Quetzalcóatl descendant du ciel.
Codex Vindobonensis, p. XLVIII

CHAPITRE XVI
PLANTES ET ANIMAUX SACRÉS 
 
Le dessein que nous poursuivons dans ce chapitre est d'essayer de faire une brève description de certaines plantes et animaux sacrés de caractère symbolique, et donc hautement significatif. Pour commencer, nous dirons que, dans une société traditionnelle ou archaïque, tout est sacré ou magique, mais certains symboles végétaux ou animaux ont dans ces sociétés une charge qui les distingue comme étant des énergies spécifiques et différenciées des autres. Ce n'est pas par hasard qu'ils sont invariablement et unanimement associés à des déités déterminées, qu'ils représentent. Nous nous intéressons donc à la valeur que possédaient ces symboles de la nature pour la mentalité précolombienne et à leur rapport étroit avec la cosmogonie. Nous désirons également faire une illustration sommaire de certaines plantes et animaux américains qui ont permis, non seulement par leur utilité matérielle, mais aussi pour d'intrinsèques valeurs mythiques et symboliques, de créer et de conserver les cultures indo-américaines, beaucoup desquelles sont encore physiquement vivantes grâce à l'héritage du culte de ces déités.

Comme nous le savons, les Indiens d'Amérique représentaient leurs esprits sous les formes et les traits de plantes et de bêtes. Cela nous indique le degré de sacralisation que possédaient ces éléments dans la société considérée et le rôle qu'ils jouaient dans la communauté. Ces végétaux et ces animaux étaient littéralement sacrés et révélaient la présence de la divinité dans le monde. Il s'agissait de théophanies, c'est-à-dire de la manifestation de la déité à travers un être ou une chose, dans ce cas une espèce végétale ou animale qui incarnait des attributs divins déterminés. Énergies magiques et mystérieuses que chaque exemplaire de la nature possède en soi et déploie dans l'espace en les communiquant. Cette conception est valable pour toute l'Amérique précolombienne et seuls varient les animaux et les plantes qui servent de véhicules à ces énergies cosmiques (célestes, terrestres ou de l'inframonde), car un animal donné peut être supplanté par un autre, tout comme un certain breuvage rituel peut comporter telle ou telle plante, puisqu'aux diverses formes géographiques et aux climats et altitudes distincts correspondent différentes espèces botaniques et zoologiques; il faut cependant signaler que la signification essentielle des symboles, des rites et des mythes demeure toujours identique en dépit de présenter parfois des formes multiples ou même dissemblables en apparence.

Il existe certains éléments constants sur toute l'étendue de l'Amérique précolombienne qui font référence aux espèces botaniques et zoologiques. D'un côté, nous avons la symbolique touchant à la culture du maïs qui, on le sait, était un dieu pour la mentalité indigène (rappelons aussi que, pour les Mayas, l'homme des temps présents, l'homme d'aujourd'hui, a été fait de maïs).


a) Tula. b) Veracruz. c) Motifs Indigènes Argentins

De l'autre côté, nous avons la présence de trois animaux-symboles qui apparaissent aussi dans le Vieux Monde et qui sont généralement regroupés en un seul concept. Nous faisons référence à l'aigle, au serpent et au jaguar (au tigre); nous reviendrons plus amplement sur ces constantes. Le tabac est une autre plante sacrée et rituelle utilisée dans la totalité des cultures américaines. L'on retrouve un peu partout dans la bibliographie des thèmes précolombiens de nombreux exemples de la nature sacrée de la flore et de la faune, et cette révérence de l'aborigène n'était d'ailleurs pas due à une interprétation animiste ou simplement à une crainte superstitieuse, et encore moins à une dévotion d'esclave pour ce qui lui procure le soutien matériel, sinon au respect dû au caractère sacral de la nature en tant qu'expression directe de l'acte de création dont lui-même formait part. Les civilisations traditionnelles et les peuples primitifs ont eu une image bien différente de ce que nous entendons aujourd'hui par le terme nature. Il ne s'agit pas de la déification, en termes modernes, du naturel; d'un 'naturalisme' ni d'un 'animisme' qui en serait la conséquence 'logique'. Les peuples précolombiens, comme tous les peuples traditionnels, voient dans la nature et dans le monde une image de Dieu, une irruption pérenne de l'infini dans le fini, et une constante théophanie dans l'œuvre de la création.


Textile. San Juan Sacatepéquez

L'homme archaïque ne se sent ni seul ni isolé dans la nature, et ne prétend pas non plus en être le propriétaire. Les animaux, les plantes, et jusqu'aux pierres, ainsi que les fleuves, les lacs et les pluies, forment part de son être. De même que le firmament aux formes variées, et les époques et les cycles naturels de vie, mort et résurrection qu'illustrent, nous l'avons vu, les stations du temps et les mouvements des astres, à savoir: la vie même, comme un rituel pérenne et une interrelation ou un entrelacement d'énergies constantes, horizontales et verticales, spatiales et temporelles. C'est la raison pour laquelle le monde tout entier est un code qui peut être lu et compris, aussi bien dans les configurations du ciel que dans les symboles que sont les plantes et les animaux. Le symbole végétal le plus clair est sans aucun doute celui de l'arbre, ou de la plante en général, comme représentation des énergies cosmiques. Ramures, tronc et racines constituent ses niveaux aérien, terrestre et souterrain, assimilables au ciel, à la terre et à l'inframonde, ce que nous avons déjà indiqué. D'autre part, la plante, ou l'arbre, est un symbole axial et vertical apte à connecter entre eux ces différents niveaux ou mondes, et par conséquent un moyen de communication, un véhicule entre ciel et terre. Mais il n'y a pas que la plante qui soit un signe clair et chargé de signification, l'agriculture l'est aussi, c'est-à-dire la culture de la plante et les étapes de son processus de semailles, développement et fructification, qui constituent également un ensemble de symboles, de séquences liées á la notion de vie-mort-résurrection présente dans tous les mythes et tous les rites agraires. La plante de maïs occupe à cet aspect une position centrale, car elle remplit une fonction essentielle dans le complexe monde précolombien, assemblée au cœur des cultures américaines: c'est un témoignage évident du recyclage et de la permanente interaction des forces cosmogoniques, des énergies descendantes et ascendantes qui se concentrent dans la graine et se déploient dans la plante et son fruit: l'épi. En d'autres termes, l'on pourrait parler d'une conjonction de principes ou d'éléments. L'eau est bien évidemment exprimée par les pluies, de même que l'air par le vent. Le feu donne sa chaleur pour que la semence se génère dans la matrice de la terre. Le processus est identique pour tout ce qui se rattache aux états de la matière à partir de la chaleur du feu: solide, liquide et gazeux. Cette rotation constante et cette conjonction d'opposés se trouve toujours présente dans une conception traditionnelle ou archaïque. Par conséquent, le monde dans son entier et n'importe quel milieu se trouve être animé par des esprits invisibles s'exprimant au moyen de symboles et de phénomènes visibles. Dans ce cas, l'aliment obtenu à partir de la plante est lui aussi sacré, et donc un met nutritif supérieur, au point d'être pour l'homme une source de vie. Une plante magique, ou l'Arbre de Vie archétypal qui donne toujours tout sans rien attendre en retour, véritable présent des dieux aux humains, qui tirent leur existence de cette nourriture divine. L'on communie avec la divinité en mangeant du maïs, et la préparation des divers aliments que l'on fabriquait alors avec se faisait –et se fait encore en certains endroits– de façon rituelle, de même que les étapes de ses semailles et ses moissons.1 


Déesse du maguey. Codex Porfirio Díaz, pág. VIII

Pour la mentalité indigène, la vie entière est un rite continuel, un show qui aurait pour protagonistes le soleil, la lune et leur suite de planètes qui, en constant mouvement, produisent le jour et la nuit, les saisons, et ont une influence directe sur la végétation et sur leurs récoltes en tant que symboles des énergies mâle-femelle, actif-passif, ciel-terre, ce qui conduit à la fécondation adoptée par les dieux intermédiaires et atmosphériques: le tonnerre, l'éclair et la foudre. Leurs rites, leurs mythes et leurs symboles sont donc des émulations de ce ballet que dansent les dieux, dont l'expression est, au niveau de la terre, le déploiement spatial du manifesté. Les preuves perpétuelles de la fertilité et de la génération de la nature sont un étonnement constant pour l'Indien traditionnel, qui révère en elles la présence sacrale au sein de laquelle il est plongé, d'une manière ou d'une autre. Cependant, chacune de ces plantes signifie une énergie magique et spécifique et remplit de ce point de vue une fonction différente des autres, est utilisée à d'autres fins, porte son propre message et forme partie intégrante de la vie de l'homme.

Dans la mentalité indigène, il n'existe pas de limite précise entre l'individu et la nature (pas plus qu'entre le naturel et le surnaturel), à cause de cette interrelation déjà mentionnée, cette interdépendance de toutes choses (parmi lesquelles se comptent également les dieux et les hommes), réalité évidente et trait commun à tous les peuples et hommes traditionnels, qui ne mettent pas l'accent sur l'individualité de leurs conceptions ou de leurs personnes, sinon sur l'universalité de l'ensemble dont ils forment part, et vivent dans l'étonnement perpétuel du devenir et dans la certitude de la transcendance d'un Grand Esprit manifesté dans la totalité de la nature comme une image du surnaturel.

En ce qui concerne le symbole animal, nous dirons qu'il est utilisé dans toutes les cultures et civilisations traditionnelles connues, mortes ou vivantes. Pour l'Occident lui-même, le Zodiaque est composé de plusieurs signes animaux, à l'instar des calendriers méso-américains.2 Dans le Christianisme, Jésus est fréquemment assimilé au poisson, à l'agneau, au pélican, etc. Inversement, certains animaux sont tabous au sens le plus strict du terme et, par conséquent, l'ingestion de leur chair est formellement interdite. Le porc en est l'exemple pour les traditions juive et islamique.


Codex Dresde, p. IV-V

Comme nous l'avons déjà mentionné, les traditions indigènes ne trouvent pas étrange l'idée que nous formions part d'un gigantesque animal qui engloberait la totalité des choses, tel qu'Itzam-Ná, dieu de la mythologie cosmogonique Maya. Cette image se répète dans d'autres cultures américaines. De même que la notion que les animaux représentent une énergie appelée 'maître –ou seigneur– des animaux'.

Les animaux-symboles se réfèrent à des énergies cosmiques déterminées. Pour la symbolique précolombienne, c'est le cas du complexe aigle-serpent-jaguar et son intégration dans certaines conceptions sous forme du serpent à plumes (les dragons et les tigres ou lions ailés sont fréquents dans plusieurs traditions). Nous pourrions dire que, dans une cosmovision telle que l'indigène, ces énergies sont en interrelation, favorisant l'équilibre cosmique du monde au moyen du déséquilibre et de l'inharmonie des parties, ou des forces.3 L'équilibre des énergies devait être établi à tout prix et de toute manière, encore que ce soit au moyen de la guerre. Ceci explique les ordres de chevaliers aigles et jaguars, ou faucons et pumas au Mexique et au Pérou, et les batailles rituelles qu'ils livraient (la 'guerre fleurie' méso-américaine), car ils symbolisaient les forces cosmiques en interaction continuelle et donc en constantes opposition et friction. Généralement, l'aigle représentait les possibilités de l'aérien et du céleste; le serpent l'élément intermédiaire ou terre (bien qu'il faille noter l'existence d'un serpent céleste); le jaguar est invariablement assimilé aux énergies bestiales, ce qui en fait un dieu de l'inframonde.


Motifs indigènes argentins.

Cependant, l'on retrouve également la peau du jaguar dans le firmament et ses taches sont les étoiles, tout comme elles sont les yeux des animaux invisibles de la nuit. De même, sur la peau du serpent méso-américain sont inscrits tous les secrets cosmogoniques (comme sur la carapace de la tortue, pour les Chinois) et il s'agit donc d'un symbole sacré évident. Cette interrelation entre les animaux terrestres, ceux de l'inframonde, et les bêtes célestes, est patente dans les traditions américaines et semble être normale et bien établie. Cela est dû à ce que, pour les Précolombiens, nous l'avons vu, les dieux du ciel et ceux de l'inframonde sont les mêmes, mais inversés, et ils montent et descendent par le même axe vertical. Les Hindous pensaient de la même façon, car les asura ne sont autres que des devas 'déchus'. Les angéologies judaïque, chrétienne et islamique s'expriment dans le même sens.


Tlazoltéotl, déesse de la terre et de la fécondité. Codex Laud, p. XXXIX

Pour les Aztèques, la déesse Xochiquétzal, incarnation de l'amour, de la végétation, des fleurs et de la fécondité, demeurait au neuvième ciel, le Tamoanchan ou paradis mythique. C'était l'épouse ou la contrepartie féminine de Tlaloc, dieu des eaux. Sous forme de pluie, elle descendait au plus profond de la terre, jusqu'à la décomposition et la transformation qui caractérisent le royaume des morts, le monde souterrain où règne Tezcatlipoca qui l'enlève pour ensuite la libérer, la rendant à sa demeure céleste.

C'est donc une déesse descendante-ascendante, à laquelle est également échu le rôle qui commande à la fécondation de la terre par les eaux et au constant recyclage de la vie, symbolisé par la régénération de la nature qui est observable dans tous les rites agraires.4 


Culture Chimú. Pérou

Comme nous l'avons dit, la relation entre ciel-terre et terre-ciel est établie par l'intermédiaire de l'air, de la pluie et d'autres déités atmosphériques et de l'orage (tonnerre, foudre, éclair) qui leur sont directement rattachées. Signalons que le vent est vu comme le transformateur et l'émissaire de la résurrection végétale. Mais les divinités qui lui correspondent ne sont d'aucune manière seulement cela. L'air transporte également le son ainsi que le pollen et les graines des plantes. Mais par-dessus tout, c'est le symbole de l'esprit, de l'haleine ou du souffle vital, et même de la parole, et rappelons à cet aspect le verbe comme véhicule créateur et génératif, présent dans de nombreuses traditions universelles et aussi mentionné dans plusieurs traditions de l'Amérique antique, spécialement si l'on comprend que ce verbe n'est autre que le logos grec. Quoi qu'il en soit, le vent en tant qu'agent de la fertilité de la terre intervient de manière pérenne dans l'acte créateur, précédant les pluies qui en sont la conséquence.5 


Condor. Chavín de Huántar.

Parmi les animaux sacrés indo-américains, il faut tout particulièrement mettre l'accent sur les oiseaux pour leur charge mythique et rituelle. En effet, les représentations d'oiseaux symboliques, et en particulier l'utilisation de leurs plumes, aussi bien en coiffures qu'en d'autres manifestations de la vie culturelle, se retrouvent sur toute l'extension du continent. L'importance des plumes d'aigle chez les indigènes d'Amérique du Nord et du Mexique est bien connue, ainsi que celles des somptueux animaux tropicaux en Amérique Centrale, dans les Caraïbes et en Amazonie. Cette présence et l'importance des plumes est notoire au Sud du continent, où elle est généralement associée à la beauté, au courage des activités guerrières, ainsi qu'à des notions d'envolée et de pensées imaginatives ou sublimes, ce qui est clair dans l'exemple de la flèche. Il nous faut préciser ici que cette arme n'est pas seulement vue comme un artefact destiné à la chasse ou à la guerre –activités qui sont sacrées pour un peuple traditionnel et archaïque–, mais aussi comme un symbole intermédiaire ou un messager entre la terre et le ciel, fonction expressément attribuée aux oiseaux et, par extension, à toutes les plumes, comme l'empennage qui maintient la direction de vol des flèches. Pour la mentalité précolombienne, celles-ci peuvent féconder la terre, raison pour laquelle les gouttes de pluie que le vent favorise sont assimilées, physiquement et métaphysiquement, comme chez d'autres peuples, au sperme céleste.


Sceau. Ville de Mexico.

D'autre part, la symbologie zoomorphe est fondamentale pour la mentalité indigène, qui voit dans les animaux des véhicules ou des intermédiaires entre l'homme et l'esprit, et par conséquent des liens entre l'être humain et la déité, que leur caractère propre rend aptes à recevoir des suppliques. Inversement, les esprits s'expriment par leur intermédiaire et ils sont porteurs de messages, qui sont reçus aussi bien au cours de visions qu'en état de veille. Les animaux conservent dans leur intimité quelque chose de la pureté de Celui qui les a créés et se trouvent dont proches de Lui, et l'homme peut profiter de leur énergie pour établir à travers eux le contact avec Lui, dont ils sont la représentation puisqu'ils en sont les transmetteurs et la fonction médiatrice dans les deux sens. Cela donne lieu à une affinité homme-animal-dieu, de façon que ces animaux s'identifient d'un côté avec certains aspects divins, et de l'autre avec des caractéristiques humaines, au point que les Indiens eux-mêmes considèrent dans leurs traditions l'existence d'un 'double' ou d'un 'alter ego' animal: le nahual.


Le Maïs

«Lorsqu'il n'y avait encore ni ciel, ni terre; lorsque le monde était occulte, lorsqu'il n'y avait ni ciel, ni terre, le jade précieux aux trois pointes, le maïs, naquit de la grâce... Alors eut lieu la naissance de la première pierre précieuse, le jade de la grâce, le maïs... Là étaient ses cheveux: sa divinité naquit avec lui...» (Chilam Balam de Chumayel).

Le maïs est une conjonction de pluie et de feu, d'énergies ascendantes et descendantes qui, en s'équilibrant, produisent la plante et son fruit, la vie et l'aliment. Dans cette optique, le maïs –comme le cactus, comme l'arbre en général, ainsi que nous l'avons vu– est également un symbole de la verticalité de l'axe qui unit le ciel et la terre, et il est donc pareillement assimilé à l'homme dans la mesure où ce dernier est un signe de cette médiation et surgit comme le résultat de la conjunctio oppositorum de deux énergies cosmiques qu'il porte en lui.


Textile. Chajul, Quiché.

Cette vision, et la conséquente domestication de la plante par l'Indien, qui la cultive en y développant une suite de potentiels qu'elle contenait implicitement, est le signe de la coparticipation de l'homme et de la nature, complémentarité obtenue au moyen de l'intelligence et de l'effort conscients, propres à l'être humain, qui se différencie de cette manière des autres espèces et joue un rôle intermédiaire dans la création; bien que cette fonction, dans le cas que nous traitons –le passage d'une communauté vivant de la cueillette et de la chasse à la pré-agriculture, et de là à l'agriculture ou culture du champ– ne peut être menée à bien ni s'imposer dans de vastes étendues correspondant à différents peuples si ce n'est après de nombreuses années et une suite de difficiles épreuves et labeurs. La quantité de connaissances, de rapports et de fatigues qui doivent se conjuguer pour que cela devienne possible est énorme. Cependant, une fois le succès obtenu, c'est une réussite si incroyable et si merveilleuse qu'elle acquiert (et ses usages et applications ensuite) une catégorie sacrée ou divine. Au bout du compte, cela est dû à ce que tous les mythes américains font apparaître le maïs comme un don des dieux aux hommes, ce qui revient à dire qu'il leur a été révélé durant une nuit de leur temps mythique, maintenant ces hommes en vie, bénéficiaires et générateurs du maïs, puisqu'eux étaient qui le semaient et le cultivaient physiquement, même s'il était d'inspiration divine.

Et cela sans prendre en considération tout ce que la culture du champ (l'ordonnance du chaos de la terre), si difficilement obtenue, entraîne. C'est-à-dire ses projections génératrices, ou ce qu'elle crée de nouveau dans la vie humaine et ses manifestations culturelles et sociales, ce qui se traduit forcément en termes historiques.

Dans une conception magico-religieuse comme l'indigène, où la vie est constamment actuelle et où les êtres qui y prennent part sont toujours intéressés par le présent, il existe des éléments et des dieux dont la signification varie au cours du temps, quotidien ou annuel. Tout cela est lié, sans aucun doute, aux cycles de végétation qui reflètent ces processus, ainsi qu'aux rites et aux mythes agraires qui les représentent sous forme symbolique. L'on distingue ainsi le soleil de l'aurore de celui du midi et de celui du crépuscule. De même pour les diverses phases du cycle lunaire et pour les eaux de pluie, qui étaient considérées bonnes ou mauvaises, maléfiques ou bénéfiques, selon le mois de l'année, le jour du mois, et l'heure du jour où se produisaient leurs influences, en se déchargeant, ainsi que pour l'énergie du vent qui s'exprime parfois sous forme d'orage et de tornade et d'autres fois comme des brises douces et parfumées.

Pour les indigènes, le temps est vivant –tout comme l'espace– et les diverses formes et manifestations de la nature, qu'ils distinguent et connaissent parfaitement, sont des phénomènes multiples qui se réitèrent à perpétuité. Pour eux, ce savoir est précisément uni à ce type d'expériences que leur mentalité met constamment en relation. Il est logique qu'un système aussi vaste et complexe, où les différentes composantes s'alternent de façon pratiquement infinie, constitue un instrument de perception raffiné. En tous cas, l'enregistrement de cette énorme accumulation de données, ou plutôt d'expériences vécues (qui ne se distinguent parfois qu'à quelques nuances), et leur rituelle et quotidienne application, donnerait aux Indiens américains un flot d'images et de subtilités en tout genre –qu'ont pu remarquer les chercheurs en langues natives– qui, bien entendu, n'intéressent pas les habitants de nos grandes villes, dépendants de la simplification, de l'engagement télévisuel et du travail de production agricole massive. Mais certes, la pensée indigène est qualitative et non pas quantitative comme celle de la société où nous vivons.


Codex Florentin

Et de ce point de vue, le maïs est effectivement le plus notable symbole de la qualification de la nature par le biais de la participation active et directe de l'homme. Signalons cependant que la culture de la plante ne s'est pas établie en termes de production quantitatifs, car cette possibilité est étrangère à une mentalité de type archaïque. La qualité peut engendrer la quantité, mais la quantité est par définition limitative et relative.

Nous voyons donc que le maïs est un thème central de la vie et de la symbolique des cultures précolombiennes. Dans les trois codex mayas qui ont survécu, le Dieu du maïs, ou Dieu de l'agriculture, apparaît quatre-vingt-dix-huit fois, selon Morley, qui affirme:«On le représente toujours jeune et parfois avec un épi de maïs en guise d'ornement sur la tête.» Nous voulons souligner ici cette représentation de la jeunesse pérenne du maïs, au sens qu'il ne meurt jamais, de l'immortalité de la génération. Dans les mythes traditionnels nahuas, Quetzalcóatl est celui qui révèle le secret aux humains et leur livre le maïs après les avoir créés. Les Aztèques donnaient à cette divinité du maïs le nom de Centéotl, et ils réalisaient leurs fêtes rituelles en son honneur. De même, la divination (penser au sens étymologique du terme) était effectuée en Amérique en utilisant les grains de maïs comme intermédiaires, qui étaient également employés comme moyen de comptage pour certains calculs rituels. En Amérique du Sud, le maïs fermenté constituait aussi une boisson sacrée: la chicha.


Semailles du maïs. Codex Madrid, p. XXXIV

Il est également intéressant d'observer la façon de planter le maïs, car chaque graine doit être introduite dans un trou qui est ouvert –puis refermé– à cet effet, et ne se sème pas à la volée comme d'autres céréales. Les Antillais considéraient la coa, l'instrument avec lequel ils ouvraient la terre pour y introduire la graine, comme un équivalent du phallus, souvent associé au symbole du serpent. Il faut également mentionner la similitude existant entre les dents du maïs et les dents humaines. En d'autres termes, entre le dévoré et le dévorateur, ce qui vient corroborer définitivement, pour une mentalité analogique, le fait que le maïs est l'aliment par excellence, lié à l'homme par une évidente affinité que l'on retrouve aussi dans le 'poil' du maïs, qui est considéré comme sa chevelure d'or.


Sceau. Veracruz

De la même façon, nous croyons qu'il est utile de rappeler les diverses couleurs des différents types d'épis de maïs et le rapport qu'ils possèdent avec les couleurs cosmogoniques de chaque culture indigène. Pour les Mayas, la graine est introduite par l'homme, puis travaillée par les neuf seigneurs de l'inframonde, auxquels viennent s'ajouter les treize 'd'en haut', qui donnent sa vigueur au plant de maïs par l'intermédiaire des pluies afin qu'il puisse faire l'ascension jusqu'à la superficie de la terre.

À cet aspect, les mythes, les rites et les symboles liés à l'agriculture en général –et dans ce cas avec le maïs en particulier– constituent une image des étapes du processus initiatique (préparation de l'adepte, descente aux enfers, épreuves puis mort et postérieure résurrection, croissance et fructification). Il en est ainsi parce que les deux processus forment part de la même manifestation cosmique, d'un modèle universel identique, valable pour toute génération, laquelle est également symbolisée par ces processus.

Rappelons une fois de plus que, pour les cultures précolombiennes, la vie est magique et s'exprime dans le caractère sacral de la nature. La magie, c'est d'observer et de comprendre la génération, d'étudier la croissance d'une plante ou les mouvements animaux du ciel. Et surtout la correspondance de ces cycles vitaux et leur complémentarité qui produisent l'harmonie universelle. Les hommes d'aujourd'hui pensent généralement au créateur comme à un mystère, (et certains d'entre nous peut-être au mystère de l'incréé), mais nous oublions parfois le mystère parfait de la création, de la créature toujours vivante. Le maïs est peut-être l'une des plus évidentes incarnations de l'énergie qui produit ce mystère, et il était vu comme un stupéfiant prototype de génération, ce qu'exprime également le degré de connaissance de ces peuples et la culture du champ américain.

Pour terminer, nous noterons que les peuples nomades et vivant de la cueillette sont assimilés dans leur route au temps et à sa projection spatiale. Leur symbolisme est animal, alors que celui des sédentaires est végétal, même s'ils conservent aussi les signes animaux. L'explication se trouve dans leurs différents types d'existence et, par conséquent, dans la façon qu'ils ont de vivre le monde et qui se retrouve présente dans leur manière d'exprimer la cosmogonie. De même, les arts qui prédominent chez les sédentaires sont les arts visuels, liés à l'espace, ce qui est très clair dans l'indispensable exercice de l'architecture et de la construction de la cité. Les arts du temps se rattachent plus au cheminement et s'expriment sous forme poétique et musicale, comme le démontrent les bergers, leurs complaintes et leurs flûtes. Les symboles végétaux se réfèrent davantage à l'activité agricole et donc à un cadre spatial. Au contraire, les animaux circulent librement dans l'espace et leur activité constante est un symbole de mouvement, qui n'est autre que la projection spatiale du temps –selon René Guénon– et de là vient leur claire association avec les calendriers.6 Cette différenciation est d'importance dans la lecture des symboles animaux et végétaux, et doit être également prise en compte pour comprendre la mentalité archaïque et traditionnelle, ainsi que les valeurs attribuées aux bêtes et aux plantes dans leurs cosmogonies; dans ce cas, nous avons seulement souhaité signaler quelques exemples se référent à l'objet de cette étude, la très riche Tradition Précolombienne.

 


Codex Nuttal, p. XLIV



NOTES 
1 En ce qui concerne d'autres plantes dont le caractère est fondamentalement sacré, comme le tabac déjà mentionné, les espèces hallucinogènes (peyotl, champignons, ayahuasca, coca, datura, etc.) et certaines boissons fermentées dérivées de végétaux et ingérées de manière rituelle et traditionnelle (pulque, chicha, etc.), elles constituent un groupe spécifique qui doit être différencié du reste des espèces, aussi bien alimentaires que médicinales, bien que tout le règne végétal forme part du côté sacral de la nature.
2 Humbolt a déjà comparé ces calendriers, y compris celui des Indiens Muiscas de Colombie, avec ceux de différentes traditions (du Tibet, de Tartarie, l'égyptien, le chaldéen et le grec), y trouvant des concepts identiques au sujet de leurs cosmogonies, de leur vision spatio-temporelle et magico-religieuse, bien que revêtus de différentes formes zoologiques, voire même basés sur différents calculs astronomiques, mais coïncidant et se correspondant quant à la conception générale.
3 Idem pour toute combinaison des bêtes mentionnées entre elles et d'autres, et l'incorporation de l'être humain dans ces fusions zoologiques (si chères aux Grecs et aux Romains, héritiers des Égyptiens, et universellement présentes dans la culture de tous les peuples, depuis les dites grandes civilisations jusqu'à certaines tribus 'primitives' existantes dans l'actualité) qui sont des exemples de cette attitude.
4 Un exemple de ce recyclage ciel-terre, terre-ciel, c'est-à-dire la perpétuelle relation entre dieux ascendants et dieux descendants, peut être observée dans les motifs d'oiseaux et de poissons des céramiques et des tissages des cultures péruviennes de la côte, dont beaucoup représentent la métamorphose de l'un en l'autre. Dans ce cas précis, l'interdépendance de la vie des oiseaux et des poissons est très nette, puisque ces derniers vivent du guano (des déchets) des premiers, et ceux-ci de l'ingestion des poissons.
5 Nous nous demandons pourquoi Ehécatl ou Hurakán seraient seulement des déités du vent, au sens naturaliste et simplement physique du terme, alors que l'on connaît par ailleurs de très nombreuses manifestations et fonctions de ces esprits. Pour les Hébreux, le mot Ruah (c'est-à-dire l'esprit, du latin spiritus), peut être traduit littéralement par vent. Et cette énergie, ou attribut divin, se retrouve dans toute la création comme un principe dont découlent Neshamah et Nefesh: respectivement le souffle et l'âme vitale. Le terme maya ik peut se traduire par esprit, vie, souffle, et aussi vent.
6 Étymologiquement, zodiaque signifie 'roue de la vie'. Il existe cependant d'autres versions qui le font dériver de zoo = animal. L'une n'exclut pas l'autre.