Codex Vatican B, p. XCVI


CHAPITRE XVII
ART ET COSMOGONIE
Pour bien comprendre l'art traditionnel, il faut pouvoir appréhender le contexte dans lequel il s'insère. En fait, il faut changer le point de vue que les contemporains ont généralement de l'art, car pour les enfants de ce temps historique, l'estimation est à peine déterminée par l'individualisation d'une série d'objets ou d'artefacts séparés, auxquels les caractéristiques esthétiques sont assignées suivant des paramètres fixés par le 'goût', aussi changeant que la mode. Le même sort est subi par les concepts philosophiques et scientifiques subjectifs qui, en tant qu'articles de consommation, sont une chose aujourd'hui et une autre demain, sans que personne ne s'y intéresse véritablement, si ce n'est en fonction du statut qu'ils octroient à ceux qui prétendent les cultiver. Au contraire, la manifestation artistique traditionnelle ne possède pas de valeur aléatoire et arbitraire fixée par un tribunal imaginaire. On ne lui assigne pas même de valeur personnelle au sens de production créative sortie des mains d'un artiste en particulier qui signalerait une chose plus ou moins géniale. Elle est d'ailleurs anonyme. Son plus grand intérêt est d'être l'expression d'un concept mis en rapport avec d'autres qu'il complète, formant ainsi une véritable symphonie de significations en interrelations, qui constituent ensemble la culture dont les êtres particuliers sont issus et dans laquelle ils se réalisent, dans toute l'acception du terme, puisqu'elle représente la somme des possibilités individuelles. C'est pour cette raison que les véritables œuvres d'art traditionnelles sont symboliques, en ce sens qu'elles sont le témoignage d'une série d'idées qui se concrétisent en diverses manifestations, lesquelles doivent forcément produire des objets manufacturés avec art, artistiques, dans la mesure où ils sont fidèles à un archétype original. Et il est évident que, si l'on ne connaît pas de nos jours cet archétype idéal, qu'il soit cosmogonique, philosophique ou culturel, ce que l'on peut apprécier de l'art traditionnel est bien peu de chose; cela sans nier sa beauté formelle, la richesse et la technique avec lesquelles ces œuvres ont été élaborées, et pourraient bien représenter une voie d'accès à une appréciation beaucoup plus vaste, directement liée à une connaissance plus profonde de ce que ces œuvres représentent réellement. Pour le spectateur actuel sérieusement intéressé, l'œuvre d'art ne doit pas asseoir sa valeur sur la simple jouissance esthétique telle qu'on l'entend aujourd'hui, sinon sur sa possibilité évocatrice, qui nous ouvre les portes à la contemplation, ce qui constitue vraiment la perception directe de la beauté. Mais cela ne peut pas toujours être obtenu de manière spontanée, ou de façon naturelle, sinon bien au contraire, c'est dans la plupart des cas le produit d'un entraînement, d'un apprentissage patient et concentré, tout spécialement dans une société comme la nôtre, complètement éloignée des clefs symboliques et de la connaissance cosmogonique, et qui devrait plutôt se débarrasser de ses préjugés esthétiques et commencer à récupérer lentement la possibilité de voir la vérité absolument voilée par toute sorte d'intérêts artificiels.

Jorge Luis Borges nous dit que:

«la musique, les états de bonheur, la mythologie, les visages travaillés par le temps, certains crépuscules et certains endroits, veulent nous dire quelque chose, ou bien ont dit quelque chose que nous n'aurions pas dû perdre, ou vont dire quelque chose; cette imminence d'une révélation qui ne se produit pas est, peut-être, le fait esthétique.»

Ces mots pourraient bien être une description de ce que l'on ressent lorsque nous nous trouvons face aux arts précolombiens –architecture, artisanats, codex, etc.– vus comme des expressions de leur culture, c'est-à-dire lorsque nous envisageons les symboles d'une société traditionnelle et que nous tentons de connaître le 'monde' par son intermédiaire. En présence du précolombien, ce que l'on observe tout d'abord est une impression de mystère, d'énigme complète, qui se manifeste sous une forme précise et cohérente, fruit d'une pensée que nous ne connaissons pas, d'une réalité qui nous échappe et se manifeste simultanément à nos yeux. Comme nous l'avons déjà noté, c'est là une caractéristique propre à tous les symboles –qui doivent être enseignés et appris pour être connus– qui devient évidente dans l'art antique du Nouveau Monde, symbolique, mythologique et rituel, en tant qu'expression d'une complète conception de la vie que la magie des arts répétait et représentait de façon constante, aujourd'hui énigmatique. Dans le même ordre d'idées, les contemporains devraient peut-être, pour comprendre la cosmogonie et la théogonie traditionnelles, considérer le monde comme une œuvre d'art, l'univers comme l'objet le plus parfaitement conçu et la manifestation artistique la plus achevée et la plus complète (puisqu'il contient tout ce qui est possible et toutes les possibilités), le geste artistique par définition, l'expression totale de l'artiste créateur.

Par conséquent, la culture authentique et l'art véritable, que les hommes traditionnels et/ou primitifs ont calqué sur le modèle cosmique, ses lois et ses structures archétypales (la cité terrestre est le reflet de la cité céleste), seraient les plus élevées et les plus extraordinaires des créations humaines, et l'homme serait un intermédiaire ainsi qu'un architecte, à image et ressemblance de l'Architecte Universel.

La culture et l'art seraient donc des symboles ou des ensembles de symboles qu'ils révéleraient à travers le grand geste rituel d'une société vivifiée, en mouvement, la possibilité de la réalisation métaphysique, du supra-humain et du supra-cosmique par leur intermédiation. La culture constituerait en soi une œuvre d'art et un support valable pour accéder au surnaturel, si l'on était capable de la voir depuis sa racine, comme la réponse originelle à toutes les questions et à tous les besoins, des plus grands aux plus humbles, la réplique humaine aux mystères insondables de la vie.

Les manifestations culturelles prendraient alors pour nous un autre sens et nous leur accorderions une revalorisation selon ces nouveaux paramètres, nous ne les considérerions plus seulement comme un tas de succès utiles et matériels, se référant à des questions exclusivement profanes et donc totalement relatives, ou comme des antiquités, sinon comme de vivants symboles représentant des idées-forces et des énergies que nous pourrions actualiser par notre compréhension. La conception des formes culturelles serait alors chargée de signification, et l'organisation sociale, économique et politique, les us et coutumes, la technologie, les concepts astronomiques, seraient des formes de son art, organisé par ses autorités, prêtres et chefs, chargés de la vie et de la conservation du peuple, de son gouvernement et de son destin –ceux qui, comme la nation elle-même, remplissaient un rôle dans le monde–, suivant des normes précises d'origine mythique, parfaitement réglées par la tradition, révélées en un moment intemporel et constamment réactualisées. C'est-à-dire que l'art serait en même temps l'ensemble des actions, des rites accomplis par une société traditionnelle et qui constituent sa culture (comme objet d'art), par le biais de l'homme-artiste, recréateur (comme sujet de l'art).


Musicien chantant. Codex Magliabecchi.

Nous devons en outre signaler que, dans une société traditionnelle, l'art est en soi un rite et que les principes de base des sociétés de ce type –comme l'étaient les précolombiennes– incluent dans leur vision du monde, tel que nous l'avons expliqué, l'interrelation de toutes choses, ce qui forme par conséquent un univers animé et solidaire sur lequel peut être exercée une influence grâce au rite magique de l'art, aussi bien individuellement qu'exprimé de façon collective au cours d'immenses représentations massives, même si la forme en est aussi étrange, pour les hommes actuels, que les cérémonies d'assassinat ou de sacrifice rituel destinées à apaiser et ordonner les énergies cosmiques personnalisées par leurs déités. C'est la raison pour laquelle leurs danses et leurs chants sont des invocations et des incantations, que la totalité des actions sociales et personnelles sont un culte permanent, que l'homme-artiste recrée de façon pérenne le plan divin, le modèle cosmique, et devient le protagoniste ontologique manifeste de l'acte créatif en s'identifiant aux esprits, ce qui ne peut être manqué d'observer chez les initiés, les prêtres et les chamans. De là que rite, magie et art soient synonymes, et que des objets représentatifs déterminés tels que certaines statues (mal nommées idoles), objets du culte, talismans, etc., soient chargés d'énergies et de pouvoir.1 
D'un autre côté, pour une civilisation traditionnelle ou une société primitive, il n'y a pas de différence entre art et science puisque les deux disciplines se réfèrent à la même chose, sont deux modes instrumentaux de connaître et de manifester ce qui est connu à travers un ensemble de symboles, une symbolique, qui révèle au niveau de l'homme les secrets du cosmos et de la nature, et les revivifie ainsi en les actualisant par le biais de gestes précis et nécessaires, aptes à transmettre de façon ordonnée ces mystères et les énergies qui les constituent dans le théâtre du monde. En réalité, il n'y a aucune scission entre science et art, et toute science authentique est en fait réalisée avec art, équilibrée et claire, comme le requièrent les impératifs de l'harmonie. Idem en ce qui concerne la distinction entre les différents arts, qui n'est que formelle. Un peintre 'poétise', un écrivain peint, un musicien fait de l'architecture et un architecte conjugue les rythmes, et ainsi de suite. En réalité, ils manifestent tous quelque chose qui transcende leur œuvre: des images invisibles et des structures archétypales qui, étant exactes, s'expriment de façons différentes, générant des codes distincts, mais en conservant unique et inaltérée l'essence insaisissable du moteur occulte, qui se déploie en discours apparemment dissemblables. C'est exactement ce qui ce passe pour les diverses doctrines et cultures traditionnelles, dans lesquelles les déités sont identiques et désignent les mêmes principes en dépit de porter d'autres noms et parfois même de changer apparemment certains attributs. Déjà les anciens le savaient. Plutarque, dans son traité moral Isis et Osiris nous dit:

«Mais de même que le soleil, la lune, le firmament, la terre et la mer sont connus de tous, bien que nommés de diverses manières par les différents peuples, cette raison unique qui régule ou régit l'univers, cette providence qui le gouverne, une également, ces puissances destinées à l'aider en tout, sont l'objet d'hommages et de dénominations qui varient selon les différentes coutumes. Ces noms divers et ces rites servent de symboles, certains plus obscurs, d'autres plus clairs, pour ceux qui se consacrent aux études sacrées, et les conduisent, bien que non sans danger, à la compréhension des choses.»

Dans la même optique, les nombres sont des modules, des chiffres, pareillement connus de tous les peuples, qui désignent des réalités transcendantales et métaphysiques et constituent la science des proportions, donc de l'harmonie et de la beauté, exprimées par l'art de l'arithmétique ou arithmologie, science des rythmes et des cycles, qui débouche sur la perfection. Celle-ci est le résultat de la correspondance entre l'idée archétypale et l'achèvement final de l'œuvre matérielle à travers un processus de spiritualité et de connaissance qui fait de l'homme-artiste le joint entre divers plans de la réalité et leurs correspondances analogiques.2 Dans le même ordre d'idées, l'art peut être aussi considéré comme une connexion directe avec la Connaissance, autant du point de vue de 'l'objet' artistique pouvant éveiller l'énergie évocatrice et contemplative appelée Beauté, vécue comme un état de plénitude de la conscience, que de la perspective de l'artiste en tant que 'sujet' apte à vivre les subtiles vibrations de l'acte créatif qui reproduit sans cesse le geste mystérieux de la reconnaissance originelle.

Le véritable artiste est donc un médiateur entre le connu et l'inconnu, entre un plan de la réalité invisible et un autre, manifesté par son intermédiaire. C'est un magicien, ou mieux, un chaman qui se connaît lui-même et par lui-même, et révèle à son peuple les mystères de l'occulte au moyen d'un voyage ou d'une immersion dans l'inframonde, d'où il extrait les trésors de la création –de la Vérité ou de la Beauté–, imitant en tout la figure du Démiurge, avec lequel il s'identifie. L'art doit donc être également considéré par rapport à l'ésotérisme et l'initiatique, comme l'ont fait les sociétés traditionnelles et primitives. Celles-ci ont toujours vu dans les arts et les artisanats des formes rituelles d'apprentissage et de connaissance, ce qui est patent dans les corporations et confréries médiévales, héritières des romaines, et dans de très nombreux cas de rois et de sages dont David, celui des psaumes et de la cithare, à qui fut révélé le plan du Temple (et son descendant Joseph, le charpentier), est l'exemple chez les Hébreux, et le célèbre roi de Texcoco, Nezhualcoyotl chez les indigènes méso-américains; tout comme d'autres excellents poètes et chanteurs, qui récitaient leurs livres de 'peintures', leurs merveilleux codex qui nous stupéfient et nous enchantent aujourd'hui, et qui enseignaient et rappelaient leur contenu cosmogonique, rythmique, cyclique et calendaire dans des écoles spécialement constituées dans ce but.


Cour de Nezahualcóyotl. Codex Quinatzin.

En effet, les calendriers méso-américains exprimaient la science des rythmes et des cycles, et constituaient comme tels le noyau de toutes les manifestations culturelles et privées, l'axe de la vie des peuples et des gens dont l'existence s'articulait à l'entour. En tant qu'œuvres d'art compilatrices, ces livres abritaient en eux toutes les sciences et connaissances, et constituèrent durant des siècles la plus haute expression de ces peuples qui réglaient tout au moyen de ces livres, depuis le nom –et le destin– des personnes, c'est-à-dire leur identité, jusqu'à leurs rites et activités sociales. Et pas à la manière des simples calendriers profanes auxquels nous sommes habitués, sinon comme l'interrelation et la combinaison parfaite de toutes les possibilités, conjuguées en une danse fantastique où la nature et ses règnes, les pierres, les plantes, les animaux, les hommes, les dieux, les mouvements des planètes et des étoiles, leur histoire, leurs couleurs symboliques, les points cardinaux et les cycles hebdomadaires, mensuels, annuels et les Grandes Ères, c'est-à-dire l'espace et le temps, harmonisés par la magie exacte et indubitable des nombres, jouaient un rôle décisif dans ce merveilleux univers transcendant dans lequel tout était compris, non seulement dans le présent mais aussi dans le passé et le futur, en vertu des lois de l'analogie et celles du retour indéfini.

Continuant dans le même ordre d'idées, il n'y a pas plus extraordinaire comme découverte scientifique et œuvre d'art que l'agriculture, qui dénote une réelle connaissance des cycles et des rythmes sur lesquels elle est précisément fondée.3 Nous devons cependant rappeler que, s'il est vrai que la culture est un art, l'art constitue également la culture. Et sans rechercher le jeu de mots, nous devons faire ici l'estimation non seulement des civilisations de peuples sédentaires ayant cristallisé leurs connaissances et leurs habiletés dans la culture des champs aussi bien que dans la construction stable de leur maison ou de leur ville en bois ou en pierre, ou dans leurs calendriers, mais aussi celle de l'art et de la science des peuples nomades ou semi-nomades (dont quelques-uns pratiquaient certaines cultures et étaient régis par des cycles déterminés), qui constituent et créent une société parfaitement adaptée à leurs caractéristiques et adaptée à leurs nécessités. Les sociétés nomades ont elles aussi été des peuples traditionnels, avec une cosmogonie et une culture claire et précise, et non pas les hordes sauvages plongées dans la bestialité que d'aucuns s'imaginent. C'est le cas de nombreuses tribus d'Amérique du Nord (États-Unis et Canada) et du Cône de l'Amérique du Sud (Argentine, Uruguay et Chili).

De fait, poursuivant notre discours, nous devrions voir la religion comme un art, les formes de vies comme un art, les diverses cérémonies comme un art, l'organisation sociale et politique comme un art, etc., à savoir: regarder toutes les manifestations symboliques comme étant artistiques, pouvant transmettre et recréer les énergies ontologiques du cosmos, et le modifier.


Textile de la culture Paracas. Pérou.

De cette manière, notre esprit voit apparaître les flashs d'innombrables images précolombiennes chargées de pouvoir et de beauté: l'art du tatouage et de la peinture corporelle, l'austère technique des ustensiles esquimaux pour la pêche et la chasse, la vannerie d'Amérique du Nord, les céramiques –portraits mochicas et chimus–, l'art des plumes et la médecine de toutes parts, les tissages de Paracas et du Guatemala, les cités, les temples et les monuments toltèques, nahuas, mayas et andins, les cérémonies avec leurs foules de danseurs aux incroyables vêtements et coiffures, comme de gigantesques spectacles artistiques de mouvement et de couleur.


Codex Florentino

L'orfèvrerie d'or de Colombie, Panama et Costa Rica, les objets de jade, les immenses têtes olmèques, les ustensiles d'usage quotidien en général, l'écriture maya, le jeu de pelote et autres jeux rituels et sacrés. Et aussi le 'sport' de la guerre, les chemins du Yucatán et des Incas, l'ingénierie hydraulique de ces derniers et celle de Tenochtitlan, fondée sur un lac, la tradition orale (leurs contes et légendes), les pictographies, leurs ornements symboliques réalisés dans tous les matériaux possibles. Et leurs codex et livres saints, leurs poésies, leur musique: architecture de l'espace sonore (et art du temps fugace, raison pour laquelle nous en sont seulement parvenus les instruments), sur une base rythmique où s'entremêlaient les mélodies et les sons de la nature: le chant du vent dans la fronde, le murmure du fleuve, de la mer, les pépiements des oiseaux, les brusques tintements de sonnettes, les irruptions d'animaux rugissants ou le tonnerre de l'orage...

Tout cela forme part de l'art traditionnel, ou sacré, qui comme l'on peut l'observer, est complètement différent de ce que l'on entend aujourd'hui par art 'religieux'. En réalité, la différence entre art sacré et art religieux est la même que celle qui sépare le symbole tel que le conçoit une société traditionnelle et/ou primitive, c'est-à-dire comme une énergie-force agissante, et l'allégorie, prise comme une 'illustration' d'une vérité qui a cessé d'être palpable par elle-même et qu'il faut donc figurer. Il existe bien entendu une distinction, un espace, dirions-nous, entre ces deux manières de voir le symbolique, la seconde étant une dégradation de la première, étroitement liée à la perte de 'vision' expliquée historiquement par cet obscurcissement progressif lié à la 'chute' et à la fin du cycle actuel, où l'authentique métaphysique et la véritable connaissance ont été supplantées par la dévotion et la piété, au contenu moral, chose dont l'art ne peut que témoigner.

L'art, bien qu'il touche constamment des thèmes transcendantaux, ou précisément pour cela, n'a pas pour autant à être prétentieux, solennel et ennuyeux, quand ce n'est pas maniéré, bruyant ou bizarre, comme le sont généralement l'architecture, les représentations sentimentales et la musique religieuse actuelle, grâce auxquelles l'on s'imagine mener les fidèles à la béatitude, à la sublimité, ou gagner des adeptes. L'art traditionnel est au contraire distrayant, hallucinant et même comique, comme nous le démontrent la mythologie et les fables qui étaient racontées oralement et collectivement. Il peut même être léger, voire même grotesque, la preuve en étant l'art courtisan-sacré de tous les peuples, où les bouffons –pour ne donner qu'un exemple– ont joué ce rôle d'image inversée des attributs de la royauté. Le rire également, comme le jeu, est cathartique, et tous deux produisent des ruptures de niveau dans les mornes versions ordinaires du spatio-temporel procurées par les sens que nous possédons selon notre nature. Nous devons ajouter que, au sujet des estimations subjectives qui font qu'une œuvre déterminée soit laide ou belle, elles ne peuvent qu'être secondaires puisque relatives, dans un type de vision comme celui que nous exposons. Pour la conception de l'art traditionnel, toute œuvre qui traduise, fasse connaître ou manifeste au niveau sensible le mystère de l'inconnu, est forcément belle puisqu'elle forme part du tout, et par conséquent, est le tout, ce qui fait de l'art authentique une théophanie.


Croix feuillue. Palenque.

Nous avons vu, tout au long de ces pages, l'importance octroyée au symbole (et donc au mythe et au rite) dans une société traditionnelle qui tourne totalement autour du sacré –et l'exprime à travers la manifestation artistique–, le considérant comme l'élément central de sa vision du monde, et par conséquent la moelle de sa culture. Nous n'avons fait que souligner ce que toutes les sociétés antiques ont consigné et ce que leurs sages ou hommes de connaissances ont révélé en témoignage de leur inspiration: le symbole et la voie symbolique comme véhicules ésotériques et magiques pour accéder aux plus secrets arcanes des mystères de l'être, c'est-à-dire de l'homme et de l'univers. Cependant, les symboles et les mythes nous sont aujourd'hui inconnus, ce qui est extrêmement grave si l'on observe les rites indéfinis de purification, les cérémonies de toutes sortes, les constants hommages aux divinités pour continuer d'en obtenir des bénéfices et ne pas altérer l'équilibre cosmique, etc., pratiqués par les sociétés traditionnelles et/ou primitives. Puisque ces rites étaient considérés comme indispensables à la vie individuelle et sociale, l'on peut se demander, en observant qu'il y a de nombreuses années qu'ils ne sont plus pratiqués, comment l'être humain et sa société ont-ils pu subsister jusqu'à aujourd'hui. La réponse ne se fait pas attendre, car il suffit de jeter un coup d'œil à n'importe quel journal ou simplement autour de nous pour le voir: cet être s'est manifesté en pleine crise, qui menace à présent sa propre intégrité à l'échelle universelle. Car nous devons savoir que ce qui est appelé fin d'un monde s'est toujours produite à cause du chaos généré par la dégradation du symbole et la conséquente absence de Connaissance et la prolifération des ténèbres.

Nous avons sans doute exprimé dans cet ouvrage certains critères destinés à préciser les notions de mythe, rite, cosmogonie et art, ainsi que certains symboles fondamentaux comme le centre et l'axe, le quaternaire, la double spirale, et aussi la distinction entre sacré et profane, etc. Ce livre s'adresse cependant à un public occidental et contemporain assujetti –qu'il le veuille ou non– aux valeurs et aux critères de la société moderne. Pour les acteurs et les protagonistes d'une culture traditionnelle et/ou archaïque, les notions que nous avons énumérées plus haut, à commencer par celles de symbole, mythe, rite et art, n'ont aucune raison d'être –pour la plupart, elles n'ont d'ailleurs pas même de nom dans leurs vocabulaires– puisqu'elles sont vécues de manière directe et n'ont pas besoin d'explication intellectuelle ou de réflexion pour être, dans le meilleur des cas, véritablement comprises. Elles constituent simplement la vie individuelle et groupale et sont à ce titre comprises dans la totalité de leurs pensées, croyances et actions, qui ne se limitent pas à signaler le sacré, sinon qu'elles le génèrent également. Ce sont nous, les enfants de cette 'civilisation', qui devons effectuer le long travail de remonter le courant pour retrouver l'originel et le permanent, ce qui ne laisse pas d'être d'ailleurs le plus simple, pratique et intelligent. Mais le voyage ne sera pas fait en vain. Bien au contraire, ce retour aux sources est indispensable, car l'esprit effectue ainsi un tour complet sur lui-même (sur le contenu complet de ses images) et nous régénérons ainsi notre présent, ce qui équivaut à nous retrouver nous-mêmes, découvrir un sens à la vie et accepter le destin. En réalité et en y regardant bien, c'est une opportunité extraordinaire de pouvoir atteindre la Connaissance (avec une majuscule) et l'Identité Suprême par les voies de la compréhension de la cosmogonie, l'ontologie et la métaphysique: qui étaient manifestées à travers l'art de tous les peuples, dans ce cas les précolombiens, en parfaite correspondance avec celles du Vieux Monde, par la médiation de la Vérité également appelée Beauté, qui est un état de conscience qui gît, endormi, dans l'âme du spectateur et parfois même celle de l'homme-artiste lui-même.


Roue calendaire. Codex (Manuscrit) Tovar.

Pour cette raison, si nous pouvons voir clairement que les symboles du Vieux Monde aussi bien que ceux du Nouveau –et ceux de toutes les cultures– se réfèrent à une seule et unique réalité décrite par ces symboles, et qu'ils témoignent de la connaissance d'une cosmo-théogonie universelle comme support de la réalisation ontologique et métaphysique, non seulement nous comprendrons l'unité archétypale des traditions et leur unanime vision du monde, sinon que cet événement se convertira également en l'instrument d'abolition de notre conditionnement historique et des concepts mentaux qu'il entraîne, tout le processus devenant alors une authentique libération de perspectives imposées et de préjugés qui seront alors vécus comme relatifs, secondaires ou erronés. Dans le cas des cultures indigènes, l'échafaudage d'idées préconçues, de susceptibilités et de fantaisies est si vaste que le renversement de ces fausses structures intérieures et l'abandon de l'ignorance représentent un véritable labeur intellectuel au cours duquel l'étude, la méditation et la concentration sur le symbole, les formes traditionnelles, la philosophie et l'anthropologie, la physique et la métaphysique, ainsi que l'art des antiques Américains, nous servirons de véhicules cathartiques de connaissance. C'est-à-dire qu'ils nous permettront d'échapper à nos estimations acceptées avec tant de légèreté et à nos conditionnements auxquels nous nous accrochons d'une manière aussi insensée que funeste. Et ce travail de compréhension et de synthèse préparera le terrain pour cimenter un nouveau champ mental, un espace différent dans lequel les choses et la vision que nous en avons ainsi que de nous-mêmes soit distincte et vécue comme plus authentique et réelle, en ce sens que nous ne les concevrons plus –ou ne nous concevrons plus– comme des entités isolées de leur contexte ni comme des objets parmi d'autres objets. Nous choisirons en revanche de nous vivre comme des sujets de la Connaissance et, par conséquent, comme des participants de quelque chose de vivant et de mystérieux, toujours actuel –et donc ahistorique, ou transhistorique– pouvant être réalisé par chaque individu dans le secret de son intimité.

Pour ceux qui sont nés en Europe aussi bien que pour les Américains, découvrir par les temps qui courent que les symboles et les manifestations culturelles du Vieux et du Nouveau Monde se réfèrent aux mêmes réalités et sont essentiellement identiques (en dépit que leur propre culture et leur éducation nient ces symboles et leurs significations, et qu'ils sont inconnus pour cette raison) représente un choc émotionnel et intellectuel. L'authentique acceptation de ce fait équivaut à effectuer sur soi-même un travail en profondeur qui débouchera sur l'abolition de tout un monde d'images périmées, et la conséquente naissance de toutes sortes de nouvelles perspectives. C'est également concilier les opposés de deux cultures apparemment contradictoires, et assimiler l'héritage de toutes deux au point où elles ne s'excluent pas sinon qu'elles se complètent. Et c'est peut-être trouver, de manière personnelle, le sens de la découverte de l'Amérique chantée par Saint Jean de La Croix comme la découverte

«D'une île étrange »

que Thomas More vît comme pouvant abriter son Utopie, image d'un véritable monde nouveau, symboliquement situé là où étaient alors les Indes, et postérieurement

la terre ferme de la mer océane,

paradis mythique directement lié à une nouvelle possibilité d'être, ce qui est la même chose que de trouver dans l'individuel un destin historique dans un monde significatif.

 

NOTES 
1 « Il n'y a rien d'étrange en ce que les plus dépourvus d'instruction prennent les statues comme des blocs de pierre ou de bois, exactement comme ceux qui ne voient pas dans les stèles, les planches ou les livres, plus que des pierres, du bois ou du papyrus relié » (Porfirio, De las Imagenes de los Dioses). (Porphyre, Des images des Dieux)
2 Rappelons que les nombres sont des concepts de rapport.
3 Il faut souligner que l'on attribue toujours à un dieu cette révélation de l'agriculture, comme c'est le cas du 'présent' du maïs pour les Précolombiens.