CHAPITRE XV
LE SYMBOLISME CONSTRUCTIF
Les sociétés traditionnelles ont construit leur cité, symbole de leur culture, comme une image de l'ordre cosmique. La cité terrestre est une imitation de la cité céleste et sa structure provient de l'archétype éternel. Le plan de la cité des hommes doit être calqué sur les nombres et mesures qui régissent l'univers, et une manifestation rituelle du plan divin exécuté par les dieux. La cité et la culture tout entière témoignent de cette attitude et de cette connaissance exprimée à travers les lois de l'analogie, ou de la correspondance inverse; elles établissent ainsi une communication avec le céleste, un lien entre un plan connu et un inconnu, entre les êtres visibles et les énergies des esprits invisibles. De cette manière, la cité –la communauté– prend part à cette relation à un degré plus ou moins fort, puisqu'elle se trouve articulée à partir d'un centre qui doit établir effectivement le flux continu des émanations sacrées assurant l'ordre et la culture, et même davantage: la vie. Cet axe ou centre est représenté par le temple, ou la maison cultuelle, centre de la cité ou du village –ou par le prêtre, le chef ou le chaman, dans la communauté–, à partir duquel se structurent toutes les catégories.1 


Illustration de El Codice (Titre) de Totonicapan.

Comme on le sait, en Amérique précolombienne et spécialement en Méso-Amérique, la pyramide tronquée a été le temple par antonomase, et c'est sa verticalité dégradée, du plus grand au plus petit, qui permet d'établir le contact avec les mondes, invisibles et toujours présents, appelés cieux. Le symbole de la pyramide est exactement équivalent à celui de la montagne –comme l'homme– symbole de la verticalité, de la communication axiale, et établit la relation ciel-terre en les complétant. Cette union s'effectue au cœur de la montagne, dans la caverne, ou au plus obscur et au plus épais de la forêt vierge, ainsi que dans le cœur de l'homme.2 

Dans la symbolique du temple chrétien, ce lieu de rencontre et de réalisation est représenté par le sanctuaire –le sancta sanctorum hébreu–, et l'assimilation de la montagne et de la caverne sacrée respectivement au temple et au tabernacle (ou à la crypte), est générale. Les Égyptiens, qui ont également construit des pyramides sacrées, plaçaient en leur centre une suite d'espaces ou de chambres véritablement funéraires où se réalisaient les rites d'initiation; la maison cultuelle est donc fondamentalement l'espace ou le lieu où se produit l'initiation à la connaissance. C'est à partir d'un axe central qui établit le lien ciel-terre (ainsi que monde souterrain), que se réalise la vie d'une culture.3 Et cela est également applicable à l'homme qui, en tant que microcosme, est un temple construit à l'image et à la ressemblance du macrocosme, temple divin ou maison de Dieu, car un plan et des lois analogues les ont cimentés tous deux.

Dans le cas du grand temple de Tenopchtitlan, cœur du peuple aztèque, le symbolisme magique et théurgique est évident, puisque les temples et les constructions qui caractérisaient cette citadelle sacrée furent érigés à l'emplacement exact où les Mexicains antiques reçurent les signes, les signaux divins qui leur ordonnaient de s'installer là après cinquante-deux ans de dures pérégrinations. C'est un exemple patent –comme celui des Incas à Cuzco, ou d'autres, vérifiés historiquement dans la zone précolombienne– de comment une culture s'établit et s'irradie au cours des constantes migrations de l'espèce humaine, et de quelle façon ses structures symboliques peuvent être transposées à l'être individuel, dans la mesure où celui-ci est apte à établir, à un moment ou à un autre de sa vie, à travers ses propres signes et signaux, un lien direct avec d'autres mondes, sur différents plans d'intégration d'une unique réalité, observée au moyen de ses manifestations de plus en plus subtiles et impalpables. Ce qui équivaut à l'expérience des états secrets de l'Être Universel, et à la connaissance d'une cosmogonie symbolisée, dans ce cas, par la pyramide à la base carrée et les différents niveaux qu'il faut escalader, degré par degré, jusqu'à la cime.


Huitzilopochtli dans son temple. Codex Azcatitlán.

Si nous projetons sur le plan la figure volumétrique de la pyramide, nous obtiendrons un petit carré central et une autre série de carrés qui l'entourent –en une série numériquement identique aux états pyramidaux– de l'intérieur vers l'extérieur, du centre jusqu'à la périphérie, du tout juste virtuel jusqu'à la limite de sa propre manifestation. Ce qui symbolise la possibilité de retour à cette virtualité mystérieuse, impassible, par l'intermédiaire du temple pyramidal qui s'échelonne depuis la base jusqu'à la culmination centrale ou axiale. Cela dessine un parcours inverse considéré en fonction de la perspective de l'homme qui a construit le temple terrestre par rapport à celle de l'Architecte Universel, qui a créé le plan céleste depuis son Unité jusqu'à la multiplicité de ses expressions, tandis que l'homme –l'une de ces expressions– doit aller de la manifestation à la non-manifestation, du créé au non-créé, de l'humain au supra-humain ou divin. C'est un retour aux origines, à la source, à l'invisible qui se manifeste toujours en œuvres. Ces thèmes ayant déjà été mentionnés ailleurs,4 nous indiquerons seulement ici que le temple, ou centre cultuel,5 réunit les énergies verticales et les horizontales, capturant le temps successif et fugace dans l'espace sacré qui est le récipiendaire des énergies ou vibrations divines, de l'éternel, pour les diffuser au niveau de la terre, dans l'horizontalité de la communauté sociale qui s'organise en fonction de la proximité ou de l'éloignement de ce centre, puisqu'il représente le symbole de la réceptivité, de la révélation de la sagesse sacrée. Le temple est la vivante image du cosmos, la conjonction et la complémentarité de la terre et du ciel, qui sont données, dans le cas de la pyramide, par le carré de base (la terre) et le triangle des côtés (les cieux). Dans certaines sociétés traditionnelles, ce ciel est représenté par un cercle ou un demi-cercle qui devient, en tridimensionnel, la voûte ou la coupole qui couronne le carré de base de l'édifice, bien que dans certaines traditions comme la grecque (ainsi que certaines constructions romaines et chrétiennes), c'est aussi la forme triangulaire, en alternance avec la circulaire, qui surmonte portes, monuments et autels; le triangle et le cercle, ou le demi-cercle, sont équivalents et indistinctement utilisés comme figures du ciel,6 en contraste avec le quadrangle de la terre, quoique formant cependant avec lui un ensemble harmonieux, une seule construction assimilable au cosmos tout entier. Torquemada nous dit à ce sujet, citant les Étymologies de Saint Isidore:

«Jadis, les gentils fondaient les temples et demeures de leurs idoles de bien des manières... mais si une seule chose fut toujours stable et permanente ce fut de leur donner quatre parties, leur constituant tête et pieds et bras, dextre et senestre... De cette manière les anciens, qui eurent le meilleur parcours, construisirent leurs temples; et c'est de cette façon que nous découvrîmes que les utilisait la gent indienne... De même faisons-nous communément, nous chrétiens, en édifiant les maisons et les temples de Dieu...»7

 


Pyramide de Palenque. Culture maya.

À l'arrivée des Européens, il y avait à Texcoco une magnifique pyramide-temple qui comptait neuf étages symbolisant les neuf cieux –dans la plupart des documents, ces cieux sont au nombre de treize, ou bien le neuf et le treize sont utilisés comme équivalents– ou les degrés de connaissance successifs de la véritable réalité de l'homme et de la vie –qui est, selon la pensée traditionnelle, plus invisible que visible– qui constituent la cosmogonie des peuples nahuas. La construction de cette pyramide fut commandée par Nezhualcoyotl, personnage symbole de la sagesse précolombienne, et était son orgueil et son testament.8 Ces neufs cieux étaient contrebalancés par neuf enfers souterrains, une sorte de réplique inversée des premiers.9 Pour la pensée traditionnelle américaine, comme nous l'avons déjà dit, la terre est un plan quadrangulaire prolongé par les eaux de la mer et qui s'unit au ciel –les eaux supérieures– à la ligne d'horizon.10 Les astres, représentations célestes de la déité, parcourent le firmament d'un bout à l'autre de l'horizon, mourant à l'occident pour s'élever de nouveau à l'est, ce qui est considéré comme une résurrection. La période au cours de laquelle l'astre est invisible est vue comme une visite ou un passage dans l'inframonde, dans la terre les morts.11 Cela est particulièrement évident dans le cas du Soleil, de la Lune, et surtout de Vénus, et des déités associées à ces astres, dont le plus bel exemple est la figure de Quetzalcóatl, l'Hermès américain, peut-être le dieu le plus important du panthéon indigène et qui a été appelé de plusieurs noms selon les langues et les coutumes des peuples qui le connaissaient et le vénéraient, ainsi que nous l'avons dit.


Quetzalcóatl. Codex Magliabecchi, p. XVI

Il se passe de même avec la terre, qui meurt en hiver et naît à l'arrivée des pluies, ainsi qu'avec la vie et les coutumes d'une série d'animaux qui, pour cette raison –pour leur participation à la dialectique de la déité–, sont sacrés. Ainsi, le colibri, qui hiverne pendant des mois et semble effectivement comme mort pour renaître finalement dans toute sa splendeur, sa beauté et sa gaieté; et, chez les tribus d'Amérique du Nord et du nord-ouest du Canada, le saumon qui, à une certaine époque de l'année, émigre vers la mer pour revenir remonter les fleuves à contre-courant et pondre ses œufs en son lieu d'origine, complétant tout un cycle de vie-mort-vie; le papillon également, qui subit la transformation d'animal terrestre en animal volant et naît au printemps, à la saison des pluies et de la génération, en même temps que les fleurs, ce qui est, bien sûr, lié aux lois de la construction du cosmos et à l'exécution permanente du plan divin qui comprend une constante régénération vitale. Cela se trouve intimement associé à l'initiation, en ceci qu'elle instaure, comme nous l'avons déjà dit, à travers un mécanisme analogue de vie-mort-vie, l'être authentique, l'homme véritable, l'incroyable possibilité de l'humain utilisant la terre comme support pour déroulement et le développement de ce potentiel.



Quetzalcóatl comme roi de Tula. Codex Florentino.



NOTES
1 Fray Diego de Landa nous dit:«Au centre de la cité étaient leurs temples avec leurs belles places, et tout alentour des temples s'élevaient les maisons des seigneurs, des prêtres et des personnes d'importance. Ensuite venaient les maisons de ceux qui étaient tenus en grande considération, et à l'extérieur de la ville se trouvaient les maisons des classes inférieures.»
2 L'arbre forme part lui aussi de cette symbolique de passage axial et c'est pourquoi on l'appelle arbre de vie. Dans les cultures mayas, certains personnages mythiques montent le long de son tronc et se perdent dans le ciel de son feuillage, se transformant en d'autres êtres, principalement en singes.
3 Nous avons déjà déclaré que certaines traditions divisent l'espace vertical en trois stades qu'ils appellent ciel, terre et atmosphère, ou monde intermédiaire. D'autres appellent ces trois plans ciel, terre et inframonde. Les deux divisions en trois mondes sont équivalentes et peuvent être assimilées, et font référence, dans le symbolisme végétal de l'arbre, aux ramures, au tronc et aux racines.
4 Federico Gonzalez, La Rueda, Una Imagen Simbólica del Cosmos, Symbolos, Barcelone 1986.
5 Chez certains groupes, la maison habitation remplit cette fonction: l'autel est le foyer; le feu qui, transformé en fumée (l'encens), sort à l'extérieur par une ouverture pratiquée au sommet, est le moteur des transformations. Le pater familiae est le prêtre, ou sa femme la prêtresse.
6 Il y a aussi des raisons numériques pour qu'il en soit ainsi: neuf est le carré de trois.
7 Monarquía Indiana, Livre VIII, ch. III
8 Fernando de Alva Ixtlixochitl, Obras Históricas (U.N.A.M., México 1977), p. 126. 
9 Remarquons la correspondance avec ce que décrit Dante dans La Divine Comédie. Cette similitude est particulièrement significative, car la cosmologie dantesque est la conception ptolémaïque, chrétienne et médiévale, et correspond davantage à une situation anthropocentrique qu'à une vision géocentrique. Le prêtre catholique M. Asín Palacios a souligné la ressemblance étroite de cette œuvre avec la cosmologie islamique exprimée par le sage Ibn Arabi. D'autres critiques ont élargi ces commentaires en la comparant avec la Kabbale hébraïque et avec les conceptions iraniennes et bouddhistes. Ils n'ont pas tort, bien que ces commentaires soient envisagés du point de vue des influences historiques et des sources originales auxquelles Dante n'a d'ailleurs pas eu directement accès. De même en ce qui concerne les symboliques précolombiennes, puisque La Divine Comédie a été écrite presque deux siècles avant la découverte de l'Amérique. Ce que ces conceptions unanimes manifestent en réalité, c'est l'unité de la doctrine traditionnelle, expression symbolique de la cosmogonie omniprésente.
10 Pour la cosmogonie, les seigneurs du jour étaient treize et neuf les seigneurs de la nuit (ou inframonde). Aux neuf dieux diurnes et célestes s'ajoutaient les quatre dieux correspondant aux points cardinaux. C'est-à-dire ceux que marquaient les limites de l'espace à la ligne d'horizon, le plan quadrangulaire de la superficie des eaux –qui servait de contact permanent entre le monde de la lumière et celui de l'obscurité. D'après cela, les treize seigneurs de la lumière se divisent en neuf dieux célestes et quatre terrestres. En correspondance, et à l'inverse des neuf célestes, l'on trouve les neuf dieux de l'inframonde, séparés par le plan quadrangulaire de la terre. Pour les Nahuas, le couple créateur primitif avait engendré quatre enfants qui habitaient les quatre directions de Tlactipac, la surface de la terre, et avaient formé les cieux et les dieux qui régissent les niveaux souterrains.
11 La kiva, temple et lieu d'initiation d'une grande part de cultures d'Amérique du Nord, a une entrée par le toit, au niveau de la terre, et par là l'on descend jusqu'au fond de l'enceinte située au-dessous du niveau de la terre, symbole de l'inframonde, la sortie étant la même que l'entrée, mais maintenant en parcours ascendant ou zénithal.