mais jamais ils ne l’ont fait d’une manière prolixe que la tienne.
Saulino – Parce que la chose n’a jamais été expliquée et précisée comme je vais vous l’expliquer et préciser maintenant.
Coribante – Parle, donc, nous t’écouterons avec attention.
Saulino – Afin que vous ne vous effrayiez point lorsque vous entendrez le nom d’âne, asinité, bestialité, ignorance, folie, je voudrais tout d’abord que vous considériez, pour que vous l’ayez à l’esprit, ce passage des cabalistes éclairés qui (aux lumières différentes de celles de Lyncée, avec d’autres yeux que ceux d’Argus) s’abîmèrent, je ne dis pas jusqu’au troisième ciel, mais dans le profond abîme de l’univers supramondain et ensofique. Par la contemplation de ces dix Sefirotes, qu’ils appellent dans notre langue membres et vêtements, ils pénétrèrent, virent, conçurent quantum fas est homini loqui. Là se trouvent les dimensions Ceter, Hocma, Bina, Hesed, Geburah, Tipheret, Nezah, Hod, Iesod, Malchuth, a première desquelles nous appelons la Couronne, la seconde la Sagesse, la troisième Providence, la quatrième Bonté, la cinquième Force, la sixième Beauté, la septième Victoire, la huitième Louange, la neuvième Fondement, la dixième Royaume. L’on dit que leur correspondent dix ordres d’intelligences, le premier desquels est appelé Haioth heccados, le deuxième Ophanim, le troisième Aralin, le quatrième Hasmalin, le cinquième Choachin, le sixième Malachin, le septième Elohim, le huitième Benelohim, le neuvième Maleachim, le dixième Issim. Nous, nous appelons le premier Animaux saints ou Séraphins, le deuxième roues formantes ou Chérubins, le troisième Anges robustes ou Trônes, le quatrième Effigies, e cinquième Pouvoirs, le sixième Vertus, le septième Principes ou dieux, le huitième Archanges ou fils des dieux, le neuvième Anges ou Ambassadeurs, le dixième Âmes séparées ou héros. De là dérivent les dix sphères dans le monde sensible : 1. le premier mobile, 2. le ciel étoilé ou la huitième sphère ou le firmament, 3. le ciel de Saturne, 4. celui de Jupiter, 5. celui de Mars, 6. celui du Soleil, 7. celui de Vénus, 8. celui de Mercure, 9. celui de la Lune, 10. celui du Chaos sublunaire divisé en quatre éléments. Dix moteurs les assistent ou dix âmes les intègrent: la première est Métatron ou le prince des faces, la seconde est Raziel, la troisième Zaphciel, la quatrième Zadkiel, la cinquième Camael, la sixième Raphael, la septième Aniel, la huitième Michel, la neuvième Gabriel, la dixième Samael, au-dessous de qui nous trouvons les quatre terribles princes, dont le premier est le seigneur du feu et est appelé par Job Behemoth ; le deuxième est le seigneur de l’air et les cabalistes et le vulgaire l’appellent Beelzebub, c’est-à-dire le prince des mouches, id est des immondes bêtes volantes ; le troisième est le seigneur des eaux et Job l’appelle Léviathan ; le quatrième règne sur la terre, qu’il parcourt et entoure et Job l’appelle Sathan. Or, voici que selon la révélation cabalistique Hocma, à qui répondent les formes ou roues appelées chérubins, qui influent sur la huitième sphère, où réside la vertu de l’intelligence de Raziel, l’âne ou l’asinité est le symbole de la sagesse.229
Quant à la manière d’affronter cette « entreprise », il s’agit de récupérer cet état de conscience de vacuité ou d’ignorance, que Bruno, à l’instar de tout initié prêt à faire l’expérience métaphysique, assimile à l’Asinité, qu’explique ainsi l’un des protagonistes du dialogue de la Cabale du cheval Pégase :
Saulino – Écoute à ce propos un principe pour une autre distinction plus concrète : ce qui unit notre intelligence, ce qui se trouve en la sagesse, en vérité, ce qui est l’objet intelligible, est une espèce d’ignorance, selon les cabalistes et certains théologiens mystiques ; d’autre sorte, d’après les pyrrhoniens, les éphectiques et assimilés ; d’une troisième, selon les théologiens chrétiens, parmi lesquels celui de Tarse la prône d’autant plus qu’elle est considérée comme une folie par tout le monde. Par la première sorte, l’on nie toujours, ce pourquoi elle est appelée ignorance négative qui n’ose jamais affirmer. Par la seconde sorte, l’on doute toujours et l’on n’ose jamais décider ou définir. Par la troisième sorte tous les principes sont tenus pour connus, approuvés et manifestes avec certitude sans qu’il y ait besoin de démonstration ni de preuve d’aucune sorte. La première espèce est représentée par l’ânon vagabond et fugitif ; la seconde par une ânesse figée à la croisée de deux chemins, sans que jamais elle ne bouge, incapable de décider vers lequel elle devrait diriger ses pas ; la troisième par l’ânesse avec son ânon qu’elle apporte sur son dos au rédempteur du monde, où l’ânesse – comme l’enseignent les docteurs sacrés - est l’image du peuple juif et l’ânon, celle du peuple gentil qui, comme la fille l’église naît de sa mère la synagogue, appartenant les uns comme les autres au même peuple descendant du père des croyants, Abraham. Ces trois espèces d’ignorance, comme s’il s’agissait de trois branches, se réduisent en un tronc commun, sur lequel influe l’asinité depuis le domaine archétypal et qui est fermement planté dans les racines des dix sefirots.230
Cela est le point de départ, et l’esprit dans lequel il faut réaliser tout le périple, avec la condition cependant de recevoir la « visite » du messager toujours invoqué (ce qui est œuvre de la grâce) qui ouvrira la porte vers la liberté et le guidera á travers les vallées, plaines et gorges des indéfinis états de l’être, dépassant limites et frontières, tout comme l’Âne le fait à la fin du livre.
L’Âne – (…) Mais voici venir mon Cyllène en personne ; je le reconnais à son caducée et à ses ailes. Bienvenu, beau messager ailé de Jupiter, fidèle interprète de la volonté de tous les dieux, généreux donneur des sciences, directeur des arts, perpétuel oracle des mathématiques, calculateur admirable, élégant orateur, beau visage, allure gaillarde, aspect aimable, gracieux personnage, homme entre les hommes, femme parmi les femmes, malheureux entre les malheureux, joyeux parmi les joyeux, tout entre tous, qui jouis avec qui jouit, et pleures avec qui pleure ; ainsi vas-tu et tu es partout, tu es vu et perçu. Quel bien nous apportes-tu ?
Mercure – Âne, puisque tu veux te dire et être académicien, maintenant moi – qui t’ai accordé d’autres dons et d’autres grâces –, en vertu de mon autorité plénière je t’ordonne, te constitue et te confirmes académicien et dogmatiste général, pour que tu puisses entrer et demeurer partout, sans que nul ne puisse te fermer la porte ni te causer quelque outrage ou empêchement, (…). Entre donc où tu voudras à ton gré. Nous ne voulons pas non plus t’obliger à la règle du silence biennal de l’ordre pythagoricien ni aux autres lois ordinaires, (…). Parle, donc, parmi les acousticiens ; considère et contemple chez les mathématiciens ; discute, demande, enseigne, explique et affirme chez les physiciens ; rencontre-les tous, parle avec tous, soit leur frère, réunis-toi avec eux, identifie-toi à tous, domine-les tous, soit tout.231
Mais il dut auparavant affronter le docte pythagoricien Micco, qui mit des centaines d’obstacles à le laisser entrer dans la confrérie, ce que le Nolain mettrait à profit pour adresser une critique sarcastique à ceux qui s’érigent en représentants du savoir ésotérique, et s’autorisent donc à accepter ou rejeter tel ou tel candidat suivant ce qui est établi dans les manuels, et à lui accorder plus tard les grades qui correspondront. Dans l’actualité, cela s’est d’ailleurs aggravé à l’extrême, de sorte que beaucoup de ces soi-disant « autorités » ne sont que de simples charlatans, avides de pouvoir, manipulateurs et bureaucrates accordant ou retirant des cartes, avec une mentalité plus proche du mercantilisme que de la liberté qu’offre la Connaissance. Et ainsi se gangrène le panorama, comme nous le voyons avec la Cabale, vendue comme un produit hollywoodien ou comme une chose si secrète qu’elle est réservée au rabbinat officiel, et non pas pour ce qu’elle est, un grand voyage sur les lumineux sentiers de l’univers, qui vibre toujours au son des cordes pincées par le chanteur, le musicien ou le poète, l’artiste, en somme, qui se joint à sa recréation. Ne serait-ce qu’à titre d’exemple du ridicule et de la rouerie des « officiers » de l’ésotérisme, rejoignons encore Bruno :
L’Âne – Quelle est cette académie qui a écrit sur sa porte Lineam ne pertransito ?
Micco – C’est une école pythagoricienne.
L’Âne – Pourrai-je y entrer ?
Micco – Comme académicien, non sans de nombreuses et difficiles conditions.
L’Âne – Quelles sont ces conditions ?
Micco – Il y en a beaucoup.
L’Âne – Je t’ai demandé quelles sont-elles, non combien.
Micco – Je te répondrai du mieux que je pourrai et t’en dirai les principales.232
Et, après lui avoir lâché tout un boniment :
L’Âne – Ô honorable école, insigne étude, belle secte, vénérable collège, gymnase éclairé, invincible lycée, et première académie d’entre toutes les académies ! L’âne errant, tel un serf assoiffé devant vous, eaux très fraîches et limpides ; l’âne humble et suppliant se présente à vous, qui accueillez les pèlerins avec bienveillance, désireux de souscrire à votre société.
Micco – À notre société, hein ?
L’Âne – Oui, oui, oui, monsieur, à votre société.
Micco – Passez cette porte, monsieur, car de cette autre les ânes sont exclus.
L’Âne – Dis-moi, mon frère, toi, par quelle porte es-tu entré ?
Micco – Le ciel peut faire que les ânes parlent, mais pas qu’ils entrent à l’école pythagoricienne.233
Les Fureurs héroïques continuent de révéler à quel point la symbolique de la Cabale est présente dans les méditations et expositions du Nolain, le thème central étant maintenant celui de l’Éros qui attire et élève le cabaliste aux plus hautes sphères de l’univers. À ce sujet, León-Jones signale :
Les constellations mentionnées et réorganisées dans le Spaccio sont utilisées plus tard dans la Cabale et De gli eroici furore (Des Fureurs héroïques). L’Eroici est peut-être le plus complexe des dialogues, aussi bien pour sa composition que pour ses concepts. Bruno déclare que c’est son cantique des cantiques. Constitué d’emblèmes, le dialogue expose la théorie de Bruno sur l’Éros mystique. Tous les emblèmes sont liés à des sujets amoureux : les deux plus importants sont les cycles consacrés au mythe d’Actéon et les neuf Amants aveugles, qui sont des descriptions allégoriques de la métempsychose. Bien qu’ils paraissent fantaisistes, les emblèmes sont les figurations d’un discours profondément prophétique. Dans le commentaire sur les poèmes, Bruno prédit l’avènement de l’anno mundi, où un renouvellement cosmique – une espèce de métempsychose cosmique - aura lieu. Modelés sur la structure cabalistique du Cantique des cantiques, les sujets d’amour poétique de l’Eroici sont issus du mysticisme érotique cabalistique. Chaque dialogue fournit des éléments qui devront être réunis, comme les différentes étapes d’un manuel. En réalité, les trois dialogues sont si intimement connectés par leurs concepts principiels qu’ils ne peuvent être compris que comme un tout : les trois constituent une unité.234
Et un peu plus loin, elle ajoute une chose très intéressante en rapport avec le sujet de notre étude :
Les idées cabalistiques sont plus fréquentes dans l’ordonnance cosmologique de Bruno parce qu’il les trouve compatibles avec la doctrine néoplatonicienne et néo-pythagoricienne. Le néoplatonisme juif est peut-être plus ancien que la forme chrétienne, d’où le fait que la Cabale juive soit imprégnée d’idées néoplatoniciennes pour la Renaissance. Pour Bruno, son intérêt pour la Cabale ne se limite pas à des facteurs strictement cosmologiques, mais s’étend aux objectifs religieux transcendantaux basés sur ses conceptions du mysticisme et de la prophétie. Tous deux, son mysticisme comme sa prophétie, sont inexorablement liés à la connaissance qu’il a de la pensée juive au travers de l’Ancien Testament. Ses exemples de prophétie sont basés sur des figures de l’Ancien Testament et des allusions bibliques. Une lecture profonde des Dialogues italiens de Bruno révèle la prépondérance des références aux livres de l’Ancien Testament dans des parties essentielles de ses argumentations philosophiques, principalement les trois livres attribués à Salomon : l’Ecclésiaste, les Proverbes et le Cantique des cantiques. Bruno va jusqu’à s’approprier le titre de Cantique pour les Eroici. Dans la Bible, Bruno trouve l’expression de ses principes fondamentaux : par exemple, le Livre de Job, dont Bruno était convaincu qu’il révèle les secrets de la nature et la structure de l’univers ; le Cantique, dont l’érotisme exprime l’unio mystica de la Cabale ; ou l’Ecclésiaste, qui soutient la théorie de la métempsychose. Bruno préfère les livres Poétiques parce que la poésie est liée à la prophétie dans le néoplatonisme – et parce que les auteurs, en particulier dans le cas de Salomon, sont depuis longtemps traditionnellement considérés comme des mages, ou, selon Bruno, des Cabalistes.235
Du texte du Nolain, nous voudrions apporter tout d’abord un emblème, associé plus loin à un sonnet, alimentant les dialogues des personnages qui cherchent à déchiffrer l’énigme. Ce sont en fait comme des flashes qui illuminent des scènes, des dioramas de la conscience qui, une fois réunis, constituent le grand Théâtre du Monde, toujours changeant puisqu’il a été créé ; car, selon Bruno, le seul qui soit immuable est l’Univers infini, qui intègre des mondes et des mondes en perpétuel mouvement.236 Ici, les protagonistes sont Cicada et Tansillo, qui découvrent les différents décors, comme celui-ci :
Cicada – Passons au troisième.
Tansillo – Le troisième porte sur l’écu un enfant nu allongé dans une verte prairie, qui appuie la tête sur un bras, les yeux tournés vers le ciel, vers quelques édifices – habitations, tours, jardins, potagers - qui se dressent au-dessus des nuages ; il y a là un château de feu et, au centre, une inscription qui dit : « Mutuo fulcimur ».
Cicada – Et qu’est-ce que cela veut dire ?
Tansillo – Voit ce furieux, représenté par l’enfant nu – simple, pur et exposé à tous les accidents de la nature et de la fortune -, de quelle manière il construit par la force de sa pensée des châteaux dans l’air et, entre autres choses, une tour dont l’architecte est l’amour, la matière est le feu amoureux et lui-même qui la construit. « Mutuo Fulcinur » - dit-il - : c’est-à-dire, je vous érige et vous maintiens là par la pensée, et vous me maintenez ici par l’espérance, vous n’auriez point de vie si ce n’était grâce à l’imagination et la pensée avec lesquelles je vous forme et vous maintiens, et moi je serais sans vie si ce n’était pour le soulagement et la consolation que je reçois par votre intermédiaire.237
Ce qui avait été, à des époques et des lieux plus brillants et éclairés de l’humanité, où les arts et les sciences étaient au centre de la vie d’hommes et de femmes navigant sur les mers nourricières et fécondes de la tradition, et reconnaissant donc partout la Cité Céleste, alors, à l’époque de Bruno, cela n’intéressait presque plus personne, et provoquait plutôt de la répulsion, pour en arriver à l’extrême alarmant de l’actualité, où l’humanité agonise, écrasée par la multiplicité et la solidification. Mais ce que l’erreur et la stupidité ne pourront jamais étouffer, c’est la possibilité d’identifier en notre intérieur ces parages extraordinaires décrits par Bruno d’innombrables manières, et de les parcourir avec détermination pour nous apercevoir que nous sommes les habitants de cette Cité, de l’Utopie, demeure de l’Esprit invincible. Voici comment le présente Bruno :
Mais venons-en maintenant à notre propos. Ces fureurs au sujet desquelles nous raisonnons et dont nous remarquons les effets dans notre discours, ne sont pas oubli, mais mémoire, ne sont pas négligence de soi, mais amour et désir du beau et du bon, par lesquels l’on cherche à atteindre la perfection, se transformer pour ressembler à ce qui est parfait. Elles ne sont pas le ravissement dans les lacs des affections bestiales, sous la loi d’une fatalité indigne, mais un élan rationnel qui poursuit l’appréhension intellectuelle du beau et du bon que l’on connaît, et à qui l’on veut complaire en tentant de s’y conformer, de telle sorte que l’on s’enflamme à sa noblesse et à sa lumière, revêtant la qualité et la condition qui font apparaître illustre et digne. Par le contact intellectuel avec cet objet divin, l’on devient un dieu ; il ne s’occupe de rien que des choses divines, se montrant impassible et insensible a ces choses que le commun considère comme principales et pour lesquelles beaucoup se tourmentent ; il ne craint rien, et méprise par amour de la divinité le reste des plaisirs, sans se préoccuper de la vie. (…)
Il faut cependant compter avec les difficultés, les écueils qui surgissent pour provoquer des réactions d’ascension, mais jamais l’abandon, sauf si l’on se contente de ce que l’on connaît et que l’on se résigne à manquer le grand Banquet.
Néanmoins, sans rompre l’harmonie, il vainc et domine les horribles monstres ; et même en cas de faiblesse, il retourne facilement à la sixième planète, grâce à ces profonds instincts qui dansent et chantent en lui comme neuf muses dans l’éclat de l’universel Apollon ; et derrière les images sensibles et les choses matérielles il entend les conseils et les ordres divins. Certes, ayant quelques fois l’amour – qui est double - pour guide fidèle, se voyant frustré dans son effort – comme cela peut arriver - par d’éventuels obstacles, il annihile alors, tel un insensé et un furieux, l’amour envers ce qu’il ne peut comprendre ; confondu alors par l’abîme de la divinité, il abandonne parfois la partie, revenant cependant plus tard s’imposer par sa volonté là où il ne peut arriver par son intelligence. Il est aussi vrai que normalement il déambule, oscillant tantôt vers l’une, tantôt vers l’autre forme du double cupidon, car la leçon principale que l’amour lui donne est de voir en ombre (lorsqu’il ne peut le faire en miroir) la beauté divine.238
Mais le courageux vise toujours plus haut, jusqu’à ce que cet au-delà soit plus réel que ceci, cela ou toute autre concrétion.
Ainsi, il progresse toujours du beau compris – et donc mesuré, et, par conséquent, beau par participation – vers ce qui est véritablement beau, que rien ne limite ni ne circonscrit.
Cicada – Cette poursuite me semble vaine.
Tansillo – Elle est au contraire loin de l’être, puisque bien qu’il ne soit ni naturel ni souhaitable que l’infini soit compris – et il ne peut être vu comme fini, puisqu’il ne serait alors pas infini -, néanmoins il convient et il est naturel que l’infini, pour l’être, soit poursuivi sans fin (de cette sorte de poursuite qui n’a pas besoin de mouvement physique, mais de certain mouvement métaphysique ; qui ne va pas de l’imparfait au parfait, mais décrit des cercles sur les degrés de la perfection pour atteindre ce centre infini qui n’est ni formé ni forme).239
Emportés par la richesse du discours aux multiples facettes de Bruno, nous avons un peu oublié le personnage et ses circonstances, mais sa vie ne s’écarte pas d’un iota du parcours que nous avons décrit, au contraire, elle ne fait qu’un avec lui. Ainsi l’on comprend ses pérégrinations liées à la Connaissance, d’abord à Paris, où en un an il donnera environ trente conférences publiques et sera un temps le lecteur royal d’Henri III. Puis son séjour en Angleterre, où il affrontera sans peur la stupidité des « pédants grammairiens d’Oxford » qui l’accusent d’avoir plagié Ficin. C’est là qu’il conçoit son projet universaliste de rénovation politico-religieuse basée sur les idées hermétiques, et est en contact avec le poète Philip Sidney, disciple du grand savant John Dee. Suivront des séjours en Allemagne, à Paris et à Prague, où, tandis qu’il répand ses enseignements, s’acharnent contre lui des attaques de plus en plus virulentes, jusqu’à ce que, en 1591, après avoir publié ses trois grands poèmes philosophiques, De inmenso, innumerabilibus et infigurabilibus ; De triplici minimo et mensura et De monade, numero, et figura, il retourne en Italie sous la « protection » de Giovanni Mocenigo, qui finira par le livrer à l’Inquisition, accusé d’avoir affirmé que l’univers est infini, ainsi que d’avoir mis en doute l’orthodoxie religieuse et pratiqué la magie. Il subit pour cela le bûcher de l’Inquisition le 17 février 1600 sur le Campo dei Fiori, à Rome.240 Mais à l’instar de beaucoup des personnages que nous avons étudiés, il a laissé une empreinte fondamentale pour la persistance de la pensée qui, encore maintenant, sauve l’homme occidental de sa tiédeur et sa décomposition. Dans le cas de Bruno, León-Jones le dit clairement :
Au xxe siècle, Bruno le libérateur et martyr a aussi été Bruno le mage, l’hermétiste, le scientifique révolutionnaire, l’homosexuel, et même l’intrigant et l’espion, et, avec un renouveau d’intérêt pour sa philosophie, s’est créé un boom bibliographique (et biographique) de ses études. Sa vie et sa pensée continuent de fasciner non seulement les érudits, mais aussi l’imagination populaire. Une biographie populaire, des commentaires fictifs de ses derniers jours en prison, un film et deux opéras ont immortalisé Bruno au cours de ces dernières décennies. Le mythe de Bruno grandit chaque jour. Pour n’en donner qu’un exemple, il existe en France un « Club Bruno » qui non seulement publie des recherches sur Bruno, mais aussi réunit des fonds pour ériger une statue de Bruno à Paris, imitant celle qui domine le lieu de son exécution à Rome. Un biographe récent, Bertrand Levergeois, a créé le terme adéquat de « brunomanie » pour décrire cette renaissance moderne de l’intérêt pour Bruno.
Comme nous le verrons, cela ressemble au cas de Böhme ; un reflet, dans le fond, de l’impérieuse nécessité de se rattacher à la source éternelle du savoir.
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